dimanche 22 juillet 2012


Les habitants avaient emmené les troupeaux vers les pâturages extérieurs. Sous la direction du prince extérieur, ils s'étaient mis à renforcer la palissade par endroit. Ils ne comprenaient pas pourquoi à tel endroit ou à tel autre mais Sstanch approuvait, donc Chan approuvait. Les sorciers avaient dit de ne pas avoir peur et de suivre les instructions. Les habitants râlaient, un peu mais s’exécutaient. Les premiers jours, tout se passa calmement. Puis il y eut la première attaque. Un gardien de tiburs revint affolé. Il était à une journée de marche de la ville. Il raconta comment le dragon avait emporté un des tiburs et dispersé les autres. Il y eut des discussions sans fin entre les chefs de maisons. Fallait-il prendre le risque de les laisser dans les pâturages ou le risque de les ramener dans la ville ? Chacun y alla de ses arguments et de ses raisonnements. Ce fut le prince des extérieurs qui trancha. Il fit venir le gardien. Avec Muoucht, il l'interrogea. Il ne fut pas satisfait. Il avait bien senti la peur de l'homme. Plus il l'interrogeait et plus l'homme paniquait. Ses réponses devenaient confuses et sans valeur de témoignage. Sstanch qui était présent, lui conseilla de demander à la Solvette pour que l'homme soit moins effrayé.

- L'as-tu interrogé?
- Même pas, il avait trop besoin de raconter sa rencontre.
La Solvette avait servi une tasse d'infusion à Quiloma.
- Tu as mauvaise mine. Tu te fatigues trop, dit-elle.
- Si une armée arrive, il faut que nous soyons prêts. Mais parle-moi du dragon.
- Le gardien de tiburs était sur la pâture de la combe verte. Il faut une journée de marche vers le soleil couchant pour l'atteindre. Non loin de là, il y a la cascade de la rivière Sianpô qui débouche d'une gorge inaccessible. Il a cru que la montagne bougeait. En fait c'était le dragon. Celui-ci volait assez haut. Pourtant le dragon a piqué vers lui dès qu'il l'a vu. Le gardien s'est précipité à terre, croyant sa dernière heure arrivée. Le dragon l'a survolé mais s'est attaqué à un tibur, un jeune et l'a emporté dans les airs.
- Il a vu vers où il est reparti?
- Il pense qu'il volait vers les gorges de la Sianpô. Il avait trop peur pour bien regarder, mais c'est par là qu'allait le dragon.
- Il a peut-être son refuge par là. Il faut que j'y envoie des hommes, dès que sera réglé ce qui nous vient.
- Ce dragon est-il aussi important que cela?
- Plus que cela. Il n'y a plus de dragon depuis des saisons. Un dragon... Un dragon c'est la présence du dieu Dragon sur terre. Si le dieu Dragon revient...
Les yeux de Quiloma brillaient de toute la force de leur espérance. Il n'avait pas les mots pour décrire ce qu'il attendait d'un tel avènement. La Solvette n'avait pas besoin des mots pour comprendre ce qu'il ressentait. Elle vibrait en résonance du frisson qui le parcourait.
- Veux-tu que je demande aux charcs d'aller voir ce qui se passe dans cette vallée?
- Tu pourrais?

Le konsyli déploya ses hommes autour du village de Tichcou. La bourgade était plus grande que celle d'où il venait. Il avait repéré l'autre groupe sur l'autre versant de la vallée. Ils avaient découvert un village qu'ils jugèrent indéfendable. Les remparts n'étaient pas assez hauts, ni en bon état. Méfiants, les groupes restèrent à l'affût à l'extérieur. Ce n'est pas avec dix hommes qu'ils pouvaient investir une ville et ils ne connaissaient pas les forces propres de la milice qui ne devait pas manquer d'exister.
Une première nuit était passée. Une agitation certaine régnait dans ce gros village. On montait des arcs de fleurs coupées et de branches de résineux. Les guetteurs étaient inattentifs à tout ce qui n'était pas sur la route. Les guerriers blancs purent ainsi améliorer leur entraînement dans ce milieu qui ne leur était pas habituel. Mlaqui était tout près de la route quand il vit arriver le détachement de cavaliers. Ils étaient richement vêtus. Mlaqui surplombait la route. Il était allongé sur la mousse, sur le talus, la tête sous des fougères. Les bêtes renâclèrent un peu en passant sous sa position. Les cavaliers jetèrent des regards tout autour mais comme leurs montures ne semblaient pas très inquiètes, ils restèrent en posture de repos. Mlaqui compta les ennemis potentiels et examina leur équipement, épée longue, lance longue, arcs longs mais des flèches mal empennées, des sacoches posées sur la monture mais rien sur leur dos. Il attendit que la colonne ait disparu après le tournant du chemin pour bouger. Toujours aussi discrètement que possible, il regagna le reste de son groupe.
- Alors Mlaqui ?
- Deux fois dix mains de cavaliers. Ils sont négligents. Les harnachements ne sont pas tous complets. Ils sont avachis sur leurs montures, trop confiants. Ils doivent avoir l'habitude de la plaine où leurs bêtes sont des avantages, en forêt, ce sera une autre histoire.
Ivoho prit la parole :
- Je les ai vus entrer dans le village. Ils étaient sur le qui-vive. Je n'aimerais pas les combattre.
- On observe encore un jour et on rentre faire un rapport.
Sur ces mots du Konsyli, chacun regagna son poste d'observation.

La catastrophe eut lieu le lendemain.
Zothom s'était trop approché du village. Il observait le camp des cavaliers quand il entendit le cri. Un des guetteurs du village tendait le doigt dans sa direction en hurlant. Immédiatement un autre guetteur banda son arc et tira. Zothom dégagea à toute vitesse. La flèche se planta à l'endroit qu'il venait de quitter. Deux cavaliers émergèrent sous l'arc de fleurs et de branches en hurlant. Zothom n'avait pas besoin de connaître la langue pour savoir qu'ils hurlaient sus à l'ennemi. Il courait en sachant qu'il ne pourrait pas distancer les rapides animaux. Des yeux, il cherchait la zone la plus dense du bois. Malheureusement, il savait que derrière ce bois, il y avait des champs et là il n'avait aucune chance. Bientôt, il entendit se rapprocher le piétinement des sabots derrière lui. Une flèche passa en sifflant à quelques coudées de sa tête. Une autre flèche siffla. Un galop stoppa. Zothom se retourna et fit face. Un des cavaliers tenait son cou. Un empennage en sortait, deux écorces noires, une blanche. Zothom comprit, un guerrier de l'autre groupe était dans le bois. L'autre cavalier baissa sa lance et chargea. Zothom bougea comme face à un gowaï chargeant. Il ne fut pas tout à fait assez rapide, la lance longue lui transperça le flanc, mais son épée coupa les jarrets de la monture. Le cavalier fit un roulé boulé et se releva en dégainant son épée. Une flèche noire et blanche vint se planter dans sa cuisse. Il hésita mais en cassa le bois et attaqua quand même. Zothom était tombé à terre,coincé par la lance fichée dans le sol. Voyant l'autre hésiter, il coupa la hampe. Il eut juste le temps de se mettre debout avant la première attaque. Il para sans difficulté. Les deux adversaires se firent face. Zothom dit :
- Bon cavalier mais mauvais guerrier !
L'autre lui répondit quelque chose qu'il ne comprit pas. Levant son épée longue, il attaqua. La flèche le cueillit en pleine course. Entrant par un œil, elle le bloqua dans son élan. Il fit un dernier pas et s'effondra à genoux.
- Viens, on n'a de temps à perdre ! D'autres vont arriver!
Zothom se retourna pour voir Ivoho descendre d'un arbre. Passant son bras sous celui de Zothom, ils reprirent la direction des champs. En arrivant près d'un fossé dans lequel courait un ruisseau, ils entendirent des cris et des piétinements assez loin derrière eux.
- Ils ont trouvé les corps, murmura Ivoho.
- Ils vont se mettre en chasse.
- Oui, mais la nuit va bientôt arriver. Ce ruisseau va leur faire perdre nos traces.
Ils repartirent en silence. Non loin de là, ils pouvaient voir des paysans debout s'interrogeant sur les bruits qui agitaient le bois.

