Quiloma pestait contre la boue partout
présente. Ses hommes pataugeaient, mal à l'aise dans cette chaleur.
Les lunes étaient passées, la pluie venait et revenait sans cesse.
La neige fondait, laissant apparaitre la terre. Les habitants du
village commençaient les travaux extérieurs. Ils remontaient les
murets qui en avaient besoin, réparaient les terrasses. Quelques
troupeaux avaient fait leur apparition dans les champs les plus bas.
Quiloma se déplaçait encore avec difficulté. Cette chasse au
Crammplac avait été plus éprouvante qu'il ne le craignait. Il
aurait préféré être mort que de rester encore handicapé comme il
l'était. Il sentait aussi qu'une partie de lui se révoltait contre
l'idée de la mort. La Solvette continuait à occuper ses pensées.
Sans ses remèdes et sa tendresse, il ne serait pas aussi bien. Son
ventre très rond, laissait augurer que la naissance ne tarderait
pas. Quand il lui avait dit qu'il espérait un fils, elle avait souri
en lui expliquant que ce serait une fille parce que telle était la
tradition des marabouts d'ici. Comme si cela ne suffisait pas à ses
ennuis, il n'avait pas de nouvelle du Prince Majeur. Il gérait la
situation comme il pouvait. Cela ne le contentait pas. Il souhaitait
des ordres. Ses soldats lors d'une chasse pour avoir de la viande,
avaient vu le juvénile. C'était lui, à n'en pas douter dont les
charcs parlaient. Il était loin de sa maturité, mais il était déjà
impressionnant. Malgré ses difficultés Quiloma avait participé à
d'autres chasses. Il l'avait vu aussi. Il était déjà grand. Un
aussi beau spécimen devait avoir vécu plusieurs fois la saison sans
nuit. Quiloma avait été étonné de le voir rater un clach, comme
un bébé. Une pensée fugace lui traversa l'esprit, mais il la
repoussa comme impossible. Vu sa taille, il ne pouvait pas être un
bébé, sinon il avait sous les yeux un futur géant. Quand il était
parti de la capitale, personne ne parlait de dragon vivant.
Maintenant il en avait un sous les yeux en permanence ou presque. Il
avait envoyé un messager au Prince Majeur pour le prévenir. Aucune
réponse n'était venue. Maintenant que la saison pluvieuse avançait,
le dragon volait de plus en plus fréquemment près du village. Les
villageois avaient paniqué la première fois, puis leurs sorciers
avaient dit quelque chose. Tout le monde s'était calmé et avait
repris ses activités. Il restait méfiant quand même. Ces
villageois étaient potentiellement un danger, d'autant plus grand
que ses hommes commençaient à pactiser avec eux. Sans le dragon, il
serait reparti avec sa phalange. Ils n'étaient pas adaptés à la
chaleur, ni à une situation d'occupation. Leur équipement ne
supporterait pas les températures des terres chaudes. Il allait, là
aussi, devoir prendre des initiatives. Il ne pouvait pas laisser un
dragon sans personne pour le servir en cas de besoin. Il se
remémorait les règles qui régissaient les relations entre les
dragons et les hommes. Un juvénile ne pouvait être la réincarnation
du Dieu Dragon. Mais était-ce un dragon libre ou un dragon lié? La
réponse était de la plus haute importance. Il en avait fait part au
Prince Majeur. Il ne comprenait pas pourquoi ce dernier n'avait pas
répondu. La question était cruciale pour lui aussi. En attendant,
il surveillait. Des patrouilles essayaient de repérer sa grotte. Un
dragon avait toujours un trésor. Il était plus prudent de savoir où
pour ne pas y aller et empêcher les fâcheux de s'en approcher. Il
n'était pas bon de mettre un dragon en colère.
