La première pluie fut fêtée comme il
se doit. Elle annonçait la saison du travail dans les champs, la fin
du confinement. L'année se déroulait normalement malgré les
évènements. Le vieux maître-sorcier avait agi avec les dieux pour
que renaisse le temps lors de la fête de la longue nuit. Malgré sa
disparition et celle de son successeur, la fête des rencontres avait
eu lieu et avec elle, les espoirs de fécondité. D'anciennes
alliances avaient disparu, de nouvelles avaient été scellées. Les
couples avaient le devoir de se reproduire pour que les enfants
arrivent avec le début de la saison des champs verts. La fête de la
première pluie était moins grande que celle des rencontres. Son
rôle était surtout la reconnaissance que la semence avait germé.
On comptait les ventres devenus ronds. Il y avait ceux qu'on
attendait, ceux qui étonnaient et ceux qui alimentaient les
conversations.
Parmi ceux-là, il y avait celui de la
Solvette. Les vieux racontaient que déjà du temps de sa mère, ça
avait été comme cela. On ne savait pas qui était le père de la
Solvette. Les rumeurs avaient été bon train. Comme la Solvette
ressemblait surtout à sa mère, les ragots ne s'étaient pas
concentrés sur un nom. Bien sûr comme aujourd'hui, on avait bien
regardé qui fréquentait la maison en bas de la ville près du cours
d'eau. Des noms avaient circulé sans qu'une certitude n'émerge. Le
père ne s'était jamais vanté de son exploit. Avec la Solvette, les
plus cités étaient Bartone qu'elle avait gardé bien longtemps et
ce prince étranger qui marchait encore bien mal et qui continuait à
venir se faire soigner par elle. On parlait aussi de Bislac, de
Bistasio et de quelques autres sans trop y croire. Mais si elle
faisait comme sa mère, personne ne saurait vraiment. Les commères
guettaient, les autres vivaient leur vie, surtout la Solvette.
Si Chountic se rengorgeait devant les
autres, il gardait une certaine amertume à voir s'arrondir le ventre
de sa femme. D'abord, il n'avait pas de souvenir. C'est vrai qu'il
avait beaucoup, beaucoup bu à la fête des rencontres, mais de là à
oublier... Il s'interrogeait. Ses relations avec Sealminc étaient
assez tendues. Elle faisait son devoir mais pas plus. Quand ils
partageaient la même couche, il trouvait qu'elle manquait d'entrain.
Leurs étreintes étaient brèves et plutôt tristes. Depuis qu'elle
se savait enceinte, elle lui refusait tout contact. Elle pouvait. Ça
le rendait de mauvaise humeur mais la tradition était pour elle. De
plus elle virait bigote. Sous prétexte de mettre les esprits de son
côté, elle allait au nouveau temple régulièrement faire des
offrandes et prier. Chountic espérait que cela allait lui passer.
En attendant, il passait ses nerfs et ses envies avec la jeune
servante de la maison de Bartone qu'il avait recueillie. Celle-ci
trop heureuse de ne pas rester dehors en hiver, acceptait de jouer le
rôle de suppléante de grossesse.
Car Bartone avait cessé de vivre. Les
guerriers ne l'avait même pas tué. Enfermé dans sa geôle, il
attendait que le prince décide de son sort. Le jour de son retour
parmi les siens, le prince avait demandé à rencontrer Bartone. Le
konsyli était revenu en courant. Il s'était jeté aux pieds de
Quiloma en demandant pardon. Ce dernier avait compris que son
prisonnier était mort. Il était allé voir par lui-même. Les
choses étaient comme le konsyli avait décrit. Bartone gisait livide
dans la mare de sang qu'il avait vomi.
- Le Dieu Dragon a décidé, déclara
Quiloma. Qu'on rende le corps aux villageois.
Il en avait parlé avec la Solvette. Il
ne savait toujours pas comment se comporter avec elle. Elle était
trop différente des femmes de son pays. Là-bas, un prince de son
rang n'avait que l'embarras du choix. Partager sa couche et se faire
féconder par lui était un tel honneur que beaucoup le recherchait.
Avec la Solvette, rien de tout cela. Elle décidait si oui ou si non.
Une fois, où il avait été trop pressant, elle l'avait congédié
d'une bourrasque. Elle était marabout avant tout. Il avait payé
pour s'en souvenir. Pour autant, quand elle était dans ses bras, il
vivait d'intenses moments de bonheur qui semblaient partagés. Elle
restait une énigme pour lui. L'enfant à naître serait de lui. Il
ne pouvait en douter. D'ailleurs elle ne le niait pas, mais elle
refusait qu'il donne son avis sur la suite. Cette liberté dont elle
faisait preuve n'était pas coutumière dans le village. Il s'était
renseigné. Elle était à part sur tous les plans. Ses hommes
approuvaient sa conduite. Il le voyait dans leurs yeux. Elle avait
une aura de mystère et de puissance. Pour eux, elle avait été
séduite par leur prince. Lui en était moins sûr.