jeudi 19 juillet 2012


Les travaux des champs battaient leur plein. Les hordes de Sioultac semblaient loin. Du haut de la tour, Eéri voyait les habitants se démener dans la campagne. Il fallait renforcer les terrasses, planter la première pousse. Il voyait des dos courbés partout. Le prince neuvième les avait ré-équipés. Il était maintenant habillé légèrement. Malgré cela, il trouvait qu'il faisait bien chaud. Il avait gardé ses armes. Il avait essayé les arcs longs et les lances locales, mais avait préféré conserver, comme tous les autres, ses deux lances courtes. Depuis qu'il était là, Eéri avait changé d'opinion. Il était arrivé sûr de sa force et de son bon droit. Il était toujours sûr de sa force, mais avait changé d'avis sur les villageois. Ils ne croyaient pas ce que lui croyait, leurs dieux et leurs croyances étaient différents mais au fond, il commençait à bien les aimer, surtout Cilfrat. Il se rappelait son premier sourire lors de cette grande fête un peu folle, comment elle l'avait entraîné dans un coin paisible. Il n'avait pas compris ce qu'elle disait, mais très bien ce qu'elle faisait. Il avait cru au départ à une exception dans sa vie. Puis il s'était mis à la rencontrer partout, chez le forgeron, chez les différents marchands, parfois simplement elle était là et le regardait. Un soir avec les quelques mots qu'il savait de la langue locale, il lui avait adressé la parole. Elle avait essayé de répondre avec les quelques mots qu'elle croyait savoir dans la langue des guerriers. Il avait été ému plus qu'il ne pensait par sa présence. Ils s'étaient vus plus souvent. Son konsyli l'avait vu et n'avait rien dit. Les gens du village ne semblaient pas hostiles à ce qu'il la voit. Quant au forgeron, il avait toujours un sourire quand il le voyait tourner autour de sa forge.
Eéri pensait à tout cela en guettant du haut de la tour. Il avait pris le troisième quart, quand la journée était la plus chaude. Cela lui libérerait la soirée pour sa promenade en ville vers la forge. C'est son instinct plus que son savoir qui lui fit remarquer ce nuage de poussière. La flèche à empennage rouge et blanc vint se planter à une main de la tête de Gara. Celui-ci la retira du bois et rentra dans le temple.
- Prince, des ennuis en perspective, dit-il en montrant la flèche à Quiloma. Eéri vient d'envoyer une flèche d'alerte.
Quiloma faisait des exercices avec les guerriers sur la place intérieure. Sstanch avait obtenu d'y participer une fois par semaine avec ses hommes. Il vit arriver Gara avec la flèche et comme toujours fut étonné de la promptitude de la réponse des guerriers. Deux mains d'hommes furent prêts dans l'instant et les deux Konzylis vinrent aux ordres. Quiloma les précéda au pas de course. Intérieurement, il sentit la colère monter en lui quand il dut ralentir avant d'arriver à la tour. Il se força à soutenir l'allure. Il monta à la tour, rejoignant Eéri.
- Mon prince, regardez !
Quiloma scruta l'horizon. Vers le village de Tichcou, une colonne de poussière s'élevait près du centre de la vallée.
- On dirait la trace d'une colonne en marche.
Quiloma se retourna pour voir qui avait parlé. Sstanch, la main en visière au-dessus des yeux, regardait au loin. Sa fréquentation des guerriers blancs lui avait permis d'apprendre les rudiments de la langue.
- Des soldats ? demanda le prince.
- Probablement avec des montures pour faire une telle poussière.
- Il faut des renseignements, dit Quiloma en redescendant.
Les mouvements des deux mains de guerriers prêts à partir n'étaient pas passés inaperçus et des habitants s'étaient approchés pour avoir des nouvelles.
Quiloma donna ses ordres et les deux groupes partirent en petite foulée. Se tournant vers Sstanch, il dit :
- Préviens ton chef que je veux le rencontrer. Qu'il vienne à l'heure où le soleil se couche.
Puis Quiloma suivi de ses gardes partit vers le bas du village.

Chan était inquiet. Sstanch lui avait rapporté ce qu'il avait vu.
- Cela fait des saisons et des saisons qu'on n'a vu personne monter de la plaine. La dernière fois, c'était mon père qui les avait reçus. Nous sortions d'un long hiver où les hordes de Sioultac nous avaient laminés. La troupe qui était arrivée, n'avait pas bien fière allure. Il faut dire qu'il pleuvait depuis des jours et des jours. Leur chef quand il a vu notre ville, n'est pas resté plus de trois jours. Nous avons eu du mal à leur donner de quoi refaire leurs réserves de route. Pour être précis, ils ne nous ont pas vraiment demandé, ils ont exigé et pris ce qui leur fallait. Nous avons été heureux de les voir partir. Il y a eu beaucoup de morts cette saison-là faute de nourriture.
Sstanch debout, écoutait le maître de ville qui buvait son malch dans la maison commune. Il était monté de la plaine, il y a bien des saisons, suivant en cela Hut le fondateur. Il avait été soldat et même sous-officier dans la plaine. Il avait eu son content de batailles et de morts. Lors d'un hiver alors qu'il rentrait dans ses foyers, il avait trouvé le village ravagé par la guerre. Beaucoup des siens étaient morts. Il avait compris que la paix ne serait pas pour eux avant longtemps. Il avait alors convaincu toute la maisonnée de partir aux premiers réchauffements avant que ne recommencent les campagnes guerrières. C'est ainsi qu'ils étaient arrivés à la ville. On ne pouvait aller plus loin. Le froid était encore trop intense. Les habitants avaient besoin de main d'œuvre. Ils étaient restés, avaient fait souche, adoptant les coutumes locales. Sstanch avait été remarqué pour sa capacité à manier les armes et à se battre. On l'avait recruté pour diriger les quatre hères qui servaient de milice. Ils avaient rechigné à se mettre sous les ordres d'un étranger, mais comme aucun d'eux ne savait le dixième de ce que savait Sstanch, ils s'étaient soumis.
Ce que Sstanch avait vu, lui rappelait trop les tours du guet en haut des donjons et les colonnes de poussières annonciatrices de malheur. Il en avait fait part à Chan. Celui-ci continuait son monologue.
- Il faut prévenir les maisons. II va falloir cacher les provisions et les bêtes. Heureusement Cotban nous est favorable cette année. Les pâturages éloignés sont dégagés. Ils suffiront pour nourrir les bêtes le temps qu'ils resteront. Qu'a dit le prince?
- Rien comme à son habitude. Il a envoyé une dizaine d'hommes. Il faut trois jours pour descendre, quatre pour remonter, plus le temps de voir sur place. Nous les reverrons dans dix jours.
- Il faut aussi voir avec les sorciers. Qu'est-ce que vont dire les esprits?


Quiloma arriva chez la Solvette. Il ressentait toujours cette émotion au moment où il était devant la porte. Il frappa. Ses gardes avait remarqué cette habitude chez leur prince qui autrement entrait partout sans attendre. La Solvette vient lui ouvrir. L'enfant dormait sur son ventre dans un repli de sa robe, à moins que ce ne soit dans un châle habilement noué.
- Bonsoir, Solvette.
- Tremba, Quiloma.
Quiloma appréciait quand elle lui parlait dans sa langue. Un sourire éclaira son visage.
- J'ai besoin de tes connaissances.
- Entre, je vais nous faire une infusion pour nous aider à voir clair.
Quiloma avait découvert que la Solvette connaissait des plantes qui l'aidaient à réfléchir et à prendre de bonnes décisions.
Bislac, les voyant se diriger vers la pièce du fond, prit sa béquille et se dirigea vers la porte, le jako sur ses talons. Il pensa qu'il allait faire un tour du côté de chez Kalgar. La forge et le métal fondu commençaient à lui manquer.
Assis de chaque côté de la table, il tenait leur bol fumant dans les mains.
- Eéri a vu. Votre homme de guerre a compris. Une armée vient vers nous.
- J'ai entendu la nature porter la nouvelle de cette perturbation. Ils ne respectent pas le pays qu'ils traversent.
- Sais-tu combien ils sont?
- Non, tu sais que mon savoir n'est pas de cet ordre. Ils se sentent forts. Ils veulent soumettre tout à leur volonté. La nature n'aime pas cela.
- Il va falloir faire la guerre et mon corps ne me donne plus satisfaction.
- Fais-tu les exercices que je t'ai conseillés.
- Oui, deux fois par jour. Je suis plus souple mais je ne suis plus capable de mener mes hommes comme avant.
- Je sens ta tristesse.
- Pire, suis-je encore digne d'être prince?

En apprenant la nouvelle Natckin avait convoqué Tonlen pour un rite divinatoire. A part Tasmi, et les maîtres sorciers, tous les autres avaient été mis à l'écart. Natckin ne voulait pas que des bruits affolants circulent. Il tenait le centre du dispositif. Comme toujours Tasmi était un pas derrière son épaule droite. Le rituel commença. Natckin ne pouvait ignorer la peur des uns et des autres. Encore des étrangers, peut-être moins étranges que les extérieurs. Lui-même ressentait la tension. Le spimjac brûla. Son odeur apaisante lui fit retrouver un peu de sérénité. Les piliers, comme on appelait les sorciers qui entouraient l'officiant, commencèrent la mélopée de la divination. Natckin et Tasmi utilisèrent leur souffle. Tonlen ne quittait pas la scène des yeux.
Natckin sentit sa perception se modifier. Le monde réel devint plus brumeux. Il eut le sentiment de flotter au-dessus de lui-même. Il se retourna. Tasmi flottait, brillante silhouette derrière lui. Il le vit s'éloigner guidé par un esprit encore plus brillant qu'il ne reconnut pas. Il pensa le prendre par l'épaule. Cela se fit. Il lui sembla voler au-dessus d'un monde qu'il entrevoyait. Les ombres des montagnes devenaient moins hautes. Ils se stabilisèrent au-dessus d'un groupe de points, rouge et jaune, qui oscillaient. Il pensa aux guerriers blancs dont Chan lui avait annoncé le départ vers Tichcou. Mais déjà leur voyage reprenait. De nouveau des ombres floues défilèrent sous les trois silhouettes lumineuses. Natckin ressentait un certain vertige à aller aussi vite. Bientôt ils furent à la verticale d'un ensemble de petites flammes multicolores. Il fut évident pour Natckin qu'il était à Tichcou. A travers Tasmi, il sut que la peur habitait ce lieu. De nouveau, il fut entraîné par ses compagnons. A travers la brume de son regard, il vit la forêt et une troupe en marche, dont les flammes vitales rouges et marron palpitaient au rythme des bêtes qui les portaient. La peur aussi les habitait. Il pouvait en sentir les palpitations. L'esprit guideur s'arrêta. Sa pensée s'imposa à Tasmi et Natckin.
- Si comme eux vous palpitez de peur, alors vous disparaîtrez !
La rupture du lien fut douloureuse. Natckin reprit conscience. Il était soutenu par deux personnes, Tasmi aussi. Il regarda vers Tonlen. Le voyant réveillé, celui-ci s'approcha :
- La peur vous a accompagnés, mais les esprits ont révélé qu'elle ne doit pas être notre compagne.
- Qu'ont-ils révélé de plus?
- Malheureusement rien.

lundi 16 juillet 2012


Natckin et les siens avaient beaucoup de travail. Les parents défilaient à la maison Andrysio pour proposer ou chercher un nom. A chaque fois, il fallait accomplir le rite. Natckin ne s'occupait pas de tous les enfants. Il lui fallait organiser le tour de chaque voyant pour confirmer ou pour proposer un nouveau nom pour l'enfant qui avait fait tout un cycle de vie et était encore vivant. Nés après la fête des rencontres de l'année dernière, ils avaient montré leur force de vivre. Sevrés, ils méritaient un nom public. Ils abandonnaient leur premier nom, celui choisi par les parents, pour prendre celui de l'enfance. Ils allaient le garder jusqu'à l'adolescence. A ce moment-là, un autre cycle commencerait.
Quand Sealminc vint, Natckin l'entendit. Les bruits portaient bien dans la maison Andrysio. Dans sa cellule de repos, il eut de nouveau l'impression que son cœur allait se rompre à battre aussi fort. Elle n'était malheureusement pas seule. Chountic l'accompagnait. Il parlait avec le responsable de l'accueil.
- Brtanef est un nom qui ne lui va pas. Je voudrais un patronyme plus en accord avec cet enfant.
- Bien, Maître Chountic. Je préviens le Maître Sorcier Natckin.
Le portier prit l'air important de l'homme affairé et s'enfonça dans le couloir. Natckin profita du temps que lui laissait cette requête pour se calmer.
- Maître Sorcier Natckin, dit le portier en frappant à la porte. Le maître de la maison Chountic est là.
- Je viens.
Natckin apparut sur le seuil suivi de Tasmi. Il arriva près de la porte en évitant soigneusement le regard de Sealminc. Il se concentra sur Chountic. Il nota l'œil injecté, le teint bouffi de celui qui consommait trop de malch noir ou de sicha. Chountic avait le verbe haut et tonitruant. Il voulait s'imposer sans voir qu'il indisposait.
- Bonjour, Maître Chountic. C'est un honneur de vous recevoir.
- Bonjour, bonjour, qu'avez-vous comme nom pour cet enfant?
Natckin ne releva pas l'offense. L'homme en face de lui malgré l'heure précoce, exhalait des relents de malch noir mal digéré.
- Il va falloir faire un rite.
- Encore ! Le vieux maître sorcier était plus efficace.
Natckin se dirigea vers la grange devenue site divinatoire. En grommelant, Chountic lui emboîta le pas, Sealminc suivit avec Brtanef dans les bras. Tasmi fermait la marche.
Tonlen voyant le groupe, se joignit à la procession. Pendant ce temps là, les autres se répandirent en commentaires sur ce qu'il venait de se passer. Tasmi sentait ce qu'il se passait. Depuis sa rencontre avec le Maître Sorcier Kyll, qui plus que jamais était son inaccessible idole, Tasmi sentait ce que les autres ressentaient. Chountic suait le mépris, les sorciers exhalaient la colère. Sealminc et Natckin semblaient ne former qu'une entité. Seul l'enfant lui demeurait curieusement étranger, ou plutôt étrange et familier. Bien repu par sa dernière tétée, il dormait dans les bras de Sealminc, mais son esprit renfermait une part de mystère qui se refusait.
Bientôt, ils arrivèrent devant l'autel au pied du Bachkam. Le rite du fils de la maison de Stoun finissait. Natckin fit un signe discret à l'officiant pour lui dire qu'il prenait la suite. Les servants firent signe à Chountic et Sealminc de s'approcher. Pendant ce temps, l'officiant s'éloignait lentement. Natckin et Tasmi avait commencé les rites d'ablutions préliminaires. Ils se concentraient sur le rite à venir. C'était un des rites majeurs. Moins démonstratif que les grands rites, il était vital. Un mauvais nom pouvait se révéler une catastrophe. Natckin restait persuadé que le rite du nom d'adulte de Chountic avait été mal fait pour qu'il soit devenu ce qu'il était. L'enjeu dans le cas de Brtanef était majeur pour lui mais aussi pour la ville. Kyll avait été formel. Tasmi nota l'inhabituelle concentration du maître sorcier Natckin. Il en fut heureux. Pour une fois, peut-être pourrait-il rester en retrait sans intervenir pour servir d'intermédiaire à Natckin. Les gestes et les déplacements des uns et des autres s'enchaînaient dans une fluidité rassurante.
Chountic toujours grommelant, se retrouva avec l'enfant dans les bras. Celui-ci faisait des bulles en dormant. Sealminc en tant qu'épouse et mère se tenait derrière le chef de la maison qui présentait son descendant. Chountic s'impatientait et le faisait sentir. Natckin qui aspergeait l'autel, s'interrompit et vint vers lui.
- Maître Chountic, il y a un problème.
Ce dernier sursauta.
- Quel problème?
- Un totem aussi puissant que le vôtre risque d'être contrarié que vous ne soyez pas venu revêtu des habits de votre clan.
Natckin savait que ce n'était pas une nécessité pour le rite, mais l'attitude de Chountic l'exaspérait et imaginer comment il pouvait traiter sa chère Sealminc le mettait en colère.
Chountic avait pâli.
- Dois-je aller le chercher?
- Non, le mal est fait. Je vais intercéder pour vous et les vôtres.
Il se retourna, se retenant de sourire en voyant le changement de figure de Chountic.
Face au bachkam, il se concentra. Il lui fallait s'ouvrir aux esprits pour recevoir le nom, le nouveau nom de l'enfant. Ce patronyme l'accompagnerait sur les deux ou trois prochains cycles de saisons qui le conduiraient de bébé vagissant à jeune capable d'aider. Un homme vivait quinze ou vingt cycles de saisons, guère plus. Le premier cycle correspondait à la prime enfance. Le petit trop dépendant de sa mère, pas assuré de survivre ne recevait qu'un nom familier donné par les parents. Puis venait le temps de la communauté. S'il avait atteint le deuxième âge, il pouvait recevoir les connaissances qui lui seraient nécessaires pour après. Brtanef en était là. Natckin s'imprégna de l'histoire de l'enfant, de l'histoire réelle pas de l'histoire officielle. Les esprits l'avaient favorisé. Exposé, il avait survécu grâce au miracle de la chaleur de la pierre qui bouge, comme la fille hors saison de Kalgar qui avait reçu le nom de Miasti, celle qui réjouit le cœur. Cet enfant était un survivant au passé mystérieux, mais il était aussi celui qui avait été donné pour remplacer celui qui était mort. Natckin sentit un totem puissant. Tasmi à ses côtés frissonnait. Il murmura :
- Ils approchent...
- Qui ça ? demanda Natckin à mi-voix.
- Les totems...
Ce fut au tour de Natckin de frissonner. Les totems venaient, pas un, mais tous. Vraiment, ils se passaient des évènements extraordinaires. Il fut heureux que la plupart des extérieurs soient partis. Il était sûr que cet enfant avait à voir avec eux.
- Là ! dit Tasmi.
Natckin vit les ombres des formes sortant du bachkam. L'ours vint en premier, suivi du loup. Chountic et Sealminc, comme tous les assistants furent frappés par le changement qui arriva. L'air sembla plus lourd, plus chargé de présence, de puissance, comme un soir d'orage d'été juste avant la foudre. L'enfant avait ouvert les yeux et regardait. Voyait-il?
Tasmi mit sa main sur l'épaule de Natckin. Sa vue devint plus claire. Les totems se rangèrent en rond dans la salle. L'ours vint se placer devant Chountic et hurla à sa face. Chountic, insensible humain attaché à son plan de vie, n'entendit et ne vit rien. Natckin et Tasmi avaient compris. Chountic était maintenant rejeté de sa fonction par son totem. Le présage était funeste. Puis le totem Ours se retourna vers le bachkam, oscillant de droite et de gauche en grognant. Les autres totems faisaient de même, chacun dans son langage. C'est alors qu'un halo de lumière prit naissance. Le grand totem apparut : le Dragon encore une fois.
L'immense ombre lumineuse s'arrêta devant les sorciers. Son regard de feu se posa sur eux.
- Il est mien !
Puis tout disparut. Les deux sorciers s'entreregardèrent. Jamais ils n'avaient vécu cela. Jamais un totem n'avait revendiqué un enfant de cet âge.
- Tandrag est son nom. Ainsi en ont décidé les totems!
En entendant les paroles de Natckin, les participants semblèrent reprendre vie. Ceux qui avaient suspendu leur respiration, inspirèrent bruyamment. Les autres échangèrent des regards interrogateurs. Ce nom ne leur évoquait pas grand chose, une idée de choix et de force mais aucune périphrase ne pouvait traduire ce qu'évoquait ce nom.
La suite de la cérémonie se déroula sans autre interruption. Quand vint le moment du départ, Chountic remercia du bout des lèvres. Il semblait presque absent. Natckin y vit l'action du totem Ours. Au moment de la séparation, Chountic avait déjà fait trois pas hors de la maison Andrysio quand Sealminc arriva à la porte. Elle put sans risque échanger un long regard avec Natckin.