Chez Chountic, le malch noir coulait à
flot. Pour une fois, elle avait fait un bébé qui ressemblait à
quelque chose. Il n'était pas chétif, mais bien membré. Dans la
brume de son ivresse, il le voyait déjà lui succéder. Ce n'est pas
l'aîné, ce minus souffreteux qui pourrait tenir la maison, quant au
deuxième, ce Brtanef, on ne savait même pas d'où il venait. Et
puis, il ne se sentait pas à l'aise en sa présence. Chountic était
tellement content qu'il avait même accordé à sa femme le droit de
faire venir un sorcier pour faire les rites de protection à la
maison. Quand il avait vu arriver le Maître Natckin, il avait été
flatté. Tout le monde serait obligé de reconnaître sa valeur
puisque les sorciers lui envoyaient leur maître pour officier.
Chountic ne doutait pas que si le maître sorcier Kyll avait été
là, c'est lui qui serait venu.
Sealminc était heureuse. Cet enfant
était un rêve incarné. Depuis des lunes, elle était libérée de
l'intimité de son mari. Elle n'avait aucune envie de reprendre des
relations avec cet homme brutal et toujours plein de malch. Natckin,
lui, était plein d'attention à son égard. Il était celui qui
avait réveillé ses premiers émois de jeune fille. Après la vie
les avait séparés, chacun avait suivi sa route. Ils étaient
maintenant tous les deux dans la classe dominante de la ville. Leur
situation restait quand même fragile. Sealminc devait donner une
descendance à Chountic et Natckin suivre les règles des sorciers.
Par eux-mêmes, ils ne possédaient rien. Depuis la fête des
rencontres, ils étaient riches de leur relation mais fragiles de
leur secret. Au temple, tout se passait bien. Les sorciers l'avaient
adoptée, au point qu'elle avait le sentiment de leur soutien et de
leur discrétion. Chez elle, la prudence était de mise. Son cœur
s'était affolé quand elle avait vu Natckin arriver pour la
cérémonie de protection. Elle n'avait pas osé en rêver.
Malheureusement, cette visite était comme un glaive à double
tranchant. Le bonheur de se voir était contrebalancé par la
difficulté à cacher leurs émois. Après la visite du maître
sorcier et sa rencontre avec Sealminc, les serviteurs ne doutèrent
pas. C'est Miatisca qui pensa qu'elle avait peut-être un moyen de
progresser dans la vie. Elle subissait le maître depuis le début de
la grossesse. La tradition permettait au mari de prendre une servante
de couche jusqu'au retour du sang chez sa femme. Mais parfois, le
maître gardait la servante de couche pour en faire son épouse.
Miatisca se voyait bien dans ce rôle.
Kalgar entendait annoncer les
naissances autour de lui mais aussi parfois les déceptions d'un
enfant mort-né, ou d'une grossesse qui n'aboutissait pas. Il
tremblait intérieurement pour Talmab. Deux grossesses si rapprochées
étaient une bénédiction des dieux mais une épreuve pour la mère.
Il ne disait rien, ne montrait rien mais multipliait les offrandes
devant son autel dans la forge pour que tout se passe bien. La
grossesse lui semblait longue et Talmab bien fatiguée. Il avait pris
une servante de la maison de Bartone pour aider sa femme et pour la
sauver de la mendicité. Si la forge était son domaine, il était
toujours un peu mal à l'aise dans la maison. Talmab sentait bien que
son époux s'inquiétait, même si comme d'habitude, il ne disait
rien. Elle multipliait les gestes de tendresse dans l'espoir de le
rassurer. Bien que fatigante, la grossesse se passait bien. Et puis,
Kalgar en engageant Cifalt l'avait bien soulagée. Efficace et douce,
elle savait bien la décharger des travaux de la maison. Quand le
travail commença, ce fut elle qui l'aida le plus efficacement en
gérant le grand gaillard paniqué qu'était devenu Kalgar.
Chan notait au fur et à mesure les
naissances. Il dessinait les symboles sur le mur pour que la mémoire
en soit conservée. Chaque naissance donnait lieu à une petite
réjouissance. Il savait bien que ce qu'on attendait maintenant,
était la fête de la dernière neige. Quand toutes les rues seraient
débarrassées de l'hiver, les sorciers prépareraient un grand
rituel pour la nomination des enfants qui avaient survécu à leur
premier hiver et qui étaient sevrés.
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