Kyll serrait dans ses bras le
crammplac. Celui-ci repartait vers les régions froides. S'il était
le maître des terres glacées, sa trop chaude fourrure lui rendait
déjà la vie difficile alors que Cotban n'était pas encore arrivé
avec toute sa fougue sur les terres de la montagne.
- Tu me reverras au prochain hiver si
cela est nécessaire, Kyllstatstat. Je suis déjà resté trop
longtemps. La neige a déjà beaucoup fondu.
- Je sais, Stamscoïa. Il est toujours
triste de quitter un ami. D'autant plus que je ne sais toujours pas
pourquoi je suis venu ici. Ton arrivée m'a fait croire que la
réponse allait m'être révélée, mais rien ne se passe comme je le
pensais.
- Celui qui n'a pas de nom a demandé
mon aide. Je la lui ai accordée. Maintenant, il me faut partir mais
Rrling est là.
Rhinaphytia, Nomenjaari et Iarango
regardaient les adieux. Avec le recul de la neige, ils avaient réussi
à mieux se déplacer. Ils savaient atteindre l'entrée des grottes
de machpes de ce côté-ci. Ils avaient envisagé d'aller jusqu'à la
ville pour récupérer des provisions et rendre compte de ce qu'il se
passait ici. Kyll n'avait pas jugé la démarche prudente et l'avait
interdite. Iarango n'avait pas bien compris et se disait qu'il
passerait peut-être outre les conseils de Kyll. Il rêvait surtout
d'une nourriture un peu plus diversifiée et d'un peu de malch noir.
Rhinaphytia lui donna un coup de coude et lui montra Kyll s'éloignant
avec le Crammplac vers le col de l'homme mort.
- Il ferait mieux de ne pas passer par
le col. Sinon, il va être vu des hommes de la ville et surtout des
guerriers blancs.
- Je ne crois pas que Stamscoïa fasse
cette erreur. Il est toujours passé par les bois et les barres
rocheuses.
Kyll se retourna vers ses compagnons et
leur fit un signe qui voulait dire qu'il allait revenir.
- Bon voilà qu'il lui fait un bout de
conduite, dit Nomenjaari. Je crois que je peux laisser tomber les
préparatifs du rite, il ne le fera pas tout de suite.
Les deux amis marchaient lentement en
montant vers la crête. Kyll avait pensé accompagner son compagnon
défenseur jusqu'au pied de la falaise. Bientôt, ils sortirent du
bois. Devant eux, la prairie était encore enneigée, mais déjà les
touffes d'herbes jaunies les plus hautes apparaissaient. Kyll ne fut
pas surpris de voir une meute de loups noirs. La grande louve au
regard de feu s'avança. Kyll n'entendit pas de son mais comprit la
salutation qu'ils échangeaient. Ayant ainsi agi, elle et les siens
repartirent en forêt. Le Crammplac les regarda un moment. Qaund le
dernier loup eut disparu dans les bois, il donna un dernier petit
coup de tête amical à Kyll et entreprit de gravir la falaise
rocheuse. Kyll contempla toujours avec autant d'étonnement Stamscoïa
en action. Déjà celui-ci atteignait la première plateforme. Il
tourna la tête, fit un geste de la patte et d'un dernier coup de
rein se hissa sur la prairie d'au-dessus.
Ce fut un chambardement. Il y eut des
cris, des bruits de course, de sabots tapant sur des roches. Un clach
apparut, courut quelques foulées en l'air comme s'il volait puis se
mit à tomber. Kyll se jeta en arrière vers la falaise pour ne pas
prendre le clach sur la tête. Il n'atteignit pas le sol. Une ombre
immense semblant surgir de nulle part venait de le recouvrir. Ce que
vit Kyll, le laissa sans voix.
C'est comme un rocher qui volait.
C'était gros, noir, anguleux. En entendant le claquement d'une
mâchoire, son esprit comprit que la bête qu'il voyait était encore
plus grosse que Stamscoïa. Elle tenait sans effort un clach dans sa
gueule, tout en volant. Il n'avait même pas peur, il était trop
surpris. Il fit un geste. Aussitôt un œil jaune à la pupille
fendue se fixa sur lui. L'énorme bête vint atterrir, presque avec
grâce sur la prairie devant lui. Sans le quitter des yeux, elle
entreprit de manger le clach. Kyll remarqua la taille des griffes, la
longueur des dents. Il pensait avoir vu le maximum avec l'armement du
crammplac poilu, mais il devait reconnaître que là, il ne devait
pas exister sur terre de crocs plus gros ou de griffes plus acérées.
Ces dernières avaient la taille d'une dague. Kyll resta appuyé sur
la paroi. Il ne vit pas Stamscoïa regarder par-dessus le rebord,
esquisser la grimace qui lui servait de sourire et repartir le cœur
léger vers les siens.
- Tu es qui, être debout?
Dans son état de surprise, Kyll ne
tiqua même pas d'entendre parler l'assemblage de crocs, de griffes
et de carapace qu'il avait devant lui.
- Je suis Kyll.
- Qui est kyll?
- Je suis le maître sorcier de la
ville.
- Est-ce pour cela que tes pensées
sont claires?
- Je parle aux esprits.
- Je ne suis pas un esprit et pourtant
tu me parles.
- Je parle aussi aux animaux. Stamscoïa
me comprenait.
- Je ne suis pas un animal et pourtant
tu me parles.
- Qui es-tu?
- Moi.
- C'est court pour te désigner.
- Pour le moment, cela me suffit. J'ai
rencontré un être debout dont les pensées sont aussi claires que
les tiennes. Il m'a dit qu'un jour, je désirerais avoir un nom. Mais
pour le moment, je n'en ai pas, je suis moi et cela me suffit.
