jeudi 19 juillet 2012


Les travaux des champs battaient leur plein. Les hordes de Sioultac semblaient loin. Du haut de la tour, Eéri voyait les habitants se démener dans la campagne. Il fallait renforcer les terrasses, planter la première pousse. Il voyait des dos courbés partout. Le prince neuvième les avait ré-équipés. Il était maintenant habillé légèrement. Malgré cela, il trouvait qu'il faisait bien chaud. Il avait gardé ses armes. Il avait essayé les arcs longs et les lances locales, mais avait préféré conserver, comme tous les autres, ses deux lances courtes. Depuis qu'il était là, Eéri avait changé d'opinion. Il était arrivé sûr de sa force et de son bon droit. Il était toujours sûr de sa force, mais avait changé d'avis sur les villageois. Ils ne croyaient pas ce que lui croyait, leurs dieux et leurs croyances étaient différents mais au fond, il commençait à bien les aimer, surtout Cilfrat. Il se rappelait son premier sourire lors de cette grande fête un peu folle, comment elle l'avait entraîné dans un coin paisible. Il n'avait pas compris ce qu'elle disait, mais très bien ce qu'elle faisait. Il avait cru au départ à une exception dans sa vie. Puis il s'était mis à la rencontrer partout, chez le forgeron, chez les différents marchands, parfois simplement elle était là et le regardait. Un soir avec les quelques mots qu'il savait de la langue locale, il lui avait adressé la parole. Elle avait essayé de répondre avec les quelques mots qu'elle croyait savoir dans la langue des guerriers. Il avait été ému plus qu'il ne pensait par sa présence. Ils s'étaient vus plus souvent. Son konsyli l'avait vu et n'avait rien dit. Les gens du village ne semblaient pas hostiles à ce qu'il la voit. Quant au forgeron, il avait toujours un sourire quand il le voyait tourner autour de sa forge.
Eéri pensait à tout cela en guettant du haut de la tour. Il avait pris le troisième quart, quand la journée était la plus chaude. Cela lui libérerait la soirée pour sa promenade en ville vers la forge. C'est son instinct plus que son savoir qui lui fit remarquer ce nuage de poussière. La flèche à empennage rouge et blanc vint se planter à une main de la tête de Gara. Celui-ci la retira du bois et rentra dans le temple.
- Prince, des ennuis en perspective, dit-il en montrant la flèche à Quiloma. Eéri vient d'envoyer une flèche d'alerte.
Quiloma faisait des exercices avec les guerriers sur la place intérieure. Sstanch avait obtenu d'y participer une fois par semaine avec ses hommes. Il vit arriver Gara avec la flèche et comme toujours fut étonné de la promptitude de la réponse des guerriers. Deux mains d'hommes furent prêts dans l'instant et les deux Konzylis vinrent aux ordres. Quiloma les précéda au pas de course. Intérieurement, il sentit la colère monter en lui quand il dut ralentir avant d'arriver à la tour. Il se força à soutenir l'allure. Il monta à la tour, rejoignant Eéri.
- Mon prince, regardez !
Quiloma scruta l'horizon. Vers le village de Tichcou, une colonne de poussière s'élevait près du centre de la vallée.
- On dirait la trace d'une colonne en marche.
Quiloma se retourna pour voir qui avait parlé. Sstanch, la main en visière au-dessus des yeux, regardait au loin. Sa fréquentation des guerriers blancs lui avait permis d'apprendre les rudiments de la langue.
- Des soldats ? demanda le prince.
- Probablement avec des montures pour faire une telle poussière.
- Il faut des renseignements, dit Quiloma en redescendant.
Les mouvements des deux mains de guerriers prêts à partir n'étaient pas passés inaperçus et des habitants s'étaient approchés pour avoir des nouvelles.
Quiloma donna ses ordres et les deux groupes partirent en petite foulée. Se tournant vers Sstanch, il dit :
- Préviens ton chef que je veux le rencontrer. Qu'il vienne à l'heure où le soleil se couche.
Puis Quiloma suivi de ses gardes partit vers le bas du village.

Chan était inquiet. Sstanch lui avait rapporté ce qu'il avait vu.
- Cela fait des saisons et des saisons qu'on n'a vu personne monter de la plaine. La dernière fois, c'était mon père qui les avait reçus. Nous sortions d'un long hiver où les hordes de Sioultac nous avaient laminés. La troupe qui était arrivée, n'avait pas bien fière allure. Il faut dire qu'il pleuvait depuis des jours et des jours. Leur chef quand il a vu notre ville, n'est pas resté plus de trois jours. Nous avons eu du mal à leur donner de quoi refaire leurs réserves de route. Pour être précis, ils ne nous ont pas vraiment demandé, ils ont exigé et pris ce qui leur fallait. Nous avons été heureux de les voir partir. Il y a eu beaucoup de morts cette saison-là faute de nourriture.
Sstanch debout, écoutait le maître de ville qui buvait son malch dans la maison commune. Il était monté de la plaine, il y a bien des saisons, suivant en cela Hut le fondateur. Il avait été soldat et même sous-officier dans la plaine. Il avait eu son content de batailles et de morts. Lors d'un hiver alors qu'il rentrait dans ses foyers, il avait trouvé le village ravagé par la guerre. Beaucoup des siens étaient morts. Il avait compris que la paix ne serait pas pour eux avant longtemps. Il avait alors convaincu toute la maisonnée de partir aux premiers réchauffements avant que ne recommencent les campagnes guerrières. C'est ainsi qu'ils étaient arrivés à la ville. On ne pouvait aller plus loin. Le froid était encore trop intense. Les habitants avaient besoin de main d'œuvre. Ils étaient restés, avaient fait souche, adoptant les coutumes locales. Sstanch avait été remarqué pour sa capacité à manier les armes et à se battre. On l'avait recruté pour diriger les quatre hères qui servaient de milice. Ils avaient rechigné à se mettre sous les ordres d'un étranger, mais comme aucun d'eux ne savait le dixième de ce que savait Sstanch, ils s'étaient soumis.
Ce que Sstanch avait vu, lui rappelait trop les tours du guet en haut des donjons et les colonnes de poussières annonciatrices de malheur. Il en avait fait part à Chan. Celui-ci continuait son monologue.
- Il faut prévenir les maisons. II va falloir cacher les provisions et les bêtes. Heureusement Cotban nous est favorable cette année. Les pâturages éloignés sont dégagés. Ils suffiront pour nourrir les bêtes le temps qu'ils resteront. Qu'a dit le prince?
- Rien comme à son habitude. Il a envoyé une dizaine d'hommes. Il faut trois jours pour descendre, quatre pour remonter, plus le temps de voir sur place. Nous les reverrons dans dix jours.
- Il faut aussi voir avec les sorciers. Qu'est-ce que vont dire les esprits?