samedi 14 juillet 2012


Quiloma avait des ordres. Mais cela ne l'arrangeait pas tout en lui convenant. La guerre dans le monde blanc se passait mal. Le messager n'avait pas dit cela, mais c'est ce que Quiloma avait compris. Le peuple Gowaï ne rendait pas les armes. Le Prince Majeur, en cette saison du jour sans fin, ne pouvait pas mobiliser toutes les ressources du pays. Il devait aussi prévoir les artisans pour la chasse, les récoltes et toutes ces choses indispensables qui se faisaient en cette période. Les phalanges des princes dixièmes avaient été battues. C'est ce qui ressortait du premier ordre de renvoyer la moitié de la phalange pour « compléter la victoire », avait dit la Voix du Prince Majeur. Quiloma avait entendu « pour boucher les trous ». Qunienka allait devoir partir avec dix mains de guerriers. Quiloma avait ordre de rester là pour surveiller, et si possible apprivoiser le dragon pour le Prince Majeur. Cela le laissait en position de faiblesse. Avec les morts et les blessés, dont lui, il n'avait pas assez de force pour tenir le village face à une révolte, ou face à une attaque venue de l'extérieur. Il en avait discuté avec Qunienka. Celui-ci lui avait fait remarquer que vu le nombre de nouveaux-nés aux yeux allongés dans le village, il y avait peu à craindre. Bien sûr, ils restaient quelques exaltés prêts à se battre, mais même les prêtres ne demandaient plus le retour dans le temple. Ils avaient adapté la maison Andrysio à leurs rites. Leur panthéon local avait adopté le Dieu Dragon comme dieu des dieux. De plus le dragon vivant qui volait dans la région suffisait à renforcer cette idée. Quiloma en avait convenu. Homme prudent, il avait prévu de faire de l'ancien temple, une forteresse. Il fallait aussi qu'il adapte l'armement et les tenues des hommes à une vie sans neige. La question de l'apprivoisement du dragon le laissait dubitatif. Il avait fréquenté assez de marabouts pour savoir que les dragons, hé bien sont les dragons, des êtres libres par essence, à la force suffisante pour ne pas se laisser dicter leur conduite et à l'esprit différent des humains. Celui qui volait dans la région était jeune, voire très jeune. Peut-être pouvait-on le rendre docile ? Il fallait aussi qu'il ne soit pas un dragon lié. Quiloma ne pouvait s'empêcher de rapprocher les deux faits. L'enfant qui avait disparu ici, avait précédé de peu le dragon. Quant à l'anneau, il était dans la région. Et cela aussi intéressait le Prince Majeur. Il lui fallait cet anneau pour en finir avec le Gowaï. Quiloma avait quand même une petite idée. Ses hommes avaient vu le juvénile lors de l'explosion. Si le dragon avait l'anneau, le Prince Majeur aurait bien du mal à le récupérer. On ne touche pas au trésor d'un dragon. Tout le monde savait cela. Exceptionnellement, les dragons donnaient certains de leurs trésors, mais cela les liait au receveur. Peut-être qu'un juvénile serait plus influençable? Quiloma pouvait peut-être jouer sa propre partition. Si le dragon le laissait manipuler l'anneau-roi alors son rang dans la hiérarchie des princes le mettrait juste derrière le Prince Majeur. L'image de Jorohery s'imposa dans son esprit. Il grimaça. S'il avait l'anneau, il lui faudrait composer avec lui. Cela valait-il le coup?
Mais le plus important, même s'il ne se le reconnaissait pas, était la Solvette. Une telle femme ! Il n'avait jamais rencontré de femme comme elle. Dans son pays, les femmes étaient des mères potentielles, la plupart du temps discrètes pour ne pas dire soumises. Seuls les compagnes officielles des princes avaient du répondant, un peu de répondant si on les comparait à la Solvette. Elle était marabout, commandait aux charcs et aux éléments. Non vraiment Quiloma ne voyait pas à qui la comparer. Elle lui avait fait un enfant. Non, il ne pouvait pas dire cela. Elle l'avait choisi pour être le père de l'enfant qu'elle désirait. C'était une fille. Elle répondait au nom de Sabda, mais dans le village tout le monde l'appelait la petite Solvette. Si elle avait les yeux un peu allongés, elle avait le regard de sa mère. Quiloma se sentait interpellé par ce petit bout de fille, lui qui n'avait jamais prêté d'attention aux enfants qu'il avait essaimés ça et là. Même s'il ne le reconnaissait pas, il aimait être avec elles. Il ne savait pas que ses guerriers trouvaient la relation de leur prince fort satisfaisante. Si la discipline et l'entraînement ne s'étaient pas relâchés, ils trouvaient leur prince encore plus attentif à leur sort. Cela rendait l'éloignement du pays plus tolérable.
Quiloma fit la liste des partants avec Qunienka. Cela lui serra le cœur de se séparer de ses hommes. Il n'avait pas le choix. Ils devaient accompagner la voix du Prince Majeur. S'il y eut quelques larmes au départ des guerriers, il y eut beaucoup de sourires aussi. Avec neuf mains de guerriers, pourrait-il remplir sa mission?

