lundi 30 avril 2012


Chan alerté par Sstanch, se précipita pour voir partir les extérieurs. Il regarda très satisfait partir les guerriers de la mort.
- Ils partent tous ?
- Je ne crois pas, Chef de ville. Je ne vois que deux colonnes. Si j'ai bien compris Muoucht. Les premiers arrivés restent car leur chef est blessé.
- Il est pas encore mort ?
- Non, la Solvette s'en occupe.
- On pourrait peut-être l'aider.
- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Ceux qui restent seraient capables de raser la ville.
- Knam ! On ne s'en sortira jamais.
- La bonne nouvelle est qu'ils semblent se désintéresser de la clairière.
- Allons chez les sorciers. Peut-être pourra-t-on faire la fête des rencontres ?
Les derniers extérieurs passaient la porte quand Chan et Sstanch descendirent vers la maison Andrysio. Chan se mettait à rêver de revenir à une vie normale. La fête des rencontres était fondamentale dans la vie de la ville. Pendant deux jours pleins, on oubliait l'hiver et le froid. Les couples se formaient, ou se déformaient pour se refaire différemment. Passée cette date, les enfants conçus naîtraient au printemps avec les premières récoltes. Si la cérémonie de la Boucle Noire représentait le départ d'un nouveau cycle, elle était un hommage au combat des Dieux. La fête des rencontres était celle de la vie qui repart. Elle servait aussi à régler les problèmes de la communauté. Les couples étaient libres de se séparer et de se refaire. Chan savait qu'après chacune de ces fêtes, il lui fallait reconnaître et écrire sur le grand mur de la maison commune les nouvelles alliances et les mouvements des biens qui suivaient invariablement le mouvement des hommes. Avec la présence des étrangers, il espérait un faible nombre de conflits. Il n'était jamais facile de régler au mieux les tensions qui apparaissaient à ces moments-là. Quand le temps était bon, un grand feu était fait dans la clairière de la dislocation pour inviter tous les défunts à venir se mêler aux chants des vivants. Certains racontaient que parfois, on voyait danser les flammes et qu'on pouvait y reconnaître tel ou tel disparu. Les sorciers, maîtres dans l'art divinatoire, interprétaient ces arabesques et délivraient les messages des esprits des défunts. Encore fallait-il qu'ils ne déclarent pas la clairière impure.
Quand ils arrivèrent à la maison Andrysio, ils entendirent des éclats de voix. Sans comprendre les paroles, ils reconnurent Natckin mais pas le deuxième dont le timbre plus grave ne portait pas à travers la porte. Ils frappèrent à la porte. L'échange s'arrêta. Un disciple vint leur ouvrir. La porte s'entrebâilla doucement et s'ouvrit en grand quand il les reconnut.
- Je vous annonce, Maître de ville.
Chan et Sstanch attendirent derrière la porte. Cela leur permit de s'accoutumer à la luminosité dans la maison. Chan s'en rappelait l'aspect avant l'arrivée des guerriers de la mort. La porte s'ouvrait dans une grande pièce avec de nombreuses portes permettant d'accéder aux espaces privés de chacun des membres de la famille. Aujourd'hui, la grande pièce avait été divisée en plusieurs espaces avec des palissades. Le disciple portier revint les chercher.
Partout où portaient les yeux de Chan, il y avait du désordre. Ils passèrent devant un espace à droite où étaient entassés ce qui lui sembla être des vêtements de cérémonie. Quelques disciples les manipulaient avec beaucoup de précaution. Il n'eut pas le temps de s'appesantir que déjà un autre espace se dévoilait à lui. C'était la cuisine, puis vint une espèce de dortoir et sur la gauche, près de la fenêtre qui donnait sur la vallée et près de laquelle la patriarche Andrysio aimait à se tenir, il vit Natckin. Avec lui se tenait Tonlen, toujours aussi droit et aussi raide mais dont le teint empourpré signalait qu'il était un des interlocuteurs dans la dispute. Chan pensa que le sujet devait être particulièrement sensible pour qu'il les ait entendus depuis la rue.
- Ah ! Maître de Ville Chan, C'est un honneur de vous voir ici, dit Natckin avec un sourire un peu forcé.
