Le temps était passé. La végétation
avait beaucoup poussé. En bas de la plus basse des terrasses, un
fort avait jailli. Les habitants de Tichcou, réquisitionnés pour
l'occasion, avaient peiné en charriant de la terre sous la garde des
soldats du roi. Une motte haute comme plusieurs hommes s'élevait au
pied des terrasses.
A deux portées de flèches, à peine
visibles dans la végétation, des guerriers du Grand Royaume,
observaient la scène. Portant des panières, les paysans avaient
construit une rampe de terre pour que les tracks puissent manœuvrer
rapidement. Cachés derrière les épineux, Mlaqui et Ivoho avaient
pour mission de planter ces arbustes que la Solvette avait montrés
au Prince, des stifcacs à épines géantes. Ces plantes robustes et
peu exigeantes quant au sol qui les accueillait étaient aussi
efficaces que des remparts. Le chemin, au-dessus des terrasses était
devenu depuis la bataille du dragon un labyrinthe composé de tiges
aussi dures que le métal et aux pointes acérées qu'aucune charge
ne pourrait passer. Ils n'étaient jamais plus de deux mains de
guerriers, observant les troupes ennemies, composées d'une dizaine
de mains de cavaliers et de leurs montures. Le chemin de Tichcou
avait été agrandi, balisé, maintenant un tracks pouvait le
parcourir en moins d'une demi-journée.
Mlaqui tapa sur l'épaule d'Ivoho et
lui fit signe de regarder. Une charge de deux mains de cavaliers
venait de partir du fort. Utilisant les rampes construites, elle
atteignit la terrasse supérieure avec un maximum de vitesse. Arrivés
à proximité de la montée rocheuse recouverte de stifacs, les
cavaliers lancèrent leurs javelots et repartirent aussi vite que
possible. Une flèche vola. Un homme tomba. Mlaqui et Ivoho
entendirent pleuvoir les javelots autour d'eux sans qu'un seul ne
traverse la barrière épineuse. Ils se replièrent. Le prince ne
voulait pas avoir de perte. Le scénario qu'ils venaient de voir
était bien connu. Quand le guetteur en haut de sa tour pensait voir
quelque chose, une charge partait, lançait les javelots et repartait
à bride abattue. Toujours attentif à ces moments-là, un archer se
faisait un devoir de répondre. Si aucun guerrier du Grand Royaume
n'avait été blessé, on ne comptait plus les cavaliers touchés.
Mlaqui s'immobilisa, d'un geste, il intima à Ivoho d'écouter. Il y
eut un sifflement et, à quelques pas devant eux, un « tchac »
puissant, trop puissant pour un arc. Courant jusque là, ils
découvrirent une flèche géante. Interloqués ils
s'entreregardèrent. Un sifflement leur fit reprendre la marche.
C'est le tronc qui encaissa le deuxième choc. Il se fendit en deux
sous l'impact. A l'abri derrière un rocher, ils observèrent la
tour. Tout en haut, ils virent un arc géant sur un support. Ils
virent les hommes le bander à l'aide de leviers.
- Il faut prévenir le prince !
Quiloma après avoir écouté le
rapport, s'était déplacé jusqu'à la vallée. Du haut d'un
promontoire, il observait le fort. On voyait la forme arrondie de
l'arc géant. Le guetteur s'agita. Quiloma était trop loin pour
comprendre ce qu'il disait. Il n'en avait pas besoin. Il savait.
Mlaqui était parti dans les haies d'épineux pour provoquer une
réaction. Il vit les tireurs s'affairer autour de l'arme. La flèche
fila vers le haut. Il en apprécia la vitesse et nota la courbe de
vol. Il la vit se planter. Il vit aussi la deuxième flèche partir.
Les cinq soldats qui servaient l'arc géant, savaient parfaitement ce
qu'ils avaient à faire. Il la vit se planter dangereusement près de
Mlaqui. Il siffla l'ordre de repli. Le guetteur fit alors des grands
gestes pour montrer sa direction. Aussitôt, l'arme pivota pour se
placer face à lui. Le trait jaillit. Quiloma regarda la flèche
arriver. Il était très loin, pourtant il la vit atteindre l'éboulis
dans lequel il se cachait. Lui-même se replia. Une ombre lui cacha
le soleil. Le dragon...
