Le vent les fouetta quand ils
arrivèrent au col de l'homme mort. La neige ne tombait pas mais ils
sentaient qu'elle arrivait. Quiloma regardait le chemin qui partait
vers son pays. Les nuages qui se précipitaient sous l'effet du vent
étaient porteurs des grandes tempêtes. La mission allait devenir
problématique. Ses souvenirs de blizzards remontèrent à son
esprit. Sa phalange avait été prise dans une de ses tempêtes
fréquentes en cette période de l'année. Ils avaient dû leur
salut, à leur cohésion et à la capacité de construire un abri
malgré le vent et les précipitations. Cela avait duré plusieurs
jours. Simple chef de quart, il avait ramené son groupe entier. Il
n'avait eu qu'un blessé sérieux qui avait perdu ses pieds par le
froid. Jorohery arriva à sa hauteur. Il regarda aussi les lourds
nuages noirs. Sans un mot, il fit un tour sur lui-même semblant
scruter les lointains.
- Par là ! dit-il en désignant le
versant le plus exposé.
Quiloma fit la grimace mais ne dit
rien. Les dix hommes suivirent sans un mot. La végétation était
quasi inexistante. Le vent arrivait par rafale, déstabilisant la
glisse. Seul Jorohery ne semblait pas concerné. Il avançait droit
comme un jeune sapin pendant que ceux qui le suivaient luttaient
contre les coups de vents latéraux. La neige se mit à tomber. La
lumière déjà pauvre, diminua encore. Quiloma bénéficiait un peu
de la protection qui entourait Jorohery. Celui-ci semblait être dans
une bulle autour de laquelle les éléments passaient sans le
toucher. Quiloma sentait ses hommes souffrir derrière. La paroi
était raide et le vent fort. Mais on était en chasse, il fallait
serrer les dents.
Quand ils firent une pause derrière le
maigre abri d'un bouquet de sapin, Quiloma vit qu'il manquait un
homme. Jorohery regardait toujours vers la combe plus bas.
- Ne traînons pas, Prince Neuvième,
je sens le crammplac par là.
- Un homme est tombé en traversant
l'à-pic.
- Il en reste neuf et tu as choisi les
meilleurs. Alors continuons, dit-il en repartant.
Quiloma regarda ses hommes essoufflés
qui, penchés sur leurs lances-bâtons, reprenaient leur respiration.
Il vit briller dans leurs yeux des éclairs de haine.
La course reprit. Jorohery en tête
semblait encore voler sur la neige. Derrière Quiloma et ses neuf
hommes luttaient contre un vent et un grésil devenus violents. Plus
haut, hors de leurs vues limitées par les lunettes de protection en
bois, un regard rouge au-dessus d'un museau noir les observait.
RRling envoya son dernier message mental à Stamscoia quand la
lumière baissa. La nuit allait être rude et le lendemain serait
pire. Son instinct ne se trompait jamais. Il fallait protéger la
meute. Elle connaissait, pas loin, une grotte qui serait parfaite.
Elle avait fait ce que celui qui n'a pas son nom avait demandé,
Stamscoia saurait ce qu'il avait à faire.
La lumière était trop basse. Jorohery
le savait mais avait continué. Quand enfin il consentit à
s'arrêter, le vent hurlait, les fines particules de glace
fouettaient tout. Heureusement, il y avait un abri rocheux qui
pouvait les protéger du vent et de la neige. Ils n'étaient plus que
sept. Quiloma interrogea ses hommes pendant qu'ils préparaient le
feu et le manger. S'ils avaient vu la chute du premier homme, la
visibilité était tellement faible que personne ne savait ce
qu'étaient devenus les deux autres. Quiloma était sombre, très
sombre. Jorohery toujours aussi impénétrable, mangeait sans un mot.
Dehors le vent hurlait.
La nuit passa. Quiloma dormit peu et
mal. Quand il ouvrait les yeux, à la lueur de la braise du feu, il
voyait Jorohery dormant assis, la neige volant au-dessus de la paroi
rocheuse et l'homme de garde debout enveloppé dans des fourrures.
Quand la lumière revint, il neigeait toujours, le vent soufflait
peut-être un peu moins fort.
Jorohery était prêt à partir. Les
autres avaient les yeux las de ceux qui ont mal dormi et qui restent
fatigués.
- Nous rentrons dans le territoire du
crammplac. Préparez-vous au combat !
Jorohery poussa sur ses bâtons. Il
avait à peine fait dix pas qu'il disparaissait derrière les vagues
de neige qui se jetaient sur la montagne. Quiloma partit à son tour,
examinant le sol pour ne pas perdre les traces du Bras du Prince
Majeur. Dans sa tête les pensées se mélangeaient. Il pensait aux
deux hommes manquants. Ils avaient pu se perdre. C'est ce qu'il
espérait. Entraînés et approvisionnés, ils pourraient rentrer à
la fin de la tempête. L'autre n'avait pas eu de chance. Le suivant
l'avait vu tomber dans la pente raide et sans obstacle. La visibilité
médiocre n'avait pas permis de savoir ce qu'il lui était advenu.