- Je suis désolé de vous déranger dans vos activités. Je pense à la fête des rencontres...
- Je ne sais si nous pourrons l'organiser.
- On ne peut pas ne pas la faire !
- Venez avec moi, Maître de ville, que je vous montre nos pauvres installations.
Natckin se dirigea vers le fond de la pièce. Tonlen sembla se renfrogner mais ne dit rien. Sur un geste de Chan, Sstanch resta avec. Tasmi comme toujours emboîta le pas à Natckin.
- Il nous accompagne ? demanda Chan.
- Je ne peux rien faire, c'est Kyll qui me l'a donné pour que je le forme. J'ai beau lui répéter qu'avec les évènements, il est dispensé de me suivre, il ne fait que redire que le Maître Sorcier lui a donné la mission de se former en devenant mon disciple personnel.
S'adressant à Tasmi, il lui dit :
- Reste en arrière. Tu n'as pas à entendre. Tu n'es pas encore prêt à cela.
- Oui, Maître Natckin. Comme vous voudrez, Maître Natckin.
Levant les yeux au ciel, Natckin poussa la porte qui séparait la maison d'habitation de la grange. Chan le suivit et Tasmi ferma la marche. Le froid se fit vif. L'odeur des provisions et du fourrage pour les bêtes emplit l'air. Chan vit qu'on avait dégagé une partie des gerbes pour laisser libre un grand espace. Natckin fit signe à Chan d'avancer et s'adressant à Tasmi, il dit :
- Toi, tu gardes la porte. Que personne ne nous dérange.
Se dirigeant vers le fond de l'espace dégagé, il s'assit sur un banc. Chan le rejoignit. Tasmi croisa les bras sur la poitrine et prit un air aussi imposant qu'il put devant la porte.
- Regarde, Chan, dit Natckin d'un ton las. J'ai essayé ici de refaire un espace sacré pour nous servir de Temple. Tonlen, le maître des cérémonies n'est pas d'accord. Il dit qu'on ne peut rien en dehors des lieux consacrés. Je finis par penser qu'il a raison car nous n'arrivons à rien. Chacune de nos tentatives est un échec.
- Oui, mais la fête des rencontres ?
- Pour qu'elle se déroule sous de bons auspices, nous devons la préparer par de nombreux rites. Sinon les esprits peuvent se mettre en colère contre nous. Le père de ton père a vécu une fête des rencontres mal préparée. C'est l'ancien Maître sorcier qui nous l'a racontée. Il était encore jeune et l'hiver avait été difficile. Le Maître Sorcier de l'époque avait fait beaucoup de rites divinatoires et avait brûlé tant de bois odoriférant qu'il a manqué dans les préparations de la fête des rencontres. La fête avait mal tourné avec une tempête brutale qui l'avait interrompue et puis il n'y avait quasiment pas eu d'enfants ce printemps-là. Et aujourd'hui les conditions sont pires. Nous n'avons pas de bois, ni d'herbes pour les rites, nous avons perdu beaucoup de nos habits sacrés et par-dessus tout, nous avons perdu le Temple et la clairière a été souillée. Je ne sais pas purifier un lieu. Tonlen se refuse à essayer. Il a trop peur de fâcher les esprits.
- Tu veux dire que tu ne connais pas les rites.
- Non, Maître de ville, je ne connais pas les rites car il n'y en a pas. Nous n'avons aucune trace des rites de consécrations du Temple ou de la clairière. Nos écorces mémoires ont été brûlées. Nous sommes comme des poulets sans tête, nous courons en tous sens, nous nous agitons mais rien ne se passe.
- Et le Maître Sorcier Kyll, l'a-t-on retrouvé?
- Encore un mystère, Maître de ville. Nul ne sait où il est. L'équipe que j'ai envoyée pour le chercher n'est pas rentrée. Avec la tempête, je crains le pire.
- D'accord, mais lui saurait-il ?
- Peut-être. Ses connaissances sont sûrement supérieures aux miennes dans ce domaine.
- Bon, je vais donner des ordres pour qu'on le retrouve.
- Je ne crois pas qu'il ait pu survivre. Il a fait trop froid. Sans provisions, sans chauffage, il est probablement parti rejoindre les grands ancêtres.