Pour Bartone, elle ne semblait pas
étonnée de sa fin. La blessure du flanc avait été profonde. Les
armes des soldats étaient très affûtées et coupaient fort bien.
Elle pensait qu'il avait pu saigner à nouveau et en mourir. Elle
avait écarté le sujet d'un revers de la main, tout en se
rapprochant de lui.
- Les charcs me racontent des choses.
- Que se passe-t-il?
- Leur esprit ne fonctionne pas comme
le nôtre, mais un nouveau prédateur est arrivé dans la région. Un
grand, très grand oiseau qui chasse les clachs. Si gros qu'ils
n'osent l'attaquer. Si tu as des informations, j'aimerais les avoir.
Une telle bête m'est inconnue et me semble menacer l'équilibre de
la nature.
Il lui avait promis. Il n'avait pas pu
l'interroger plus. Elle avait des moyens délicieux de le faire
taire.
Natckin brûlait intérieurement. C'est
lui qui avait soufflé à Sealminc de venir le rejoindre et comment
faire. Il vivait dans un grand sentiment de culpabilité. Qu'il soit
le père de l'enfant de Sealminc n'était pas une faute si la
conception remontait à la fête des rencontres. Par contre, leurs
rencontres sous couvert de religion, était et un crime et un
blasphème. Chaque jour, il pensait qu'il fallait rompre mais n'en
trouvait pas la force. Quand Sealminc était là, la passion le
dévorait, les dévorait tant, que toute rupture était impossible.
Ils vivaient sans penser à demain, trop heureux des instants volés
à leurs vies respectives. Au nouveau temple, tout le monde était
gentil avec Sealminc, ce qui la mettait mal à l'aise. Elle avait
l'impression de vivre dans le mensonge en venant comme cela.
Tasmi était de plus en plus
impressionné par Natckin. Il était exclu des rencontres entre son
maître et la maîtresse de la maison Chountic comme il appelait
Sealminc. Natckin lui avait expliqué qu'il n'avait pas le niveau
d'initiation nécessaire pour ce genre de rencontres entre un
religieux et une femme de l'extérieur du temple. Tasmi n'avait pas
insisté. Ils les voyaient s'isoler. Il lui semblait qu'une drôle de
flamme brûlait dans les yeux du couple. Natckin lui en avait donné
la raison. La fréquentation des esprits à ce niveau d'initiation
était particulièrement exaltante. Tasmi avait alors demandé quand
il pourrait avoir ce genre d'expérience. Pour toute réponse,
Natckin l'entraînait dans des exercices d'ascèse pour le fortifier
et le faire progresser. Tasmi s'appliquait de son mieux à faire ce
que Natckin lui demandait. Au fur et à mesure que passaient les
lunaisons, il se sentait se transformer. Le monde devenait plus
transparent sous ses yeux. Des ombres apparaissaient. Au début ce
fut en périphérie de sa vision et puis au moment de la fête de la
première pluie, il les vit en face de lui. Ce fut un choc de
rencontrer l'ombre de Barton en face de lui. Il avait continué sa
marche et avait senti une légère gêne à son avancée. Il n'avait
pas osé en parler avec Natckin. Il le voyait différemment, comme si
autour de lui brillaient des ombres colorées. D'ailleurs tous ceux
qu'il croisait avaient des ombres de diverses couleurs. Tasmi
ressentait ces couleurs comme des émotions. Quand il regardait
Tonlen, il voyait de l'or et du bleu. Quand il regardait Natckin, il
découvrait une palette complète et changeante. Il en était
perturbé. La dame de la maison Chountic partageait de nombreuses
couleurs avec Natckin surtout quand ils étaient ensemble ou plus
précisément quand ils ressortaient de leur isolement. Tasmi aurait
bien voulu voir Kyll. Seul le Maître Sorcier aurait pu lui
expliquer.
Kalgar frappait avec entrain la barre
de métal qu'il travaillait. Non seulement la première pluie
annonçait le travail des champs et donc le travail des outils à
réparer ou à renouveler, mais elle montrait à tous que les esprits
ne lui en voulaient pas d'avoir fait un hors saison, puisque de
nouveau Talmab portait des espoirs de vie. Il voyait bien les
commères y aller de leurs commentaires sur son passage. Elles qui
jugeaient et jaugeaient toutes choses dans ce village, devaient
reconnaître que, de mémoire d'homme, c'était la première fois
qu'une telle chose arrivait. Deux enfants dans le même cycle des
saisons, cela ne s'était jamais vu, ou bien alors à l'époque de
Hut le fondateur avant que celui-ci n'édicte la règle qui
commandait de ne pas faire d'enfant avant la fête des rencontres. Il
trempait la barre dans un seau plein de neige quand il vit Tasmi. Il
n'avait pas une haute opinion de lui. Il avait appris que Kyll
l'avait adjoint à Natckin. En privé, il s'en était beaucoup amusé,
tellement il lui avait semblé évident que le maître sorcier en
agissant de la sorte, se préservait des ambitions de son second.
