Chan était content. Le vent soufflait
et ne semblait pas faiblir. Les hommes cueillaient les machpes.
Encore deux jours et la récolte serait rentrée. La fête des
rencontres était prête. Chaque maison avait préparé ses
décorations. La Maison Commune avait un air de fête en attente. Les
torches étaient au mur, prêtes à être allumées. On avait dressé
les tables, les outres de malches noir étaient rangées. Les enfants
devenaient difficiles à tenir.
Le maître sorcier Natckin était venu
dire à Chan que les rites étaient clos. En débarrassant la grange
de la maison Andrysio, ils avaient trouvé des jarres de sicha. Leurs
rites interdisaient cette boisson trop forte. Ils avaient décidé
d'en faire cadeau pour la fête des rencontres. Mélangée au Malch
noir, elle allait faire chanter les habitants.
Quiloma, allongé dans la pénombre,
discutait avec la Solvette de la fête des rencontres.
- Vos rites sont courieux. Il est
possible de changer de femme.
- Rmi (ou de mari), répondit la
Solvette, (ou de ne pas changer).
- Nous avons un cvaldale, je ne sais
pas le mot dans votre langue. C'est une fête mais sans règles. Le
mega peut aller avec qui il veut même la plus haute princesssse si
elle l'accepte.
- Ici aussi pendant la fête des
rencontres, c'est possible. Pas toujours bien vu, mais possible. Il
ne peut y avoir de sanction pour avoir fait cela.
- Tnel cart, pardon le vent souffle
toujours.
- Oui, mais je sens qu'il va finir.
Dans deux ou trois jours, la fête sera.
- Je vais mettre mes hommes en alerte.
- Non, laissez faire. Qu'ils se
méfient, qu'ils regardent mais qu'ils n'interviennent pas, sauf si
on les invite.
- Lès invite? Qu'est-ce que cela veut
dire?
- Certaines femmes d'ici ne sont pas
insensibles au charme des guerriers blancs...
- J'ai raison, je vais mettre mes
hommes en garde ! dit-il dans un grand rire.
La Solvette avait bien senti. Dans la
soirée du deuxième jour, le vent était tombé. Les machpes étaient
cueillies. Tout semblait aller pour le mieux. Avec la nuit, tout le
monde s'était dépêché d'aller couper des branches pour décorer
la Maison commune et sa place. Les guerriers étaient étonnés.
Personne ne faisait attention à eux. Qunienka avait rencontré
Quiloma qui lui avait donné les consignes pour la fête: pas
d'intervention intempestive, on avait juste le droit de se défendre.
Il fallait laisser les villageois puisque maintenant ceux-ci
semblaient vouloir se soumettre au Dieu Dragon.
Le conteur s'était installé. Toute
l'assemblée était réunie sur la place devant la Maison commune.
Même les guerriers extérieurs étaient là depuis la terrasse qui
d'habitude servait aux sorciers. Avec le mur de pierre derrière lui,
le vent qui était tombé et le soleil qui brillait, les conditions
pour dire la légende étaient réunies. Il se gratta la gorge.
- Au début était la violence.
Il marqua une pause pour laisser les
spectateurs réagir. Il remarqua Muoucht qui traduisait. Il reprit.
- Il y a bien longtemps quand la terre
était plus jeune, les dieux luttaient pour avoir la suprématie. Des
dieux aux noms oubliés disparurent dans la tourmente. Avec eux de
grands peuples et de grandes civilisations. C'est à cette époque
que Cotban s'installa, faisant du soleil son allié. En face de lui
Sioultac s'arrogea les terres froides apprenant à maîtriser le vent
et l'eau. Les autres dieux furent relégués dans les mondes
souterrains ou dans les profondeurs sombres des océans lointains.
Mais un dieu eut le génie de choisir un ancrage que nul ne pourrait
lui ravir puisque c'est de lui qu'il naîtrait. A Cotban, il ravit la
chaleur, à Sioultac, il déroba la dureté de la glace et la
puissance du vent, ainsi fut créé le premier dragon, à la peau
plus dure que la plus dure des glaces et au souffle plus brûlant que
le plus brûlant des soleils. Il le dota d'ailes pour le rendre
rapide comme le vent. Et les dragons lui rendirent hommage. Cotban
jalousa le dieu dragon que ses adorateurs rendaient puissant et créa
des hommes noirs pour lui rendre un culte. Sioultac cria sa rage dans
une tempête effroyable, cinglant les enfants du dieu dragon de ses
aiguilles de glace. Ce fut le premier hiver. Ceux-ci trouvèrent un
refuge dans les grottes que le dieu souterrain Wortra, écarté des
grands pouvoirs par les trois dieux souverains, ouvrit pour eux en
échange d'un peu du feu qu'ils portaient. Sioultac voyant son échec
créa les gowaï à la fourrure blanche et aux rites funéraires
compliqués. Wortra ayant le feu, s'enfonça dans les profondeurs de
la terre et créa les êtres des mondes souterrains, se
désintéressant du combat de la surface. Cotban voyant la puissance
de Sioultac s'étendre, et ses hommes noirs souffrir, lança son
premier assaut contre lui. Grâce à la force de ces adorateurs, il
avança vers les terres froides. Ce fut le premier printemps. Le dieu
dragon chercha comment aider ses créatures. Ils étaient forts mais
leurs ailes vulnérables. Ils étaient puissants mais leurs griffes
ne valaient pas les mains des hommes noirs. Alors Le dieu dragon créa
les hommes blancs pour que Sioultac ne les voie pas et pour qu'ils
soient une aide pour ces premiers nés. Leurs mains furent
secourables pour les dragons et les dragons les protégèrent. Ils
travaillèrent la terre pour qu'elle produise ce qui est bon pour le
dragon et pour les hommes. Mais Sioultac ne décolérait pas et
repartait à l'assaut. Cotban refusait de se laisser battre et lui
rendait coup pour coup, saison pour saison. Ainsi passa le temps. Les
hommes se multiplièrent plus vite que les dragons. Travaillant
encore et toujours la terre, ils réveillèrent les forces anciennes,
un temps oubliées. De nouveaux totems apparurent. Les hommes
sacrifièrent à d'autres esprits. Le dieu dragon en fut affaibli et
avec lui les dragons. Il y eut moins de petits. Dans la grande plaine
d'autres combats occupèrent les hommes qu'ils soient blancs ou
noirs. Ils laissèrent Sioultac et Cotban continuer leur lutte.