- Tu es un bon chasseur.
- Oui, j'ai vu le crammplac monter la
falaise. Quand les quatre pattes qui broutent paniquent, ils font
n'importe quoi. Il n'y a plus qu'à les attraper.
- Tu aimes le clach?
- Qu'est-ce qu'un clach?
- Ce que tu as mangé.
- Ah! Le quatre pattes qui broute avait
un nom. C'était un des animaux à qui tu parles?
- Non.
- Je n'ai donc pas mangé ton ami. Tous
les quatre pattes qui broutent ont un nom?
- Non, ceux qui sont comme moi, appelle
les quatre pattes qui broutent des clachs.
- Alors celui que j'ai mangé n'avait
pas de nom?
- Non, c'était juste un clach.
- Je comprends, être debout Kyll.
L'esprit de Kyll s'était remis à
penser. « Moi » ne semblait pas vouloir le manger, ni le
tuer. Cet être énorme ne se considérait pas comme un animal. Cette
grandeur, ses griffes et ses crocs lui évoquaient un souvenir. Il ne
se souvenait pas lequel. Cela avait à voir avec le temple. Il fit
défiler dans sa mémoire tous les visages en commençant par son
vieux maître. Comme un voile qui se déchire, le souvenir revint à
sa conscience. Tasmi lui avait décrit « Moi » en lui
parlant de l'esprit du Dieu Dragon. Manifestement, il n'avait pas un
esprit en face de lui. « Moi » était un dragon en chair
et en os, ou plutôt en griffes et en crocs.
- Es-tu un dragon? demanda Kyll.
- Oui, je le suis.
- Veux-tu que je te donne un nom?
- Non, être debout Kyll. Je ne le
désire pas. Pour le moment je suis Moi et cela me suffit.
Le dragon détourna la tête, comme
s'il avait entendu quelque chose. De deux puissants coups d'aile, il
prit son envol. Kyll en fut plaqué contre la falaise. Le temps qu'il
rouvre les yeux qu'il avait fermés sous la force du souffle, et
qu'il se redresse, plus rien ne laissait penser qu'il avait vu un
dragon. La neige devant lui était toute piétinée mais un troupeau
de clachs aurait fait la même chose. Il pensa qu'il vivait des
choses curieuses. Il regardait le ciel tout en avançant vers la
grotte de la médiation. C'est pourquoi il ne les vit pas, les loups
gris. Quand il s'en aperçut, il était cerné et au milieu de la
partie dégagée. Prudents les loups n'avaient pas attaqué tout de
suite, ils l'avaient d'abord entouré. La peur lui tordit les boyaux.
Stamscoïa était loin maintenant et la grotte lui semblait hors de
portée. Il n'avait que le bâton qu'il avait coupé pour s'aider à
marcher. Il le prit à deux mains tout en tournant sur lui-même en
se demandant d'où viendrait le premier assaut. Son cœur battait à
tout rompre. Le temps semblait arrêté.
Les loups ne comprirent que trop tard
l'origine de vent qui venait de se lever. Le dragon en avait écrasé
deux et égorgé un troisième. Les autres préférèrent fuir que
d'affronter un tel ennemi.
- Quand on a aussi peu de griffes que
toi, la distraction peut coûter cher, être debout Kyll.
Le dragon avala le loup qu'il venait
d'occire. Kyll regardait autour de lui sans comprendre. Il se voyait
mourrir et tout était fini. Il y avait un côté irréel à la
situation.
- Je n'aime pas cette chair. Elle n'a
pas bon goût. Je préfère le clach.
- Merci de ton aide, dit Kyll
- Je ne t'ai pas aidé. J'avais encore
une question à te poser.
- Parle, je t'écoute.
- Tu es curieux, être debout Kyll. Tu
nommes les choses mais tu ne sais pas te défendre. Comment nommes-tu
ces choses aigres que je mange.
- Des loups. Est-ce ta question?
- Non, mais tu me donnes envie de
savoir le nom des choses. Peut-être me donneras-tu envie d'avoir un
nom.
Kyll ne répondit rien. Le dragon
mâchouillait le deuxième loup.
- Non, vraiment, je n'aime pas le goût
des loups. Ils pourraient faire un effort pour avoir meilleur goût.
- Connais-tu le goût que tu as?
- Non.
- Eux, non plus.
- Ce que tu dis est vrai, être debout
Kyll. Ton savoir est grand !
- Quelle est ta question?
- Tu sembles bien pressé, être debout
Kyll. Les questions viennent en leur temps.
Le dragon tourna la tête vers les
bois.
- Tes amis sont là. Je les sens
derrière les arbres.
Kyll regarda vers la lisière de la
forêt. Il ne vit rien.
- Je reviendrai te voir. Tout n'est pas
dit entre nous. Garde ce bâton. Il sera notre relais.
Kyll se retrouva assis par terre quand
le grand saurien décolla. Il était à peine parti, que Kyll vit ses
amis sortir du bois, qui avec une massue, qui avec un couteau, qui
avec une épée.
- Qu'est-ce que c'était? demanda
Nomenjaari
- Je n'avais jamais vu cela! c'est
énorme! déclara Rhinaphytia.
- Tu n'as rien? s'inquiéta Iaryango.
Kyll se releva, regarda le point noir
qui s'éloignait dans le ciel.
- C'est un dragon. Un vrai dragon, pas
un esprit. Tasmi m'a communiqué sa vision de l'esprit du Dieu
Dragon. Je ne pensais pas rencontrer un tel être. S'il revient, et
il reviendra n'essayez pas de vous battre, je pense que nous ne
risquons rien.
En silence les quatre amis se
dirigèrent vers la grotte de la médiation.
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