Quiloma arriva chez la Solvette. Il ressentait toujours cette émotion au moment où il était devant la porte. Il frappa. Ses gardes avait remarqué cette habitude chez leur prince qui autrement entrait partout sans attendre. La Solvette vient lui ouvrir. L'enfant dormait sur son ventre dans un repli de sa robe, à moins que ce ne soit dans un châle habilement noué.
- Bonsoir, Solvette.
- Tremba, Quiloma.
Quiloma appréciait quand elle lui parlait dans sa langue. Un sourire éclaira son visage.
- J'ai besoin de tes connaissances.
- Entre, je vais nous faire une infusion pour nous aider à voir clair.
Quiloma avait découvert que la Solvette connaissait des plantes qui l'aidaient à réfléchir et à prendre de bonnes décisions.
Bislac, les voyant se diriger vers la pièce du fond, prit sa béquille et se dirigea vers la porte, le jako sur ses talons. Il pensa qu'il allait faire un tour du côté de chez Kalgar. La forge et le métal fondu commençaient à lui manquer.
Assis de chaque côté de la table, il tenait leur bol fumant dans les mains.
- Eéri a vu. Votre homme de guerre a compris. Une armée vient vers nous.
- J'ai entendu la nature porter la nouvelle de cette perturbation. Ils ne respectent pas le pays qu'ils traversent.
- Sais-tu combien ils sont?
- Non, tu sais que mon savoir n'est pas de cet ordre. Ils se sentent forts. Ils veulent soumettre tout à leur volonté. La nature n'aime pas cela.
- Il va falloir faire la guerre et mon corps ne me donne plus satisfaction.
- Fais-tu les exercices que je t'ai conseillés.
- Oui, deux fois par jour. Je suis plus souple mais je ne suis plus capable de mener mes hommes comme avant.
- Je sens ta tristesse.
- Pire, suis-je encore digne d'être prince?

En apprenant la nouvelle Natckin avait convoqué Tonlen pour un rite divinatoire. A part Tasmi, et les maîtres sorciers, tous les autres avaient été mis à l'écart. Natckin ne voulait pas que des bruits affolants circulent. Il tenait le centre du dispositif. Comme toujours Tasmi était un pas derrière son épaule droite. Le rituel commença. Natckin ne pouvait ignorer la peur des uns et des autres. Encore des étrangers, peut-être moins étranges que les extérieurs. Lui-même ressentait la tension. Le spimjac brûla. Son odeur apaisante lui fit retrouver un peu de sérénité. Les piliers, comme on appelait les sorciers qui entouraient l'officiant, commencèrent la mélopée de la divination. Natckin et Tasmi utilisèrent leur souffle. Tonlen ne quittait pas la scène des yeux.
Natckin sentit sa perception se modifier. Le monde réel devint plus brumeux. Il eut le sentiment de flotter au-dessus de lui-même. Il se retourna. Tasmi flottait, brillante silhouette derrière lui. Il le vit s'éloigner guidé par un esprit encore plus brillant qu'il ne reconnut pas. Il pensa le prendre par l'épaule. Cela se fit. Il lui sembla voler au-dessus d'un monde qu'il entrevoyait. Les ombres des montagnes devenaient moins hautes. Ils se stabilisèrent au-dessus d'un groupe de points, rouge et jaune, qui oscillaient. Il pensa aux guerriers blancs dont Chan lui avait annoncé le départ vers Tichcou. Mais déjà leur voyage reprenait. De nouveau des ombres floues défilèrent sous les trois silhouettes lumineuses. Natckin ressentait un certain vertige à aller aussi vite. Bientôt ils furent à la verticale d'un ensemble de petites flammes multicolores. Il fut évident pour Natckin qu'il était à Tichcou. A travers Tasmi, il sut que la peur habitait ce lieu. De nouveau, il fut entraîné par ses compagnons. A travers la brume de son regard, il vit la forêt et une troupe en marche, dont les flammes vitales rouges et marron palpitaient au rythme des bêtes qui les portaient. La peur aussi les habitait. Il pouvait en sentir les palpitations. L'esprit guideur s'arrêta. Sa pensée s'imposa à Tasmi et Natckin.
- Si comme eux vous palpitez de peur, alors vous disparaîtrez !
La rupture du lien fut douloureuse. Natckin reprit conscience. Il était soutenu par deux personnes, Tasmi aussi. Il regarda vers Tonlen. Le voyant réveillé, celui-ci s'approcha :
- La peur vous a accompagnés, mais les esprits ont révélé qu'elle ne doit pas être notre compagne.
- Qu'ont-ils révélé de plus?
- Malheureusement rien.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire