Les habitants avaient emmené les
troupeaux vers les pâturages extérieurs. Sous la direction du
prince extérieur, ils s'étaient mis à renforcer la palissade par
endroit. Ils ne comprenaient pas pourquoi à tel endroit ou à tel
autre mais Sstanch approuvait, donc Chan approuvait. Les sorciers
avaient dit de ne pas avoir peur et de suivre les instructions. Les
habitants râlaient, un peu mais s’exécutaient. Les premiers
jours, tout se passa calmement. Puis il y eut la première attaque.
Un gardien de tiburs revint affolé. Il était à une journée de
marche de la ville. Il raconta comment le dragon avait emporté un
des tiburs et dispersé les autres. Il y eut des discussions sans fin
entre les chefs de maisons. Fallait-il prendre le risque de les
laisser dans les pâturages ou le risque de les ramener dans la ville
? Chacun y alla de ses arguments et de ses raisonnements. Ce fut le
prince des extérieurs qui trancha. Il fit venir le gardien. Avec
Muoucht, il l'interrogea. Il ne fut pas satisfait. Il avait bien
senti la peur de l'homme. Plus il l'interrogeait et plus l'homme
paniquait. Ses réponses devenaient confuses et sans valeur de
témoignage. Sstanch qui était présent, lui conseilla de demander à
la Solvette pour que l'homme soit moins effrayé.
- L'as-tu interrogé?
- Même pas, il avait trop besoin de
raconter sa rencontre.
La Solvette avait servi une tasse
d'infusion à Quiloma.
- Tu as mauvaise mine. Tu te fatigues
trop, dit-elle.
- Si une armée arrive, il faut que
nous soyons prêts. Mais parle-moi du dragon.
- Le gardien de tiburs était sur la
pâture de la combe verte. Il faut une journée de marche vers le
soleil couchant pour l'atteindre. Non loin de là, il y a la cascade
de la rivière Sianpô qui débouche d'une gorge inaccessible. Il a
cru que la montagne bougeait. En fait c'était le dragon. Celui-ci
volait assez haut. Pourtant le dragon a piqué vers lui dès qu'il
l'a vu. Le gardien s'est précipité à terre, croyant sa dernière
heure arrivée. Le dragon l'a survolé mais s'est attaqué à un
tibur, un jeune et l'a emporté dans les airs.
- Il a vu vers où il est reparti?
- Il pense qu'il volait vers les gorges
de la Sianpô. Il avait trop peur pour bien regarder, mais c'est par
là qu'allait le dragon.
- Il a peut-être son refuge par là.
Il faut que j'y envoie des hommes, dès que sera réglé ce qui nous
vient.
- Ce dragon est-il aussi important que
cela?
- Plus que cela. Il n'y a plus de
dragon depuis des saisons. Un dragon... Un dragon c'est la présence
du dieu Dragon sur terre. Si le dieu Dragon revient...
Les yeux de Quiloma brillaient de toute
la force de leur espérance. Il n'avait pas les mots pour décrire ce
qu'il attendait d'un tel avènement. La Solvette n'avait pas besoin
des mots pour comprendre ce qu'il ressentait. Elle vibrait en
résonance du frisson qui le parcourait.
- Veux-tu que je demande aux charcs
d'aller voir ce qui se passe dans cette vallée?
- Tu pourrais?
Le konsyli déploya ses hommes autour
du village de Tichcou. La bourgade était plus grande que celle d'où
il venait. Il avait repéré l'autre groupe sur l'autre versant de la
vallée. Ils avaient découvert un village qu'ils jugèrent
indéfendable. Les remparts n'étaient pas assez hauts, ni en bon
état. Méfiants, les groupes restèrent à l'affût à l'extérieur.
Ce n'est pas avec dix hommes qu'ils pouvaient investir une ville et
ils ne connaissaient pas les forces propres de la milice qui ne
devait pas manquer d'exister.
Une première nuit était passée. Une
agitation certaine régnait dans ce gros village. On montait des arcs
de fleurs coupées et de branches de résineux. Les guetteurs étaient
inattentifs à tout ce qui n'était pas sur la route. Les guerriers
blancs purent ainsi améliorer leur entraînement dans ce milieu qui
ne leur était pas habituel. Mlaqui était tout près de la route
quand il vit arriver le détachement de cavaliers. Ils étaient
richement vêtus. Mlaqui surplombait la route. Il était allongé sur
la mousse, sur le talus, la tête sous des fougères. Les bêtes
renâclèrent un peu en passant sous sa position. Les cavaliers
jetèrent des regards tout autour mais comme leurs montures ne
semblaient pas très inquiètes, ils restèrent en posture de repos.