Depuis, Kalgar avait perdu ses certitudes. Tout ce qui était arrivé
avait amené Tasmi aux premiers rangs de la hiérarchie du nouveau
temple. Même Natckin ne le traitait plus pareil. Chaque fois que
Kalgar regardait Tasmi, il avait cette impression de voir un benêt.
Aujourd'hui encore, en le voyant avancer dans la rue en semblant
demander pardon aux courants d'air, il ne pouvait s'empêcher de
penser que ce pauvre garçon n'était pas bien fini.
Tasmi était loin de penser qu'il était
ainsi un sujet d'attraction pour ceux qui le croisaient. Il se vivait
encore et toujours comme un individu sans intérêt. Chaque marque
d'attention le bouleversait, c'est tout juste s'il y croyait.
Pourtant depuis quelques temps, il ressentait bien dans le regard des
autres un sentiment étrange pour lui. Dans les palettes qu'il voyait
autour des gens, la tonalité était plutôt verte avec parfois des
stries rouges, rien de bien agréable à regarder. La neige fondait
petit à petit. Ce n'était pas encore la boue, mais l'eau s'écoulait
maintenant régulièrement en rigoles dans la ville. Ce n'était pas
les difficultés de marcher sur ce sol mouvant qui gênait le plus
Tasmi, mais la rencontre avec tous les esprits. Il en était arrivé
à pouvoir les toucher. Si Natckin s'améliorait en faisant les
exercices, Tasmi décuplait ses capacités. Il ne quittait plus le
monde des esprits. Non seulement, il les voyait plus distinctement
que le monde réel mais maintenant, il pouvait les toucher. Il était
très perturbé par ce fait. Il pensait que Kyll ne l'avait pas gâté
contrairement à sa première impression. Il se trouvait face à des
responsabilités auxquelles il n'avait jamais pensé. Il avait le
sentiment que fréquenter les maîtres, les esprits, les grands de la
ville était trop compliqué pour lui. De nouveau il se heurta à
Barton le Vieux. Il pensa :
- Qu'est-ce que vous voulez?
- Viens avec moi. Quelqu'un veut te
voir.
Tasmi eut peur. Qu'est-ce qui allait
encore lui arriver?
- Ne tremble pas, jeune Tasmi. Tu ne
risques rien. Je ne suis que le messager de celui qui m'envoie.
- Mais Monsieur Barton, je ne comprends
plus ce qui se passe.
- Viens.
Tasmi, conditionné par son éducation,
n'osa pas dire non. Il se mit à suivre le spectre de Barton. Ceux
qui le virent passer pensèrent qu'il devenait fou. Il avançait la
main en avant comme s'il tenait quelqu'un et semblant parler tout
seul.
Ils s'engagèrent dans les grottes,
s'enfonçant de plus en plus profondément. Devant lui le fantôme de
Barton se dirigeait sans difficulté. Tasmi s'aperçut que lui aussi
voyait dans ces passages obscurs même sans torche. Ils étaient dans
une région qu'il ne connaissait pas. Barton s'arrêta. Sa pensée
était claire, il fallait attendre ici que vienne celui qui devait
venir.
Bientôt il y eut comme une lumière qui
arriva par l'autre extrémité du tunnel. Tasmi se protégea les
yeux, mais sa main n'arrêtait pas cette lumière. Au centre il y
avait comme une ombre plus dense d'or pur.
- Merci d'être venu, Sorcier Tasmi.
Kyll, c'était la voix de Kyll. Tasmi
mit genou à terre devant le Maître Sorcier.
- Maître, vous m'avez tant manqué !
- Lève-toi ! Tu n'es plus un apprenti.
Ton pouvoir est grand, même si tu ne le sais pas encore.
- Maître, rentrez-vous avec moi?
- Non, je ne peux encore. Les esprits
m'ont fait sortir pour une tâche qui ne s'est pas encore accomplie.
Mais je ne suis pas ici pour parler de ce que je fais mais pour
t'enseigner ce que tu dois savoir pour bien servir le Temple. Maître
Natckin sait organiser et doit continuer. Seul toi peux l'aider à
remplir son rôle. Les esprits m'ont montré sa relation avec
Sealminc. L'amour qui existe entre eux est à protéger.
- Ils sont amoureux !!! C'est cela
qu'ils font quand ils s'isolent !!! Mais, mais, mais...
- Non, Tasmi, je te répète, cet amour
est à protéger. Les esprits les ont jugés et les ont trouvés
justes.
Maître Chountic porte le mauvais sort.
Sans cet amour et l'enfant à naître, l'avenir de l'enfant accueilli
serait compromis et cet enfant est vital pour notre avenir. Sealminc
sans Natckin, ne peut que mourir. C'est toute la ville qui a besoin
d'eux. Tu seras mon intermédiaire avec les maîtres restés en
ville. Je vais t'apprendre. Maître Natckin t'a fait faire des
exercices qui vont t'être utiles maintenant. Assieds-toi et ouvre
ton esprit.
Dans le passage obscur aux yeux
humains, l'esprit de Barton vit l'aura de Kyll envelopper celle
beaucoup plus tremblotante de Tasmi.
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