dimanche 8 avril 2012


Le vent les fouetta quand ils arrivèrent au col de l'homme mort. La neige ne tombait pas mais ils sentaient qu'elle arrivait. Quiloma regardait le chemin qui partait vers son pays. Les nuages qui se précipitaient sous l'effet du vent étaient porteurs des grandes tempêtes. La mission allait devenir problématique. Ses souvenirs de blizzards remontèrent à son esprit. Sa phalange avait été prise dans une de ses tempêtes fréquentes en cette période de l'année. Ils avaient dû leur salut, à leur cohésion et à la capacité de construire un abri malgré le vent et les précipitations. Cela avait duré plusieurs jours. Simple chef de quart, il avait ramené son groupe entier. Il n'avait eu qu'un blessé sérieux qui avait perdu ses pieds par le froid. Jorohery arriva à sa hauteur. Il regarda aussi les lourds nuages noirs. Sans un mot, il fit un tour sur lui-même semblant scruter les lointains.
- Par là ! dit-il en désignant le versant le plus exposé.
Quiloma fit la grimace mais ne dit rien. Les dix hommes suivirent sans un mot. La végétation était quasi inexistante. Le vent arrivait par rafale, déstabilisant la glisse. Seul Jorohery ne semblait pas concerné. Il avançait droit comme un jeune sapin pendant que ceux qui le suivaient luttaient contre les coups de vents latéraux. La neige se mit à tomber. La lumière déjà pauvre, diminua encore. Quiloma bénéficiait un peu de la protection qui entourait Jorohery. Celui-ci semblait être dans une bulle autour de laquelle les éléments passaient sans le toucher. Quiloma sentait ses hommes souffrir derrière. La paroi était raide et le vent fort. Mais on était en chasse, il fallait serrer les dents.
Quand ils firent une pause derrière le maigre abri d'un bouquet de sapin, Quiloma vit qu'il manquait un homme. Jorohery regardait toujours vers la combe plus bas.
- Ne traînons pas, Prince Neuvième, je sens le crammplac par là.
- Un homme est tombé en traversant l'à-pic.
- Il en reste neuf et tu as choisi les meilleurs. Alors continuons, dit-il en repartant.
Quiloma regarda ses hommes essoufflés qui, penchés sur leurs lances-bâtons, reprenaient leur respiration. Il vit briller dans leurs yeux des éclairs de haine.
La course reprit. Jorohery en tête semblait encore voler sur la neige. Derrière Quiloma et ses neuf hommes luttaient contre un vent et un grésil devenus violents. Plus haut, hors de leurs vues limitées par les lunettes de protection en bois, un regard rouge au-dessus d'un museau noir les observait. RRling envoya son dernier message mental à Stamscoia quand la lumière baissa. La nuit allait être rude et le lendemain serait pire. Son instinct ne se trompait jamais. Il fallait protéger la meute. Elle connaissait, pas loin, une grotte qui serait parfaite. Elle avait fait ce que celui qui n'a pas son nom avait demandé, Stamscoia saurait ce qu'il avait à faire.
La lumière était trop basse. Jorohery le savait mais avait continué. Quand enfin il consentit à s'arrêter, le vent hurlait, les fines particules de glace fouettaient tout. Heureusement, il y avait un abri rocheux qui pouvait les protéger du vent et de la neige. Ils n'étaient plus que sept. Quiloma interrogea ses hommes pendant qu'ils préparaient le feu et le manger. S'ils avaient vu la chute du premier homme, la visibilité était tellement faible que personne ne savait ce qu'étaient devenus les deux autres. Quiloma était sombre, très sombre. Jorohery toujours aussi impénétrable, mangeait sans un mot. Dehors le vent hurlait.
La nuit passa. Quiloma dormit peu et mal. Quand il ouvrait les yeux, à la lueur de la braise du feu, il voyait Jorohery dormant assis, la neige volant au-dessus de la paroi rocheuse et l'homme de garde debout enveloppé dans des fourrures. Quand la lumière revint, il neigeait toujours, le vent soufflait peut-être un peu moins fort.
Jorohery était prêt à partir. Les autres avaient les yeux las de ceux qui ont mal dormi et qui restent fatigués.
- Nous rentrons dans le territoire du crammplac. Préparez-vous au combat !