Puis ses pensées se tournèrent vers Jorohery. Cet homme était
incroyable, dur et inflexible, aux pouvoirs qu'on disait immenses, il
ne respectait pas grand chose. Quiloma pensa qu'il était trop
présomptueux et que cela les perdrait. Avec une telle météo, ils
auraient dû renoncer. Au lieu de cela, ils venaient d'entrer dans le
territoire de chasse du crammplac poilu. Il lui semblait bien loin de
ses territoires habituels. Peut-être était-ce une bête rejetée
par sa horde? Même seul, c'était un gibier très dangereux. Les
bourrasques de vent, de neige, de grésil ne le dérangeraient pas.
Sa peau très épaisse dont on faisait des armures, son poil très
chaud, et jusqu'à la membrane supplémentaire sur son œil qui le
rendait insensible aux agressions faisaient de lui le prince majeur
des animaux. Aller l'affronter avec sept hommes était une folie.
Jorohery sentait la présence de la
bête. Il avait vu des poils sur un arbre et des traces de griffes
sur un rocher mais il ressentait sa puissance qui imprégnait
l'atmosphère. Il approchait de son repaire, il le sentait.
Pourtant la première attaque les prit
par surprise. Dans un passage délicat, les hommes s'étaient
réalignés pour passer sur la corniche. Au-dessus une falaise d'une
dizaine de hauteur d'homme et en dessous une autre barre rocheuse. La
visibilité toujours médiocre avait dicté sa loi. Les hommes
restaient assez près les uns des autres. C'est ce qui avait permis
au crammplac d'attaquer avec autant de réussite. Il avait fait un
bond entre le dernier et l'avant dernier. Fatigué par la matinée de
marche forcée, le guerrier avait eu un instant de retard qui lui
avait été fatal. D'un coup de patte le crammplac lui avait ouvert
le ventre et le thorax. Puis il s'était retourné vers le précédent
et lui avait cassé les reins pendant que l'homme essayait d'utiliser
ses lances qui avaient été empoisonnées.
Quiloma contemplait les dégâts. Il
était plus touché qu'il ne voulait le montrer. Celui qui était
mort était un des anciens de la phalange. Il était là quand jeune
prince dixième, il avait pris son commandement. Il avait participé
à toutes les actions, toutes les campagnes et là, loin de chez lui,
un crammplac l'avait éventré. L'autre était paralysé. Le coup de
patte lui avait cassé la colonne trop haut pour qu'il puisse vivre,
trop bas pour le tuer tout de suite. Quiloma était devant un dilemme
que Jorohery trancha.
- On le laisse là. Le froid s'en
chargera. Nous allons aller le venger.
Reprenant ses lances empoisonnées, il
reprit sa progression. Quiloma arrangea l'homme du mieux qu'il pu et
repartit derrière ses hommes. La neige et le vent avaient diminué.
L'homme ne disait rien. Il connaissait la loi. Quiloma espéra que le
froid lui rendrait la fin plus douce.
La progression était devenue prudente.
La visibilité s'améliorait. Les cinq hommes restant scrutaient avec
attention avant de s'avancer. Seul Jorohery continuait comme si rien
n'était arrivé. Il s'éloignait.
Une zone boisée s'étendait devant
eux. Ils virent Jorohery s'y enfoncer et le perdirent de vue.
Positionnés en étoile, les phalangistes atteignirent le bois sans
encombre. Sous les résineux, il faisait presque nuit mais on y était
à l'abri du vent et de la neige. Quiloma les fit stopper un moment,
le temps de s'accoutumer à la luminosité. Au sol, la couche de
neige était mince, voire inexistante. Quiloma donna l'ordre de
déchausser. Deux par deux, ils accrochèrent les planches sur les
sacs à dos, les quatre autres restant en protection. Brusquement, il
y eut un grand bruit de branches cassées vers l'amont. Toutes les
lances se pointèrent dans cette direction. Le bruit se déplaça
rapidement dans la direction suivie par Jorohery. Quiloma fit mettre
ses hommes au petit trot. Ils suivaient la trace de planches qui
était le seul lien avec Jorohery. On entendit de grands bruits de
bois qui cassent. Il y eut un hurlement, puis le silence. Toujours
trottinant, ils arrivèrent sur un promontoire. Des arbres avaient
été cassés tout autour. Par terre s'effaçant déjà sous la neige
qui se déposait là, du sang frais témoignait de la violence.
Quiloma s'avança en suivant les traces qui allaient vers le bord du
précipice. Il avait d'un signe immobilisé ses hommes à la lisière
du bois.
Sur la plateforme, la neige était
remuée, des morceaux de bois brisés, et des traces de lutte se
succédaient dessinant un chemin qui allait vers le rebord. Quiloma
avança avec prudence, les lances en avant. Un crammplac pouvait
monter une paroi à pic. Il fallait se méfier. Un pas, puis un autre
le rapprochèrent du bord. Une bourrasque le déstabilisa. Il fit
trois pas en arrière, et reprit sa progression. Plus il approchait
du précipice, plus la neige avait été remuée. Le vent avait
heureusement nettement faibli à cet endroit. Les traces larges des
pattes du crammplac étaient évidentes. Il avait attaqué là
détruisant toutes les jeunes pousses. Sous un morceau de tronc, il
vit un fragment de planche à glisser. Jorohery était invisible.
Redoutant de le voir en contrebas, Quiloma se prépara au pire. Il
était à un pas du bord quand il eut un sentiment de danger. Il
s'immobilisa pointa une lance en avant, de l'autre main, il envoya
l'ordre de se rapprocher. Ses cinq guerriers se ruèrent en avant les
lances prêtes. Quiloma vit le projectile arriver. Il l'embrocha de
sa lance droite et vit avec horreur que c'était un bras humain. Au
majeur, il reconnut l'anneau de Jorohery. Il n'eut pas plus de temps,
l'énorme bête venait de surgir. Sa lance droite inutilisable, il
pointa la gauche. Le crammplac la détruisit d'un seul coup de patte.
Les cinq hommes chargèrent, sachant leurs lances trop légères au
lancer pour pénétrer la fourrure d'hiver d'un crammplac poilu. Le
crammplac avant de fuir avait lacéré le thorax de Quiloma. La
dernière vision qu'ils eurent, c'est le sang jaillissant des
blessures de leur prince et une croupe blanche plongeant dans le
précipice. Deux hommes s'arrêtèrent près du prince pendant que
les trois autres atteignaient le bord. En regardant plus bas, ils
perdirent espoir pour Jorohery. La pente était presque verticale,
faite de rochers. Seul un crammplac pouvait trouver des prises
là-dessus.
Celui qui portait un gant à majeur
cerclé de rouge prit la parole :
- Le prince est vivant. Jorohery doit
être mort. La chasse est finie. Il faut le ramener au village.
- Le crammplac ne va pas nous lâcher !
- Tu as raison, Zothom. Il faut qu'on
dégage rapidement. Préparez une civière.
- A tes ordres, konsyli.
- Vous trois surveillez !
- Bien konsyli !
Le konsyli et Zothom préparèrent des
perches et firent une civière. Les trois autres tournaient autour,
les lances pointées, prêts au combat. Mais il n'y eut pas d'alerte.
La neige têtue, continuait à tomber, par contre le vent perdait de
sa force.
Rapidement ils installèrent le prince
inconscient. Ils le calèrent avec leurs sacs et leurs planches de
glisse, le couvrirent pour éviter qu'il n'ait trop froid. Le konsyli
comme tous les chefs de quatre, avait des connaissances dans les
soins de plaies diverses et guerrières. Il avait fait des
pansements, espérant que cela suffirait à ce qu'il ne meure pas.
Ancien de la phalange, il avait eu la fierté de la voir se hisser au
titre envié de meilleure phalange du royaume, grâce au prince
Quiloma. Il ne pouvait envisager sa mort.
Ils prirent le chemin du retour. Deux
hommes s'occupaient de la civière pendant que les trois autres
surveillaient. Les cinq hommes n'étaient plus qu'une volonté :
sauver le prince. Dans cet état, ils ignoreraient fatigue, faim,
douleur pour atteindre le but. Malgré la neige, le vent, les pentes,
le danger, ils courraient.
De pas très loin le crammplac les
observait. Ceux-là ne lui causeraient plus d'ennuis. Kylstatstat lui
avait dit, quand ils s'étaient séparés, de blesser cet homme-là
pour en finir avec les autres. Il lui avait dit aussi de tuer l'homme
qui serait en tête. Les esprits ne l'aimaient pas. Il était une des
incarnations du mal. Stamscoia avait tenté de le tuer. Il l'avait
désarmé, avait pu lui arracher l'avant-bras qui portait l'anneau,
mais l'homme avait roulé en bas de la falaise. Le temps qu'il
s'occupe des restants et qu'il redescende la pente, l'homme avait
disparu. Vu la neige et le vent au fond de cette gorge, le crammplac
avait laissé tomber. S'il n'était pas mort dans la chute, il allait
mourir dans cette combe tué par le froid. Stamscoia avait abandonné
ses recherches. Le principal était de protéger Kyllstatstat.
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