mercredi 11 juillet 2012


Kyll serrait dans ses bras le crammplac. Celui-ci repartait vers les régions froides. S'il était le maître des terres glacées, sa trop chaude fourrure lui rendait déjà la vie difficile alors que Cotban n'était pas encore arrivé avec toute sa fougue sur les terres de la montagne.
- Tu me reverras au prochain hiver si cela est nécessaire, Kyllstatstat. Je suis déjà resté trop longtemps. La neige a déjà beaucoup fondu.
- Je sais, Stamscoïa. Il est toujours triste de quitter un ami. D'autant plus que je ne sais toujours pas pourquoi je suis venu ici. Ton arrivée m'a fait croire que la réponse allait m'être révélée, mais rien ne se passe comme je le pensais.
- Celui qui n'a pas de nom a demandé mon aide. Je la lui ai accordée. Maintenant, il me faut partir mais Rrling est là.
Rhinaphytia, Nomenjaari et Iarango regardaient les adieux. Avec le recul de la neige, ils avaient réussi à mieux se déplacer. Ils savaient atteindre l'entrée des grottes de machpes de ce côté-ci. Ils avaient envisagé d'aller jusqu'à la ville pour récupérer des provisions et rendre compte de ce qu'il se passait ici. Kyll n'avait pas jugé la démarche prudente et l'avait interdite. Iarango n'avait pas bien compris et se disait qu'il passerait peut-être outre les conseils de Kyll. Il rêvait surtout d'une nourriture un peu plus diversifiée et d'un peu de malch noir. Rhinaphytia lui donna un coup de coude et lui montra Kyll s'éloignant avec le Crammplac vers le col de l'homme mort.
- Il ferait mieux de ne pas passer par le col. Sinon, il va être vu des hommes de la ville et surtout des guerriers blancs.
- Je ne crois pas que Stamscoïa fasse cette erreur. Il est toujours passé par les bois et les barres rocheuses.
Kyll se retourna vers ses compagnons et leur fit un signe qui voulait dire qu'il allait revenir.
- Bon voilà qu'il lui fait un bout de conduite, dit Nomenjaari. Je crois que je peux laisser tomber les préparatifs du rite, il ne le fera pas tout de suite.

Les deux amis marchaient lentement en montant vers la crête. Kyll avait pensé accompagner son compagnon défenseur jusqu'au pied de la falaise. Bientôt, ils sortirent du bois. Devant eux, la prairie était encore enneigée, mais déjà les touffes d'herbes jaunies les plus hautes apparaissaient. Kyll ne fut pas surpris de voir une meute de loups noirs. La grande louve au regard de feu s'avança. Kyll n'entendit pas de son mais comprit la salutation qu'ils échangeaient. Ayant ainsi agi, elle et les siens repartirent en forêt. Le Crammplac les regarda un moment. Qaund le dernier loup eut disparu dans les bois, il donna un dernier petit coup de tête amical à Kyll et entreprit de gravir la falaise rocheuse. Kyll contempla toujours avec autant d'étonnement Stamscoïa en action. Déjà celui-ci atteignait la première plateforme. Il tourna la tête, fit un geste de la patte et d'un dernier coup de rein se hissa sur la prairie d'au-dessus.
Ce fut un chambardement. Il y eut des cris, des bruits de course, de sabots tapant sur des roches. Un clach apparut, courut quelques foulées en l'air comme s'il volait puis se mit à tomber. Kyll se jeta en arrière vers la falaise pour ne pas prendre le clach sur la tête. Il n'atteignit pas le sol. Une ombre immense semblant surgir de nulle part venait de le recouvrir. Ce que vit Kyll, le laissa sans voix.
C'est comme un rocher qui volait. C'était gros, noir, anguleux. En entendant le claquement d'une mâchoire, son esprit comprit que la bête qu'il voyait était encore plus grosse que Stamscoïa. Elle tenait sans effort un clach dans sa gueule, tout en volant. Il n'avait même pas peur, il était trop surpris. Il fit un geste. Aussitôt un œil jaune à la pupille fendue se fixa sur lui. L'énorme bête vint atterrir, presque avec grâce sur la prairie devant lui. Sans le quitter des yeux, elle entreprit de manger le clach. Kyll remarqua la taille des griffes, la longueur des dents. Il pensait avoir vu le maximum avec l'armement du crammplac poilu, mais il devait reconnaître que là, il ne devait pas exister sur terre de crocs plus gros ou de griffes plus acérées. Ces dernières avaient la taille d'une dague. Kyll resta appuyé sur la paroi. Il ne vit pas Stamscoïa regarder par-dessus le rebord, esquisser la grimace qui lui servait de sourire et repartir le cœur léger vers les siens.
- Tu es qui, être debout?
Dans son état de surprise, Kyll ne tiqua même pas d'entendre parler l'assemblage de crocs, de griffes et de carapace qu'il avait devant lui.
- Je suis Kyll.
- Qui est kyll?
- Je suis le maître sorcier de la ville.
- Est-ce pour cela que tes pensées sont claires?
- Je parle aux esprits.
- Je ne suis pas un esprit et pourtant tu me parles.
- Je parle aussi aux animaux. Stamscoïa me comprenait.
- Je ne suis pas un animal et pourtant tu me parles.
- Qui es-tu?
- Moi.
- C'est court pour te désigner.
- Pour le moment, cela me suffit. J'ai rencontré un être debout dont les pensées sont aussi claires que les tiennes. Il m'a dit qu'un jour, je désirerais avoir un nom. Mais pour le moment, je n'en ai pas, je suis moi et cela me suffit.
- Tu es un bon chasseur.
- Oui, j'ai vu le crammplac monter la falaise. Quand les quatre pattes qui broutent paniquent, ils font n'importe quoi. Il n'y a plus qu'à les attraper.
- Tu aimes le clach?
- Qu'est-ce qu'un clach?
- Ce que tu as mangé.
- Ah! Le quatre pattes qui broute avait un nom. C'était un des animaux à qui tu parles?
- Non.
- Je n'ai donc pas mangé ton ami. Tous les quatre pattes qui broutent ont un nom?
- Non, ceux qui sont comme moi, appelle les quatre pattes qui broutent des clachs.
- Alors celui que j'ai mangé n'avait pas de nom?
- Non, c'était juste un clach.
- Je comprends, être debout Kyll.
L'esprit de Kyll s'était remis à penser. « Moi » ne semblait pas vouloir le manger, ni le tuer. Cet être énorme ne se considérait pas comme un animal. Cette grandeur, ses griffes et ses crocs lui évoquaient un souvenir. Il ne se souvenait pas lequel. Cela avait à voir avec le temple. Il fit défiler dans sa mémoire tous les visages en commençant par son vieux maître. Comme un voile qui se déchire, le souvenir revint à sa conscience. Tasmi lui avait décrit « Moi » en lui parlant de l'esprit du Dieu Dragon. Manifestement, il n'avait pas un esprit en face de lui. « Moi » était un dragon en chair et en os, ou plutôt en griffes et en crocs.
- Es-tu un dragon? demanda Kyll.
- Oui, je le suis.
- Veux-tu que je te donne un nom?
- Non, être debout Kyll. Je ne le désire pas. Pour le moment je suis Moi et cela me suffit.
Le dragon détourna la tête, comme s'il avait entendu quelque chose. De deux puissants coups d'aile, il prit son envol. Kyll en fut plaqué contre la falaise. Le temps qu'il rouvre les yeux qu'il avait fermés sous la force du souffle, et qu'il se redresse, plus rien ne laissait penser qu'il avait vu un dragon. La neige devant lui était toute piétinée mais un troupeau de clachs aurait fait la même chose. Il pensa qu'il vivait des choses curieuses. Il regardait le ciel tout en avançant vers la grotte de la médiation. C'est pourquoi il ne les vit pas, les loups gris. Quand il s'en aperçut, il était cerné et au milieu de la partie dégagée. Prudents les loups n'avaient pas attaqué tout de suite, ils l'avaient d'abord entouré. La peur lui tordit les boyaux. Stamscoïa était loin maintenant et la grotte lui semblait hors de portée. Il n'avait que le bâton qu'il avait coupé pour s'aider à marcher. Il le prit à deux mains tout en tournant sur lui-même en se demandant d'où viendrait le premier assaut. Son cœur battait à tout rompre. Le temps semblait arrêté.
Les loups ne comprirent que trop tard l'origine de vent qui venait de se lever. Le dragon en avait écrasé deux et égorgé un troisième. Les autres préférèrent fuir que d'affronter un tel ennemi.
- Quand on a aussi peu de griffes que toi, la distraction peut coûter cher, être debout Kyll.
Le dragon avala le loup qu'il venait d'occire. Kyll regardait autour de lui sans comprendre. Il se voyait mourrir et tout était fini. Il y avait un côté irréel à la situation.
- Je n'aime pas cette chair. Elle n'a pas bon goût. Je préfère le clach.
- Merci de ton aide, dit Kyll
- Je ne t'ai pas aidé. J'avais encore une question à te poser.
- Parle, je t'écoute.
- Tu es curieux, être debout Kyll. Tu nommes les choses mais tu ne sais pas te défendre. Comment nommes-tu ces choses aigres que je mange.
- Des loups. Est-ce ta question?
- Non, mais tu me donnes envie de savoir le nom des choses. Peut-être me donneras-tu envie d'avoir un nom.
Kyll ne répondit rien. Le dragon mâchouillait le deuxième loup.
- Non, vraiment, je n'aime pas le goût des loups. Ils pourraient faire un effort pour avoir meilleur goût.
- Connais-tu le goût que tu as?
- Non.
- Eux, non plus.
- Ce que tu dis est vrai, être debout Kyll. Ton savoir est grand !
- Quelle est ta question?
- Tu sembles bien pressé, être debout Kyll. Les questions viennent en leur temps.
Le dragon tourna la tête vers les bois.
- Tes amis sont là. Je les sens derrière les arbres.
Kyll regarda vers la lisière de la forêt. Il ne vit rien.
- Je reviendrai te voir. Tout n'est pas dit entre nous. Garde ce bâton. Il sera notre relais.
Kyll se retrouva assis par terre quand le grand saurien décolla. Il était à peine parti, que Kyll vit ses amis sortir du bois, qui avec une massue, qui avec un couteau, qui avec une épée.
- Qu'est-ce que c'était? demanda Nomenjaari
- Je n'avais jamais vu cela! c'est énorme! déclara Rhinaphytia.
- Tu n'as rien? s'inquiéta Iaryango.
Kyll se releva, regarda le point noir qui s'éloignait dans le ciel.
- C'est un dragon. Un vrai dragon, pas un esprit. Tasmi m'a communiqué sa vision de l'esprit du Dieu Dragon. Je ne pensais pas rencontrer un tel être. S'il revient, et il reviendra n'essayez pas de vous battre, je pense que nous ne risquons rien.
En silence les quatre amis se dirigèrent vers la grotte de la médiation.