Il leva les yeux pour suivre la
silhouette qui volait assez haut. Il resta un moment à contempler le
vol gracieux, toujours aussi fascinant pour lui. C'est en baissant le
regard qu'il vit la flèche monter droit vers le dragon. Il eut peur,
juste un instant. Le dragon était trop haut, il ne pouvait être
atteint. La lourde flèche ralentit, bascula et retomba. Le grand
saurien ne sembla même pas s'en apercevoir, il continua son chemin
vers la plaine.
Chan réglait des problèmes de
voisinage, comme chaque année. Il fallait arbitrer les droits de
pâturages et de culture des différentes terrasses. Le prince
étranger lui avait fait savoir par Sstanch que les zones les plus
basses leur étaient interdites. Il n'avait pas posé de questions,
mais devait faire face au mécontentement des uns et des autres. Même
si elles étaient loin, ces terres fertiles allaient manquer. Le
début de la saison était un peu trop chaud et surtout sans pluie.
Si la sécheresse arrivait, on allait manquer de fourrage. Comme
toujours Rinca râlait appuyé par Chountic. C'était toujours la
même chose. Le maître de ville en favorisait certains et en
oubliait d'autres. Leurs tiburs valaient bien ceux des autres et
avaient besoin d'autant d'herbe. Sstanch les vit s'éloigner en
critiquant ouvertement. Il venait annoncer à Chan un nouveau passage
du dragon pas loin de la ville. Il semblait aller vers Tichcou. Ni
Chountic, ni Rinca ne se rappelèrent qui avait eu l'idée en
premier, mais c'était une bonne idée. Un homme bien entraîné
pouvait conduire un petit troupeau de tiburs vers Tichcou. La qualité
de leurs bêtes était bien connue des habitants. Cela permettrait
d'avoir des nouvelles et de l'argent. Ils rencontrèrent Bistasio,
qui depuis la mort de Bartone, n'avait plus de maître et vivait de
petits travaux à droite ou à gauche. Il fut rapidement d'accord
pour emmener une dizaine de tiburs par le chemin des crêtes pour les
vendre au marché de Tichcou et ramener argent et information.
Sans rien dire à personne, Bistasio
prit le chemin des pâtures orientales, où il réunit un petit
troupeau de tiburs en choisissant avec soins les bêtes qui allaient
pouvoir faire le voyage. Le tibur, bien qu'habitué à la montagne,
n'avait pas l'agilité des clachs. Le chemin qu'allait suivre
Bistasio portait le nom de chemin des crêtes. Un clach y aurait été
à l'aise, un homme devait faire attention et un tibur encore plus.
Bistasio avait pris sa décision quand Rinca lui avait laissé
entrevoir qu'il l'adouberait dans son clan s'il réussissait la
mission. Les bruits de la ville racontaient une bataille entre les
guerriers blancs et les gens venus de Tichcou. Le dragon y aurait
joué un rôle. Bistasio concevait le dragon un peu comme un loup, un
prédateur plus gros, plus fort mais un animal pas si différent du
tibur. Bistasio avait pris son meilleur snaff. Cette bête qu'il
avait dressé lui-même était le meilleur snaff de la région. Il
était capable de rassembler un troupeau de tiburs presque sans
ordre. Agé de deux hivers, il ne craignait pas de se confronter avec
les loups. Bistasio le siffla.
- Tsin, on y va.
Le snaff se mit à courir autour des
tiburs pour les mettre en marche. Bistasio voulait arriver au col du
passage avant la nuit. Une petite pâture pourrait l'accueillir avec
ses bêtes. Il avait déjà fait trois fois le trajet vers Tichcou
par la route des crêtes. Bartone avait parfois eu des besoins qu'il
n'aurait pu satisfaire à la ville et Tichcou lui avait offert un
choix plus intéressant. L'après-midi se passa sans souci. Le soir
tomba doucement. Il vit au loin la ville s'enfoncer dans la nuit. Il
préféra ne pas faire de feu. Il remit des mousses dans son pot pour
ne pas risquer de se trouver en panne de braise, mais il mangea
froid.