Mlaqui compta les ennemis potentiels et examina leur équipement,
épée longue, lance longue, arcs longs mais des flèches mal
empennées, des sacoches posées sur la monture mais rien sur leur
dos. Il attendit que la colonne ait disparu après le tournant du
chemin pour bouger. Toujours aussi discrètement que possible, il
regagna le reste de son groupe.
- Alors Mlaqui ?
- Deux fois dix mains de cavaliers. Ils
sont négligents. Les harnachements ne sont pas tous complets. Ils
sont avachis sur leurs montures, trop confiants. Ils doivent avoir
l'habitude de la plaine où leurs bêtes sont des avantages, en
forêt, ce sera une autre histoire.
Ivoho prit la parole :
- Je les ai vus entrer dans le village.
Ils étaient sur le qui-vive. Je n'aimerais pas les combattre.
- On observe encore un jour et on
rentre faire un rapport.
Sur ces mots du Konsyli, chacun regagna
son poste d'observation.
La catastrophe eut lieu le lendemain.
Zothom s'était trop approché du
village. Il observait le camp des cavaliers quand il entendit le cri.
Un des guetteurs du village tendait le doigt dans sa direction en
hurlant. Immédiatement un autre guetteur banda son arc et tira.
Zothom dégagea à toute vitesse. La flèche se planta à l'endroit
qu'il venait de quitter. Deux cavaliers émergèrent sous l'arc de
fleurs et de branches en hurlant. Zothom n'avait pas besoin de
connaître la langue pour savoir qu'ils hurlaient sus à l'ennemi. Il
courait en sachant qu'il ne pourrait pas distancer les rapides
animaux. Des yeux, il cherchait la zone la plus dense du bois.
Malheureusement, il savait que derrière ce bois, il y avait des
champs et là il n'avait aucune chance. Bientôt, il entendit se
rapprocher le piétinement des sabots derrière lui. Une flèche
passa en sifflant à quelques coudées de sa tête. Une autre flèche
siffla. Un galop stoppa. Zothom se retourna et fit face. Un des
cavaliers tenait son cou. Un empennage en sortait, deux écorces
noires, une blanche. Zothom comprit, un guerrier de l'autre groupe
était dans le bois. L'autre cavalier baissa sa lance et chargea.
Zothom bougea comme face à un gowaï chargeant. Il ne fut pas tout à
fait assez rapide, la lance longue lui transperça le flanc, mais son
épée coupa les jarrets de la monture. Le cavalier fit un roulé
boulé et se releva en dégainant son épée. Une flèche noire et
blanche vint se planter dans sa cuisse. Il hésita mais en cassa le
bois et attaqua quand même. Zothom était tombé à terre,coincé
par la lance fichée dans le sol. Voyant l'autre hésiter, il coupa
la hampe. Il eut juste le temps de se mettre debout avant la première
attaque. Il para sans difficulté. Les deux adversaires se firent
face. Zothom dit :
- Bon cavalier mais mauvais guerrier !
L'autre lui répondit quelque chose
qu'il ne comprit pas. Levant son épée longue, il attaqua. La flèche
le cueillit en pleine course. Entrant par un œil, elle le bloqua
dans son élan. Il fit un dernier pas et s'effondra à genoux.
- Viens, on n'a de temps à perdre !
D'autres vont arriver!
Zothom se retourna pour voir Ivoho
descendre d'un arbre. Passant son bras sous celui de Zothom, ils
reprirent la direction des champs. En arrivant près d'un fossé dans
lequel courait un ruisseau, ils entendirent des cris et des
piétinements assez loin derrière eux.
- Ils ont trouvé les corps, murmura
Ivoho.
- Ils vont se mettre en chasse.
- Oui, mais la nuit va bientôt
arriver. Ce ruisseau va leur faire perdre nos traces.
Ils repartirent en silence. Non loin de
là, ils pouvaient voir des paysans debout s'interrogeant sur les
bruits qui agitaient le bois.
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