dimanche 8 juillet 2012


Quiloma pestait contre la boue partout présente. Ses hommes pataugeaient, mal à l'aise dans cette chaleur. Les lunes étaient passées, la pluie venait et revenait sans cesse. La neige fondait, laissant apparaitre la terre. Les habitants du village commençaient les travaux extérieurs. Ils remontaient les murets qui en avaient besoin, réparaient les terrasses. Quelques troupeaux avaient fait leur apparition dans les champs les plus bas. Quiloma se déplaçait encore avec difficulté. Cette chasse au Crammplac avait été plus éprouvante qu'il ne le craignait. Il aurait préféré être mort que de rester encore handicapé comme il l'était. Il sentait aussi qu'une partie de lui se révoltait contre l'idée de la mort. La Solvette continuait à occuper ses pensées. Sans ses remèdes et sa tendresse, il ne serait pas aussi bien. Son ventre très rond, laissait augurer que la naissance ne tarderait pas. Quand il lui avait dit qu'il espérait un fils, elle avait souri en lui expliquant que ce serait une fille parce que telle était la tradition des marabouts d'ici. Comme si cela ne suffisait pas à ses ennuis, il n'avait pas de nouvelle du Prince Majeur. Il gérait la situation comme il pouvait. Cela ne le contentait pas. Il souhaitait des ordres. Ses soldats lors d'une chasse pour avoir de la viande, avaient vu le juvénile. C'était lui, à n'en pas douter dont les charcs parlaient. Il était loin de sa maturité, mais il était déjà impressionnant. Malgré ses difficultés Quiloma avait participé à d'autres chasses. Il l'avait vu aussi. Il était déjà grand. Un aussi beau spécimen devait avoir vécu plusieurs fois la saison sans nuit. Quiloma avait été étonné de le voir rater un clach, comme un bébé. Une pensée fugace lui traversa l'esprit, mais il la repoussa comme impossible. Vu sa taille, il ne pouvait pas être un bébé, sinon il avait sous les yeux un futur géant. Quand il était parti de la capitale, personne ne parlait de dragon vivant. Maintenant il en avait un sous les yeux en permanence ou presque. Il avait envoyé un messager au Prince Majeur pour le prévenir. Aucune réponse n'était venue. Maintenant que la saison pluvieuse avançait, le dragon volait de plus en plus fréquemment près du village. Les villageois avaient paniqué la première fois, puis leurs sorciers avaient dit quelque chose. Tout le monde s'était calmé et avait repris ses activités. Il restait méfiant quand même. Ces villageois étaient potentiellement un danger, d'autant plus grand que ses hommes commençaient à pactiser avec eux. Sans le dragon, il serait reparti avec sa phalange. Ils n'étaient pas adaptés à la chaleur, ni à une situation d'occupation. Leur équipement ne supporterait pas les températures des terres chaudes. Il allait, là aussi, devoir prendre des initiatives. Il ne pouvait pas laisser un dragon sans personne pour le servir en cas de besoin. Il se remémorait les règles qui régissaient les relations entre les dragons et les hommes. Un juvénile ne pouvait être la réincarnation du Dieu Dragon. Mais était-ce un dragon libre ou un dragon lié? La réponse était de la plus haute importance. Il en avait fait part au Prince Majeur. Il ne comprenait pas pourquoi ce dernier n'avait pas répondu. La question était cruciale pour lui aussi. En attendant, il surveillait. Des patrouilles essayaient de repérer sa grotte. Un dragon avait toujours un trésor. Il était plus prudent de savoir où pour ne pas y aller et empêcher les fâcheux de s'en approcher. Il n'était pas bon de mettre un dragon en colère.
Chez Chountic, le malch noir coulait à flot. Pour une fois, elle avait fait un bébé qui ressemblait à quelque chose. Il n'était pas chétif, mais bien membré. Dans la brume de son ivresse, il le voyait déjà lui succéder. Ce n'est pas l'aîné, ce minus souffreteux qui pourrait tenir la maison, quant au deuxième, ce Brtanef, on ne savait même pas d'où il venait. Et puis, il ne se sentait pas à l'aise en sa présence. Chountic était tellement content qu'il avait même accordé à sa femme le droit de faire venir un sorcier pour faire les rites de protection à la maison. Quand il avait vu arriver le Maître Natckin, il avait été flatté. Tout le monde serait obligé de reconnaître sa valeur puisque les sorciers lui envoyaient leur maître pour officier. Chountic ne doutait pas que si le maître sorcier Kyll avait été là, c'est lui qui serait venu.
Sealminc était heureuse. Cet enfant était un rêve incarné. Depuis des lunes, elle était libérée de l'intimité de son mari. Elle n'avait aucune envie de reprendre des relations avec cet homme brutal et toujours plein de malch. Natckin, lui, était plein d'attention à son égard. Il était celui qui avait réveillé ses premiers émois de jeune fille. Après la vie les avait séparés, chacun avait suivi sa route. Ils étaient maintenant tous les deux dans la classe dominante de la ville. Leur situation restait quand même fragile. Sealminc devait donner une descendance à Chountic et Natckin suivre les règles des sorciers. Par eux-mêmes, ils ne possédaient rien. Depuis la fête des rencontres, ils étaient riches de leur relation mais fragiles de leur secret. Au temple, tout se passait bien. Les sorciers l'avaient adoptée, au point qu'elle avait le sentiment de leur soutien et de leur discrétion. Chez elle, la prudence était de mise. Son cœur s'était affolé quand elle avait vu Natckin arriver pour la cérémonie de protection. Elle n'avait pas osé en rêver. Malheureusement, cette visite était comme un glaive à double tranchant. Le bonheur de se voir était contrebalancé par la difficulté à cacher leurs émois. Après la visite du maître sorcier et sa rencontre avec Sealminc, les serviteurs ne doutèrent pas. C'est Miatisca qui pensa qu'elle avait peut-être un moyen de progresser dans la vie. Elle subissait le maître depuis le début de la grossesse. La tradition permettait au mari de prendre une servante de couche jusqu'au retour du sang chez sa femme. Mais parfois, le maître gardait la servante de couche pour en faire son épouse. Miatisca se voyait bien dans ce rôle.
Kalgar entendait annoncer les naissances autour de lui mais aussi parfois les déceptions d'un enfant mort-né, ou d'une grossesse qui n'aboutissait pas. Il tremblait intérieurement pour Talmab. Deux grossesses si rapprochées étaient une bénédiction des dieux mais une épreuve pour la mère. Il ne disait rien, ne montrait rien mais multipliait les offrandes devant son autel dans la forge pour que tout se passe bien. La grossesse lui semblait longue et Talmab bien fatiguée. Il avait pris une servante de la maison de Bartone pour aider sa femme et pour la sauver de la mendicité. Si la forge était son domaine, il était toujours un peu mal à l'aise dans la maison. Talmab sentait bien que son époux s'inquiétait, même si comme d'habitude, il ne disait rien. Elle multipliait les gestes de tendresse dans l'espoir de le rassurer. Bien que fatigante, la grossesse se passait bien. Et puis, Kalgar en engageant Cifalt l'avait bien soulagée. Efficace et douce, elle savait bien la décharger des travaux de la maison. Quand le travail commença, ce fut elle qui l'aida le plus efficacement en gérant le grand gaillard paniqué qu'était devenu Kalgar.
Chan notait au fur et à mesure les naissances. Il dessinait les symboles sur le mur pour que la mémoire en soit conservée. Chaque naissance donnait lieu à une petite réjouissance. Il savait bien que ce qu'on attendait maintenant, était la fête de la dernière neige. Quand toutes les rues seraient débarrassées de l'hiver, les sorciers prépareraient un grand rituel pour la nomination des enfants qui avaient survécu à leur premier hiver et qui étaient sevrés.