Quand le jour se leva, il regarda la
vallée suivante qui s'ouvrait devant lui. Encaissée, bordée de
falaises aux parois raides, elle était la première vraie difficulté
pour son troupeau. Le snaff dut insister en mordillant les jarrets de
tiburs pour qu'ils s'engagent sur le chemin en corniche. Bistasio
ouvrait la marche, tâtant le terrain quand il le trouvait trop
instable. En fait il progressa sans réelle difficulté à part le
vertige. Le bruit de l'eau bondissant dans la gorge sous ses pieds,
l'accompagnait. Lentement le chemin remonta vers les sommets. Il
atteignit en milieu de journée une plateforme à cheval sur une
crête. Arrivé là, Bistasio s'arrêta. Le chemin s'interrompait
presque. Il ne faisait plus qu'un demi-pied de large. Jamais un tibur
ne pourrait passer par là. Il siffla son snaff. Lui caressant la
tête, il lui donna l'ordre de garder le troupeau en l'empêchant de
repartir en arrière. Lui-même s'accrochant à la paroi, passa en
faisant rouler des cailloux dans le vide. Le bruit des pierres
tombant se répercuta longtemps en dessous de lui. Il marcha un
millier de pas avant de se retrouver dans un bois. Il sourit.
S'emparant de sa hache, il s'attaqua à un arbre. Quand il eut coupé
assez de branchages, il repartit en arrière tirant derrière lui les
branches. Il sua sang et eau pour les mettre en place. Il n'eut fini
qu'à la nuit. Il bivouaqua sur la plateforme à côté des tiburs,
préférant attendre le jour pour se lancer dans la traversée. Sa
nuit fut peuplée de cauchemars de tiburs chutant dans le vide. Le
soleil le réveilla, il tremblait dans le froid du matin. Quand Tsin
s'aperçut de son réveil, il vint chercher sa ration de caresses.
Tout en mangeant son gruau, Bistasio regarda les tiburs d'un air
songeur. Son rafistolage allait-il tenir sous le poids d'un tibur? Il
passa un lien de cuir autour du cou du premier tibur. Il avait choisi
le plus lourd, se disant que si celui-ci passait, tous les autres
pourraient suivre. Il siffla son snaff, lui donnant l'ordre de le
suivre. Il passa la partie qu'il avait réparée. Le lien de cuir se
tendit. Le tibur renâclait, se refusant à mettre les sabots sur cet
empilage de branches. Tsin gronda derrière lui sans le faire bouger.
Bistasio siffla des ordres. Tsin s'attaqua aux jarrets du tibur. Ce
dernier beugla et passa au galop. Bistasio prit peur en le voyant
arriver si vite. Il se colla contre la montagne pour le laisser
passer. Il n'essaya pas de le freiner courant derrière lui. Il ne
put le contrôler qu'à son entrée sous la futaie. Le sentant se
calmer, il le laissa là, repartant pour recommencer la manœuvre. La
journée passa comme cela. Les autres bêtes voyant que le mâle
dominant était passé, firent moins de difficulté pour s'engager
sur le pont de bois. Il revint pour la dernière fois, réfléchissant
à la manière de s'y prendre pour rassembler les tiburs qui
s'étaient dispersés dans le bois. Si une horde de loups traînait
par là, il allait perdre toutes ses bêtes. Il attacha la dernière
femelle. De nouveau, comme les autres, elle marqua un temps d'arrêt
devant l'enchevêtrement de branches et de feuillage. Tsin qui avait
bien compris la manœuvre gronda en lui mordillant le jarret droit.
Elle beugla un coup et s'élança sur les troncs. Glissant sur une
bouse, elle perdit son appui antérieur. Elle se récupéra en partie
en s'agitant posant les pattes d'une manière de plus en plus
désordonnée. Bistasio la vit perdre l'équilibre, glisser, et
chuter. Il n'eut même pas le temps de lacher le lien avant d'être
attiré vers le vide. Il tomba à son tour. S'étalant de tout son
long sur le chemin, il se cogna le menton sur le sol. Il perdit
connaissance. C'est Tsin qui le réveilla en le léchant. Se frottant
le menton, Bistasio regarda la gorge en dessous de lui. Il ne vit
rien qui ressemble à une carcasse de tibur. Jurant tout bas, il
descendit le chemin vers le bois accompagné de son snaff. Arrivé à
l'orée de la forêt, il le lança à la chasse aux tiburs pour les
rassembler. Il profita du temps libre qu'il avait pour faire du feu.
Ce soir, il mangerait chaud. Bon chasseur, il avait préparé des
collets qu'il avait posés plus tôt dans la journée. Il fut heureux
de voir qu'il y avait du gibier qui l'y attendait.
Au troisième jour, il traversa des
zones boisées entrecoupées d'éboulis où les tiburs renâclaient.
Vu sa vitesse, il se dit qu'il lui faudrait encore au moins deux fois
ce temps pour arriver à Tichcou. Il apprécia cette journée plus
calme. La nuit le surprit dans une petite combe. Il entrava ses bêtes
pour qu'elles ne se dispersent pas. Il entendit un hululement qui le
mit mal à l'aise. Si les loups se mêlaient à son voyage, l'issue
en devenait incertaine. Il repassa dans sa mémoire, le reste du
parcours. Après cette combe, il lui fallait remonter sur la crête
suivante, passer sur la pente nue du mont pelé et redescendre dans
la vallée de Tichcou en empruntant une trace plus qu'un chemin qui
descendait brutalement vers le fond de la vallée. Il dormit mal
encore une fois, se réveillant plusieurs fois. Il alimenta
régulièrement son feu. La nuit fut calme malgré ses craintes. Avec
le jour, il remonta vers la crête qui conduisait au mont pelé. Il
n'y avait pas vraiment de chemin mais les arbres assez espacés à
cet endroit lui permettaient de ne pas perdre ses repères et d'aller
dans la bonne direction. Il remarqua que les tiburs devenaient
nerveux et que Tsin devait les ramener de plus en plus souvent dans
la bonne direction. Il siffla des ordres à son snaff et partit en
avant. L'autre côté de la crête avait cet aspect pelé qui avait
donné son nom à la montagne. Le soleil y était brûlant. Il
observa longuement. Rien ne semblait bouger. Le vent venait face à
lui. Il se dit que c'était un signe favorable. S'il y avait une
meute de loups, elle ne les sentirait pas.
Au loin, il vit un mouvement. Il plissa
les yeux. Un troupeau, ça devait être un troupeau de clachs. Il
grimaça. Des loups chassaient-ils les clachs? L'idée ne
l'arrangeait pas. Il observa encore un moment. Le déplacement des
bêtes ne semblait pas hâtif. Il entendit les tiburs arriver
derrière lui. Leur souffle puissant signalait l'effort qu'ils
faisaient pour grimper. Bistasio les laissa un peu se reposer avant
d'entamer la traversée de la pente du mont pelé. Il en profita pour
sortir de ses musettes de quoi se restaurer. Il contempla le paysage.
Il n'était pas à l'aise. Le mont pelé avait mauvaise réputation.
Les légendes disaient qu'il avait existé une époque où le mont
pelé n'était pas désertique comme cela. Cela remontait à l'époque
des combats entre Cotban et Sioultac quand Wortra se mêlait encore
de ce qui se passait à la surface. Le mont pelé avait été le lieu
de la dernière grande bataille. La région ne ressemblait pas à ce
que Bistasio voyait devant ses yeux. Les légendes parlaient d'un
plateau boisé. Cotban chauffait de plus en plus la région,
jaunissant les feuilles avant leur temps. Les arbres en avaient alors
appelé à Sioultac. Celui-ci comme à son habitude, avait répondu
avec colère, lançant ses forces de nuages et de froid contre les
hommes noirs de Cotban qui colonisaient la région petit à petit. La
vague de froid avait fait beaucoup de morts. Les charcs eux-même,
n'arrivaient pas à faire disparaître tous ces corps. Cotban avait
répondu par un ouragan géant, Sioultac avait hurlé son blizzard.