Jorohery poussa sur ses bâtons. Il avait à peine fait dix pas qu'il disparaissait derrière les vagues de neige qui se jetaient sur la montagne. Quiloma partit à son tour, examinant le sol pour ne pas perdre les traces du Bras du Prince Majeur. Dans sa tête les pensées se mélangeaient. Il pensait aux deux hommes manquants. Ils avaient pu se perdre. C'est ce qu'il espérait. Entraînés et approvisionnés, ils pourraient rentrer à la fin de la tempête. L'autre n'avait pas eu de chance. Le suivant l'avait vu tomber dans la pente raide et sans obstacle. La visibilité médiocre n'avait pas permis de savoir ce qu'il lui était advenu. Puis ses pensées se tournèrent vers Jorohery. Cet homme était incroyable, dur et inflexible, aux pouvoirs qu'on disait immenses, il ne respectait pas grand chose. Quiloma pensa qu'il était trop présomptueux et que cela les perdrait. Avec une telle météo, ils auraient dû renoncer. Au lieu de cela, ils venaient d'entrer dans le territoire de chasse du crammplac poilu. Il lui semblait bien loin de ses territoires habituels. Peut-être était-ce une bête rejetée par sa horde? Même seul, c'était un gibier très dangereux. Les bourrasques de vent, de neige, de grésil ne le dérangeraient pas. Sa peau très épaisse dont on faisait des armures, son poil très chaud, et jusqu'à la membrane supplémentaire sur son œil qui le rendait insensible aux agressions faisaient de lui le prince majeur des animaux. Aller l'affronter avec sept hommes était une folie.
Jorohery sentait la présence de la bête. Il avait vu des poils sur un arbre et des traces de griffes sur un rocher mais il ressentait sa puissance qui imprégnait l'atmosphère. Il approchait de son repaire, il le sentait.
Pourtant la première attaque les prit par surprise. Dans un passage délicat, les hommes s'étaient réalignés pour passer sur la corniche. Au-dessus une falaise d'une dizaine de hauteur d'homme et en dessous une autre barre rocheuse. La visibilité toujours médiocre avait dicté sa loi. Les hommes restaient assez près les uns des autres. C'est ce qui avait permis au crammplac d'attaquer avec autant de réussite. Il avait fait un bond entre le dernier et l'avant dernier. Fatigué par la matinée de marche forcée, le guerrier avait eu un instant de retard qui lui avait été fatal. D'un coup de patte le crammplac lui avait ouvert le ventre et le thorax. Puis il s'était retourné vers le précédent et lui avait cassé les reins pendant que l'homme essayait d'utiliser ses lances qui avaient été empoisonnées.
Quiloma contemplait les dégâts. Il était plus touché qu'il ne voulait le montrer. Celui qui était mort était un des anciens de la phalange. Il était là quand jeune prince dixième, il avait pris son commandement. Il avait participé à toutes les actions, toutes les campagnes et là, loin de chez lui, un crammplac l'avait éventré. L'autre était paralysé. Le coup de patte lui avait cassé la colonne trop haut pour qu'il puisse vivre, trop bas pour le tuer tout de suite. Quiloma était devant un dilemme que Jorohery trancha.
- On le laisse là. Le froid s'en chargera. Nous allons aller le venger.
Reprenant ses lances empoisonnées, il reprit sa progression. Quiloma arrangea l'homme du mieux qu'il pu et repartit derrière ses hommes. La neige et le vent avaient diminué. L'homme ne disait rien. Il connaissait la loi. Quiloma espéra que le froid lui rendrait la fin plus douce.
La progression était devenue prudente. La visibilité s'améliorait. Les cinq hommes restant scrutaient avec attention avant de s'avancer. Seul Jorohery continuait comme si rien n'était arrivé. Il s'éloignait.
Une zone boisée s'étendait devant eux. Ils virent Jorohery s'y enfoncer et le perdirent de vue. Positionnés en étoile, les phalangistes atteignirent le bois sans encombre. Sous les résineux, il faisait presque nuit mais on y était à l'abri du vent et de la neige. Quiloma les fit stopper un moment, le temps de s'accoutumer à la luminosité. Au sol, la couche de neige était mince, voire inexistante. Quiloma donna l'ordre de déchausser. Deux par deux, ils accrochèrent les planches sur les sacs à dos, les quatre autres restant en protection. Brusquement, il y eut un grand bruit de branches cassées vers l'amont. Toutes les lances se pointèrent dans cette direction. Le bruit se déplaça rapidement dans la direction suivie par Jorohery. Quiloma fit mettre ses hommes au petit trot. Ils suivaient la trace de planches qui était le seul lien avec Jorohery. On entendit de grands bruits de bois qui cassent. Il y eut un hurlement, puis le silence. Toujours trottinant, ils arrivèrent sur un promontoire. Des arbres avaient été cassés tout autour. Par terre s'effaçant déjà sous la neige qui se déposait là, du sang frais témoignait de la violence. Quiloma s'avança en suivant les traces qui allaient vers le bord du précipice. Il avait d'un signe immobilisé ses hommes à la lisière du bois.