jeudi 5 juillet 2012


La première pluie fut fêtée comme il se doit. Elle annonçait la saison du travail dans les champs, la fin du confinement. L'année se déroulait normalement malgré les évènements. Le vieux maître-sorcier avait agi avec les dieux pour que renaisse le temps lors de la fête de la longue nuit. Malgré sa disparition et celle de son successeur, la fête des rencontres avait eu lieu et avec elle, les espoirs de fécondité. D'anciennes alliances avaient disparu, de nouvelles avaient été scellées. Les couples avaient le devoir de se reproduire pour que les enfants arrivent avec le début de la saison des champs verts. La fête de la première pluie était moins grande que celle des rencontres. Son rôle était surtout la reconnaissance que la semence avait germé. On comptait les ventres devenus ronds. Il y avait ceux qu'on attendait, ceux qui étonnaient et ceux qui alimentaient les conversations.
Parmi ceux-là, il y avait celui de la Solvette. Les vieux racontaient que déjà du temps de sa mère, ça avait été comme cela. On ne savait pas qui était le père de la Solvette. Les rumeurs avaient été bon train. Comme la Solvette ressemblait surtout à sa mère, les ragots ne s'étaient pas concentrés sur un nom. Bien sûr comme aujourd'hui, on avait bien regardé qui fréquentait la maison en bas de la ville près du cours d'eau. Des noms avaient circulé sans qu'une certitude n'émerge. Le père ne s'était jamais vanté de son exploit. Avec la Solvette, les plus cités étaient Bartone qu'elle avait gardé bien longtemps et ce prince étranger qui marchait encore bien mal et qui continuait à venir se faire soigner par elle. On parlait aussi de Bislac, de Bistasio et de quelques autres sans trop y croire. Mais si elle faisait comme sa mère, personne ne saurait vraiment. Les commères guettaient, les autres vivaient leur vie, surtout la Solvette.
Si Chountic se rengorgeait devant les autres, il gardait une certaine amertume à voir s'arrondir le ventre de sa femme. D'abord, il n'avait pas de souvenir. C'est vrai qu'il avait beaucoup, beaucoup bu à la fête des rencontres, mais de là à oublier... Il s'interrogeait. Ses relations avec Sealminc étaient assez tendues. Elle faisait son devoir mais pas plus. Quand ils partageaient la même couche, il trouvait qu'elle manquait d'entrain. Leurs étreintes étaient brèves et plutôt tristes. Depuis qu'elle se savait enceinte, elle lui refusait tout contact. Elle pouvait. Ça le rendait de mauvaise humeur mais la tradition était pour elle. De plus elle virait bigote. Sous prétexte de mettre les esprits de son côté, elle allait au nouveau temple régulièrement faire des offrandes et prier. Chountic espérait que cela allait lui passer. En attendant, il passait ses nerfs et ses envies avec la jeune servante de la maison de Bartone qu'il avait recueillie. Celle-ci trop heureuse de ne pas rester dehors en hiver, acceptait de jouer le rôle de suppléante de grossesse.
Car Bartone avait cessé de vivre. Les guerriers ne l'avait même pas tué. Enfermé dans sa geôle, il attendait que le prince décide de son sort. Le jour de son retour parmi les siens, le prince avait demandé à rencontrer Bartone. Le konsyli était revenu en courant. Il s'était jeté aux pieds de Quiloma en demandant pardon. Ce dernier avait compris que son prisonnier était mort. Il était allé voir par lui-même. Les choses étaient comme le konsyli avait décrit. Bartone gisait livide dans la mare de sang qu'il avait vomi.
- Le Dieu Dragon a décidé, déclara Quiloma. Qu'on rende le corps aux villageois.
Il en avait parlé avec la Solvette. Il ne savait toujours pas comment se comporter avec elle. Elle était trop différente des femmes de son pays. Là-bas, un prince de son rang n'avait que l'embarras du choix. Partager sa couche et se faire féconder par lui était un tel honneur que beaucoup le recherchait. Avec la Solvette, rien de tout cela. Elle décidait si oui ou si non. Une fois, où il avait été trop pressant, elle l'avait congédié d'une bourrasque. Elle était marabout avant tout. Il avait payé pour s'en souvenir. Pour autant, quand elle était dans ses bras, il vivait d'intenses moments de bonheur qui semblaient partagés. Elle restait une énigme pour lui. L'enfant à naître serait de lui. Il ne pouvait en douter. D'ailleurs elle ne le niait pas, mais elle refusait qu'il donne son avis sur la suite. Cette liberté dont elle faisait preuve n'était pas coutumière dans le village. Il s'était renseigné. Elle était à part sur tous les plans. Ses hommes approuvaient sa conduite. Il le voyait dans leurs yeux. Elle avait une aura de mystère et de puissance. Pour eux, elle avait été séduite par leur prince. Lui en était moins sûr.
Pour Bartone, elle ne semblait pas étonnée de sa fin. La blessure du flanc avait été profonde. Les armes des soldats étaient très affûtées et coupaient fort bien. Elle pensait qu'il avait pu saigner à nouveau et en mourir. Elle avait écarté le sujet d'un revers de la main, tout en se rapprochant de lui.
- Les charcs me racontent des choses.
- Que se passe-t-il?
- Leur esprit ne fonctionne pas comme le nôtre, mais un nouveau prédateur est arrivé dans la région. Un grand, très grand oiseau qui chasse les clachs. Si gros qu'ils n'osent l'attaquer. Si tu as des informations, j'aimerais les avoir. Une telle bête m'est inconnue et me semble menacer l'équilibre de la nature.
Il lui avait promis. Il n'avait pas pu l'interroger plus. Elle avait des moyens délicieux de le faire taire.