- Tu es le nouveau Maître Sorcier, alors ! Tu peux donc décider.
- Ce n'est pas si simple ! Nous ne savons pas où est son corps. Il faut lui donner une sépulture correcte et accompagner son esprit dans le passage des morts. Ce n'est qu'une fois ce devoir accompli que je pourrais prétendre au titre de Maître Sorcier.
- On ne peut pas s'en sortir.
- Je suis bien d'accord. C'est pour cela que je proposais à Tonlen de tenter de faire une grand rite dans cet espace pour...
Natckin s'interrompit. Il resta la bouche ouverte, regardant devant lui semblant ne pas comprendre. Chan mit quelques instants avant de regarder ce qui pétrifiait le sorcier. Comme Natckin, il resta bouche bée.
Tasmi s'avançait vers eux en marchant mais sans toucher terre. D'ailleurs, il ne marchait pas, il lévitait à un pied du sol. De ses yeux, on ne voyait plus que du blanc. Il leva doucement le bras, pointant le doigt vers Natckin.
Violemment la porte s'ouvrit, Tonlen entra en courant :
- Je ne peux être d'accord...
Il s'arrêta brusquement devant le tableau. Tasmi se retourna d'un bloc.
- Par la bouche du seul disciple qui fasse encore ses exercices, je m'adresse à vous. Maître officiant Tonlen, vous êtes dans l'erreur. Le Temple n'est pas le seul endroit pour les rites.
- Mais qui es-tu, esprit qui possède Tasmi ? demanda Tonlen
- Je ne suis pas un esprit mais le Maître sorcier Kyll.
- Maître Sorcier, nous avons tout perdu !
- Oui, enfants du Temple, tout semble perdu et le malheur est sur notre ville. J'ai vu ce qui est arrivé à la famille d'Andrysio.
Tasmi se retourna vers Natckin.
- Toi, Maître parmi les sorciers, même si tu doutes, remplis le rôle qui est tien. Tu es sur la bonne voie, celle qui purifie. Tu voulais la place du Maître Sorcier, tu en supporteras la charge pour la ville.
Natckin ouvrit des yeux exorbités et tomba à genoux.
- Maître Sorcier Kyll, je me suis montré incapable de défendre le Temple, je ne suis pas digne...
- Non, Natckin, tu n'es pas digne, mais personne ne l'est.
Chan regardait cet échange complètement tétanisé. Tonlen qui restait lucide, demanda :
- Qui nous prouve que tu es celui que tu dis et pas un esprit qui profite de notre faiblesse?
Tasmi de nouveau pivota sur lui-même.
- Je vous reconnais bien là, Maître officiant. La réponse à votre question est dans cette maison même. Sous vos pieds, il y a une cache. Rappelez-vous la disparition du rouleau d'écorces sacrées qui avait tant ému notre vénéré Maître Sorcier que j'ai accompagné. Creusez et vous trouverez.
De nouveau Tasmi pointa son doigt vers Natckin :
- Sois mon représentant ici. Fais reprendre la discipline du Temple dans cette maison. J'ai fait un rite de divination. Prépare la fête des rencontres. Elle est vitale pour notre ville. Je reprendrai contact avec vous quand viendra le moment.
- Maître Sorcier, où êtes-vous ?
La question resta sans réponse. Tasmi s'effondra au sol. Tolen se précipita. Se penchant sur lui, il l'examina.
- Alors ? demanda Natckin.
- C'était bien une possession. Difficile de dire si c'était vraiment le Maître Sorcier.
- Il a donné un signe, il n'y a qu'à creuser là.
Chan s'approcha des deux sorciers.
- Excusez-moi, Maîtres sorciers, mais je crois que j'en ai assez vu pour aujourd'hui. Je reviendrai pour discuter de la fête des rencontres.
- Maître de ville, dit Natckin, tu as entendu le Maître Sorcier Kyll. Cette fête doit avoir lieu. Je ne sais pas comment nous allons la préparer, je ne sais pas où est le Maître Sorcier, mais je sais qu'il est présent avec nous et j'ai foi en ses paroles.
Chan salua les sorciers et se retira. Sstanch quand il le vit, fut pris d'inquiétude :
- On dirait que vous avez vu un fantôme !
- Presque, Sstanch, presque.

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