La vie sur la terre devenait infernale. Wortra s'en mêla. Poussant
la terre devant lui, il fit monts et vallées coupant vents et
blizzards. La légende dit que c'est sur le mont pelé que se
concentrèrent ouragans et blizzards, lui arrachant sa couverture
d'arbres sans pour autant le réduire à néant. Il ne restait du sol
que cet amas de cailloux gris, chauffés à blanc face au soleil,
glacés comme la mort sur l'autre face.
Bistrasio rangea ses affaires, se leva
du tronc d'arbre tombé qui lui avait servi de siège et s'orienta
vers la pente chaude du mont pelé. Il resta en alerte en entendant
les tiburs renâcler à repartir dans cette direction. L'image des
loups lui traversa l'esprit. Il ne voyait rien d'anormal devant lui.
Le vent faible portait-il une odeur qu'il ne sentait pas mais à
laquelle les bêtes étaient sensibles? Tsin faisait son travail en
poussant les tiburs devant lui. Ils s'engagèrent avec peine sur la
pente de cailloux roulant qui composaient le flanc du mont pelé. Ils
gagnèrent une trace plus nette que les autres qui offrait une place
plus sure pour poser leur sabot. En ce début d'après-midi, la
chaleur était forte. Bistasio s'arrêta un instant, le temps de
quitter sa pelisse et de l'attacher sur ses musettes. Ce furent les
cris de Tsin qui lui firent lever la tête. Les tiburs refusaient
d'aller plus loin. Le grand mâle faisait face au snaff et baissait
la tête en tapant les pierres de ses antérieurs. Bistasio regarda
derrière eux sans rien voir d'anormal. La pente caillouteuse abrupte
filait en bas vers un quelconque précipice et prenait naissance en
haut au pied d'une falaise de roche friable percée de cavernes. Y
avait-il quelque chose là-haut? Bistasio se dirigea vers le troupeau
pour aller aider son snaff. Il avait à grand peine passé un licol
au grand mâle quand un bruit de cailloux roulant dans la pente le
fit se retourner. Des loups ! Il lâcha le licol pour prendre son
solide bâton pointu dans une main et son couteau dans l'autre. Les
tiburs, eux aussi, avaient repéré la meute. Faisant demi-tour dans
un grand bruit de cailloux ébranlés, ils partirent au galop. Le
snaff vint se ranger contre la jambe de son maître en découvrant
ses crocs.
- Non, Tsin, les tiburs, garde les
tiburs!
Le snaff lui jeta un coup d'œil et
partit à la suite du troupeau, laissant Bistasio faire face aux
loups. Ceux-ci avançaient avec précaution. La proie était à leur
portée. Il ne fallait pas se presser. Les cailloux pouvaient être
de redoutables ennemis. Bistasio recula. Se retournant parfois pour
voir le chemin qu'il suivait en marche arrière. Il avait fait ainsi
deux bonnes dizaines de pas en arrière quand il vit le grand loup
qui s'approchait de lui, s'arrêter et humer l'air. Il y eut un
moment de flottement dans la meute. Bistasio le mit à profit pour
continuer à s'éloigner, il se retourna même pour courir. Dans la
pente au-dessus de lui deux loups se mirent en mouvement pour
l'attraper. Les pierres se mirent à bouger. Le bruit s'amplifia au
fur et à mesure que plus de cailloux dévalaient la pente. Bistasio
entendant la cataracte de pierres se rapprocher de lui, sut qu'il ne
pourrait pas se sauver. Il planta ses deux pieds dans le sol et fit
face levant bien haut son bâton. Ce qu'il vit le laissa sans voix.
Les deux loups qui le pourchassaient étaient en flamme. Hurlant, ils
se roulèrent par terre, déclenchant une véritable avalanche. Le
pierrier se mit en mouvement. Bistasio fut entraîné vers le bas.
Tombant face contre terre, il tenta de planter son bâton et son
couteau. Le bâton ne résista pas et se cassa. Les pierres autour de
son couteau furent animées du même mouvement que les autres et
partirent dans la pente. Bistasio se sentit prendre de la vitesse. Au
loin, il vit les tiburs et Tsin parvenus à la limite de la forêt.