Natckin brûlait intérieurement. C'est lui qui avait soufflé à Sealminc de venir le rejoindre et comment faire. Il vivait dans un grand sentiment de culpabilité. Qu'il soit le père de l'enfant de Sealminc n'était pas une faute si la conception remontait à la fête des rencontres. Par contre, leurs rencontres sous couvert de religion, était et un crime et un blasphème. Chaque jour, il pensait qu'il fallait rompre mais n'en trouvait pas la force. Quand Sealminc était là, la passion le dévorait, les dévorait tant, que toute rupture était impossible. Ils vivaient sans penser à demain, trop heureux des instants volés à leurs vies respectives. Au nouveau temple, tout le monde était gentil avec Sealminc, ce qui la mettait mal à l'aise. Elle avait l'impression de vivre dans le mensonge en venant comme cela.
Tasmi était de plus en plus impressionné par Natckin. Il était exclu des rencontres entre son maître et la maîtresse de la maison Chountic comme il appelait Sealminc. Natckin lui avait expliqué qu'il n'avait pas le niveau d'initiation nécessaire pour ce genre de rencontres entre un religieux et une femme de l'extérieur du temple. Tasmi n'avait pas insisté. Ils les voyaient s'isoler. Il lui semblait qu'une drôle de flamme brûlait dans les yeux du couple. Natckin lui en avait donné la raison. La fréquentation des esprits à ce niveau d'initiation était particulièrement exaltante. Tasmi avait alors demandé quand il pourrait avoir ce genre d'expérience. Pour toute réponse, Natckin l'entraînait dans des exercices d'ascèse pour le fortifier et le faire progresser. Tasmi s'appliquait de son mieux à faire ce que Natckin lui demandait. Au fur et à mesure que passaient les lunaisons, il se sentait se transformer. Le monde devenait plus transparent sous ses yeux. Des ombres apparaissaient. Au début ce fut en périphérie de sa vision et puis au moment de la fête de la première pluie, il les vit en face de lui. Ce fut un choc de rencontrer l'ombre de Barton en face de lui. Il avait continué sa marche et avait senti une légère gêne à son avancée. Il n'avait pas osé en parler avec Natckin. Il le voyait différemment, comme si autour de lui brillaient des ombres colorées. D'ailleurs tous ceux qu'il croisait avaient des ombres de diverses couleurs. Tasmi ressentait ces couleurs comme des émotions. Quand il regardait Tonlen, il voyait de l'or et du bleu. Quand il regardait Natckin, il découvrait une palette complète et changeante. Il en était perturbé. La dame de la maison Chountic partageait de nombreuses couleurs avec Natckin surtout quand ils étaient ensemble ou plus précisément quand ils ressortaient de leur isolement. Tasmi aurait bien voulu voir Kyll. Seul le Maître Sorcier aurait pu lui expliquer.
Kalgar frappait avec entrain la barre de métal qu'il travaillait. Non seulement la première pluie annonçait le travail des champs et donc le travail des outils à réparer ou à renouveler, mais elle montrait à tous que les esprits ne lui en voulaient pas d'avoir fait un hors saison, puisque de nouveau Talmab portait des espoirs de vie. Il voyait bien les commères y aller de leurs commentaires sur son passage. Elles qui jugeaient et jaugeaient toutes choses dans ce village, devaient reconnaître que, de mémoire d'homme, c'était la première fois qu'une telle chose arrivait. Deux enfants dans le même cycle des saisons, cela ne s'était jamais vu, ou bien alors à l'époque de Hut le fondateur avant que celui-ci n'édicte la règle qui commandait de ne pas faire d'enfant avant la fête des rencontres. Il trempait la barre dans un seau plein de neige quand il vit Tasmi. Il n'avait pas une haute opinion de lui. Il avait appris que Kyll l'avait adjoint à Natckin. En privé, il s'en était beaucoup amusé, tellement il lui avait semblé évident que le maître sorcier en agissant de la sorte, se préservait des ambitions de son second. Depuis, Kalgar avait perdu ses certitudes. Tout ce qui était arrivé avait amené Tasmi aux premiers rangs de la hiérarchie du nouveau temple. Même Natckin ne le traitait plus pareil. Chaque fois que Kalgar regardait Tasmi, il avait cette impression de voir un benêt. Aujourd'hui encore, en le voyant avancer dans la rue en semblant demander pardon aux courants d'air, il ne pouvait s'empêcher de penser que ce pauvre garçon n'était pas bien fini.
Tasmi était loin de penser qu'il était ainsi un sujet d'attraction pour ceux qui le croisaient. Il se vivait encore et toujours comme un individu sans intérêt. Chaque marque d'attention le bouleversait, c'est tout juste s'il y croyait. Pourtant depuis quelques temps, il ressentait bien dans le regard des autres un sentiment étrange pour lui. Dans les palettes qu'il voyait autour des gens, la tonalité était plutôt verte avec parfois des stries rouges, rien de bien agréable à regarder. La neige fondait petit à petit. Ce n'était pas encore la boue, mais l'eau s'écoulait maintenant régulièrement en rigoles dans la ville. Ce n'était pas les difficultés de marcher sur ce sol mouvant qui gênait le plus Tasmi, mais la rencontre avec tous les esprits. Il en était arrivé à pouvoir les toucher. Si Natckin s'améliorait en faisant les exercices, Tasmi décuplait ses capacités. Il ne quittait plus le monde des esprits. Non seulement, il les voyait plus distinctement que le monde réel mais maintenant, il pouvait les toucher. Il était très perturbé par ce fait. Il pensait que Kyll ne l'avait pas gâté contrairement à sa première impression. Il se trouvait face à des responsabilités auxquelles il n'avait jamais pensé. Il avait le sentiment que fréquenter les maîtres, les esprits, les grands de la ville était trop compliqué pour lui. De nouveau il se heurta à Barton le Vieux. Il pensa :
- Qu'est-ce que vous voulez?
- Viens avec moi. Quelqu'un veut te voir.
Tasmi eut peur. Qu'est-ce qui allait encore lui arriver?
- Ne tremble pas, jeune Tasmi. Tu ne risques rien. Je ne suis que le messager de celui qui m'envoie.
- Mais Monsieur Barton, je ne comprends plus ce qui se passe.
- Viens.
Tasmi, conditionné par son éducation, n'osa pas dire non. Il se mit à suivre le spectre de Barton. Ceux qui le virent passer pensèrent qu'il devenait fou. Il avançait la main en avant comme s'il tenait quelqu'un et semblant parler tout seul.
Ils s'engagèrent dans les grottes, s'enfonçant de plus en plus profondément. Devant lui le fantôme de Barton se dirigeait sans difficulté. Tasmi s'aperçut que lui aussi voyait dans ces passages obscurs même sans torche. Ils étaient dans une région qu'il ne connaissait pas. Barton s'arrêta. Sa pensée était claire, il fallait attendre ici que vienne celui qui devait venir.
Bientôt il y eut comme une lumière qui arriva par l'autre extrémité du tunnel. Tasmi se protégea les yeux, mais sa main n'arrêtait pas cette lumière. Au centre il y avait comme une ombre plus dense d'or pur.
- Merci d'être venu, Sorcier Tasmi.
Kyll, c'était la voix de Kyll. Tasmi mit genou à terre devant le Maître Sorcier.
- Maître, vous m'avez tant manqué !
- Lève-toi ! Tu n'es plus un apprenti. Ton pouvoir est grand, même si tu ne le sais pas encore.
- Maître, rentrez-vous avec moi?
- Non, je ne peux encore. Les esprits m'ont fait sortir pour une tâche qui ne s'est pas encore accomplie. Mais je ne suis pas ici pour parler de ce que je fais mais pour t'enseigner ce que tu dois savoir pour bien servir le Temple. Maître Natckin sait organiser et doit continuer. Seul toi peux l'aider à remplir son rôle. Les esprits m'ont montré sa relation avec Sealminc. L'amour qui existe entre eux est à protéger.
- Ils sont amoureux !!! C'est cela qu'ils font quand ils s'isolent !!! Mais, mais, mais...
- Non, Tasmi, je te répète, cet amour est à protéger. Les esprits les ont jugés et les ont trouvés justes.
Maître Chountic porte le mauvais sort. Sans cet amour et l'enfant à naître, l'avenir de l'enfant accueilli serait compromis et cet enfant est vital pour notre avenir. Sealminc sans Natckin, ne peut que mourir. C'est toute la ville qui a besoin d'eux. Tu seras mon intermédiaire avec les maîtres restés en ville. Je vais t'apprendre. Maître Natckin t'a fait faire des exercices qui vont t'être utiles maintenant. Assieds-toi et ouvre ton esprit.
Dans le passage obscur aux yeux humains, l'esprit de Barton vit l'aura de Kyll envelopper celle beaucoup plus tremblotante de Tasmi.