Sur la plateforme, la neige était remuée, des morceaux de bois brisés, et des traces de lutte se succédaient dessinant un chemin qui allait vers le rebord. Quiloma avança avec prudence, les lances en avant. Un crammplac pouvait monter une paroi à pic. Il fallait se méfier. Un pas, puis un autre le rapprochèrent du bord. Une bourrasque le déstabilisa. Il fit trois pas en arrière, et reprit sa progression. Plus il approchait du précipice, plus la neige avait été remuée. Le vent avait heureusement nettement faibli à cet endroit. Les traces larges des pattes du crammplac étaient évidentes. Il avait attaqué là détruisant toutes les jeunes pousses. Sous un morceau de tronc, il vit un fragment de planche à glisser. Jorohery était invisible. Redoutant de le voir en contrebas, Quiloma se prépara au pire. Il était à un pas du bord quand il eut un sentiment de danger. Il s'immobilisa pointa une lance en avant, de l'autre main, il envoya l'ordre de se rapprocher. Ses cinq guerriers se ruèrent en avant les lances prêtes. Quiloma vit le projectile arriver. Il l'embrocha de sa lance droite et vit avec horreur que c'était un bras humain. Au majeur, il reconnut l'anneau de Jorohery. Il n'eut pas plus de temps, l'énorme bête venait de surgir. Sa lance droite inutilisable, il pointa la gauche. Le crammplac la détruisit d'un seul coup de patte. Les cinq hommes chargèrent, sachant leurs lances trop légères au lancer pour pénétrer la fourrure d'hiver d'un crammplac poilu. Le crammplac avant de fuir avait lacéré le thorax de Quiloma. La dernière vision qu'ils eurent, c'est le sang jaillissant des blessures de leur prince et une croupe blanche plongeant dans le précipice. Deux hommes s'arrêtèrent près du prince pendant que les trois autres atteignaient le bord. En regardant plus bas, ils perdirent espoir pour Jorohery. La pente était presque verticale, faite de rochers. Seul un crammplac pouvait trouver des prises là-dessus.
Celui qui portait un gant à majeur cerclé de rouge prit la parole :
- Le prince est vivant. Jorohery doit être mort. La chasse est finie. Il faut le ramener au village.
- Le crammplac ne va pas nous lâcher !
- Tu as raison, Zothom. Il faut qu'on dégage rapidement. Préparez une civière.
- A tes ordres, konsyli.
- Vous trois surveillez !
- Bien konsyli !
Le konsyli et Zothom préparèrent des perches et firent une civière. Les trois autres tournaient autour, les lances pointées, prêts au combat. Mais il n'y eut pas d'alerte. La neige têtue, continuait à tomber, par contre le vent perdait de sa force.
Rapidement ils installèrent le prince inconscient. Ils le calèrent avec leurs sacs et leurs planches de glisse, le couvrirent pour éviter qu'il n'ait trop froid. Le konsyli comme tous les chefs de quatre, avait des connaissances dans les soins de plaies diverses et guerrières. Il avait fait des pansements, espérant que cela suffirait à ce qu'il ne meure pas. Ancien de la phalange, il avait eu la fierté de la voir se hisser au titre envié de meilleure phalange du royaume, grâce au prince Quiloma. Il ne pouvait envisager sa mort.
Ils prirent le chemin du retour. Deux hommes s'occupaient de la civière pendant que les trois autres surveillaient. Les cinq hommes n'étaient plus qu'une volonté : sauver le prince. Dans cet état, ils ignoreraient fatigue, faim, douleur pour atteindre le but. Malgré la neige, le vent, les pentes, le danger, ils courraient.
De pas très loin le crammplac les observait. Ceux-là ne lui causeraient plus d'ennuis. Kylstatstat lui avait dit, quand ils s'étaient séparés, de blesser cet homme-là pour en finir avec les autres. Il lui avait dit aussi de tuer l'homme qui serait en tête. Les esprits ne l'aimaient pas. Il était une des incarnations du mal. Stamscoia avait tenté de le tuer. Il l'avait désarmé, avait pu lui arracher l'avant-bras qui portait l'anneau, mais l'homme avait roulé en bas de la falaise. Le temps qu'il s'occupe des restants et qu'il redescende la pente, l'homme avait disparu. Vu la neige et le vent au fond de cette gorge, le crammplac avait laissé tomber. S'il n'était pas mort dans la chute, il allait mourir dans cette combe tué par le froid. Stamscoia avait abandonné ses recherches. Le principal était de protéger Kyllstatstat.

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