Un bref sentiment de soulagement le saisit en pensant à son snaff
qu'il avait recueilli tout petit pour l'élever. Bébé surnuméraire
et chétif, il n'aurait pas survécu sans son aide. Bistasio l'avait
nourri lui-même et lui avait appris tout ce qui en faisait le snaff
exceptionnel qu'il était aujourd'hui. Il revint à la réalité,
toujours allongé, il était transporté comme un frêle esquif sur
une mer de pierres en furie. Le bruit était assourdissant. Il pensa
à la barre rocheuse en dessous. Il allait aller s'écraser en bas.
La peur lui tenailla le ventre. Toujours plus vite, il se sentit
voler. Sentiment étrange qui lui aurait plu s'il ne signifiait sa
mort prochaine. Il ferma les yeux.
Une main géante le saisit. Ouvrant les
yeux, il vit l'ombre gigantesque au-dessus de lui. Ce qu'il avait
pris pour une main était en fait une serre gigantesque. Bistasio vit
le paysage d'en haut. Le mont pelé étendait ses pentes désolées
sous ses yeux. Les griffes qui l'entouraient, le pressaient sans
exagération. Il regarda cette patte couverte d'écailles rouges qui
semblaient aussi brillantes et dures que les pointes des flèches des
guerriers du froid. Le battement puissant des ailes du dragon les
emmena vers le haut du mont. Le dragon avec sa charge, atterrit avec
légèreté devant une grotte au-dessus du chemin que Bistasio et ses
tiburs avaient suivi. Bistasio se retrouva debout à l'entrée d'une
grande grotte.
- Je n'aime pas le goût des loups.
Bistasio regarda, sidéré, le dragon
qui nettoyait ses griffes. Sa voix était aussi douce que lui était
gros.
- As-tu un nom être debout?
- Je m'appelle Bistasio.
- Tous les êtres debout ont-ils un
nom, être debout Bistasio?
- Oui, enfin je crois, je n'ai connu
personne sans nom.
- Ta réponse est intéressante, être
debout Bistasio. Toutes les choses et tous les êtres ont-ils un nom?
- Non, par exemple, mon snaff a un nom,
les tiburs ont un nom, mais les clachs de la montagne, les loups, les
arbres n'ont pas de nom propre.
- Et moi, alors, être debout Bistasio,
quel nom me donnes-tu?
- Vous êtes un dragon.
- Est-ce un nom propre, être debout
Bistasio?
- Non.
- Alors pour toi, je suis comme un loup
ou un tibur.
- NON!
- Je sens ta peur, être debout
Bistasio. Dans le lieu où tu habites, tout le monde a-t-il un nom?
- Oui, dans la ville, tout le monde a
un nom.
- Des gens étrangers sont arrivés
avec la neige là où tu habites. Avaient-ils un nom?
- Oui, mais je ne le connaissais pas.
Le prince étranger le connaissait.
- Alors je pourrais avoir un nom que tu
ne connaîtrais pas.
- Oui, Maître dragon.
- Tu m'appelles maître, être debout
Bistasio. Est-ce un nom?
- Non, c'est parce que vous êtes au
moins aussi fort et aussi puissant que le maître de ville qui nous
dirige.
- L'enfant des étrangers avait-il un
nom?
- L'enfant est mort, Maître dragon.
- Ta parole est vraie et pourtant elle
contient le mensonge, être debout Bistasio.
Le dragon qui avait la tête à hauteur
du visage de Bistasio, se releva brusquement. Il se tourna vers
l'extérieur et souffla brutalement le feu dans la pente. Bistasio
sursauta et se mit à trembler. A discuter avec le dragon, il en
avait presque oublié le danger.
- Je n'aime vraiment pas ces loups, dit
le dragon en se retournant vers Bistasio. On parlait de mensonge,
être debout Bistasio.
Bistasio se sentit se liquéfier sous
l'œil couleur or du grand saurien. Il lui raconta tout ce qu'il
savait sur tout et tous.
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