Certains comme Hut continuèrent à participer à la bataille de
l'hiver par le rite de la longue nuit. Les autres firent d'autres
cérémonies. La présence du dieu dragon déserta leur mémoire et
devint une légende sur la terre d'en bas. Les saisons succédèrent
aux saisons. Plus aucun dragon n'y volait quand Hut le fondateur
monta chercher la paix sur la terre d'en haut. Il n'en trouva pas
mais découvrit le bachkam. C'est dans ses branches vénérables
qu'il créa la cité. C'est sur son écorce qu'il dessina l'histoire.
Mais les temps changent et aujourd'hui
le totem du dragon a repris place au centre du cercle des totems.
Vivez que le conteur puisse conter.
Par ces mots rituels le conteur se tut.
Dans le silence qui suivit, le maître
sorcier Natckin s'avança. Son habit de cérémonie, qui avait été
sauvé lors de la prise du temple, comportait un symbole de chacun
des totems connus et d'autres qu'il n'avait pas identifiés. Il en
avait déduit qu'il existait des totems inconnus, des totems noirs
sans représentant. Après le dernier rite hier soir, il avait scruté
ces morceaux de plumes, de griffes, de plaques pour voir s'il pouvait
trouver celui qui correspondrait au dragon, sans succès. Il prit
position au centre de la place suivi par ses disciples. Il commença
la danse du bachkam. Tous ceux dont il était le totem se levèrent
et exprimèrent leur joie. Puis vinrent la danse de l'ours, du loup,
du litmel, du charc. A chaque fois des habitants se levèrent pour
approuver. Certaines danses étaient étranges et personne ne
bougeait. C'était les invocations aux totems noirs. Puis Natckin
entama un pas de danse, suivi par ses disciples dans un mouvement
aérien, souple et puissant. Un cri jaillit de la terrasse du temple
suivi du bruit des lances qui s'entrechoquent. Les guerriers blancs
venaient de reconnaître la danse du vol du dragon. Ne voulant pas
laisser les étrangers manifester seuls, Chan poussa le cri
traditionnel de sa maison, immédiatement soutenu par tous ceux qui
étaient de la maison de Chan. Kalgar se mit à chanter son hymne de
forgeron, soutenu par tous ses apprentis, ses serviteurs et sa femme,
jusqu'à sa fille qui se mit à vagir. Rinca leur emboîta la pas,
compensant la faiblesse numérique de sa maison par la puissance de
son cri. Chountic fut un des derniers à s'y mettre. Ce fut une
immense clameur qui dura un bon moment et qu'on entendit de loin.
Quiloma avait dressé l'oreille au son
qui lui parvenait. Qu'est-ce que représentaient tous ces cris? Il
était encore assez faible pour ne pas tenter de sortir seul, mais il
fit signe à un de ses soldats et l'envoya se renseigner. C'est
Qunienka qui arriva peu après pour lui expliquer et demander des
directives.
Pendant ce temps dans les rues
commençait la déambulation. On allait chez l'un, on allait chez
l'autre, on revenait à la Maison Commune où étaient réunis les
chefs de maison. A chaque fois, on buvait un peu de malch noir, ou
aujourd'hui du jus de lamboy agrémenté de Sicha. De ces rencontres
naissaient des discussions entre maisons. Qui pourrait s'allier à
qui ? Et pour quelle dot ? Des contacts avaient déjà été noués
avant mais rien ne pouvait se concrétiser en dehors de la fête des
rencontres. Si les chefs de maison étaient réunis dans la Maison
Commune, discutant et buvant, parfois buvant plus qu'ils ne
discutaient, les autres habitants étaient libres de bouger comme ils
voulaient sans qu'on leur pose de question. Sur les différentes
places et placettes, les joueurs d'instruments s'étaient installés.
Leurs verres ne restaient jamais vides en contrepartie de quoi, ils
jouaient sans s'arrêter. Il y avait le courdy au son aigrelet, les
flûtes diverses suivant l'arbre qui les avaient données et les
tambours. Si quelqu'un avait fait attention, il aurait remarqué ceux
qui s'éloignaient discrètement pour revenir plus tard le visage
rouge et les cheveux ébouriffés. Mais personne ne faisait
attention, ils étaient trop occupés à organiser leur propre
chemin, à profiter des largesses qui s'offraient.
Natckin, lui-même déambulait parmi la
foule, profitant d'un orchestre ou d'un verre de malch noir;
profitant surtout de l'absence de Tasmi. Il avait donné l'ordre à
ce dernier de s'éloigner de lui le temps de la fête des rencontres
et pour une fois, il avait obéi. Au bout de quelques arrêts, il
avait les idées moins claires et trouvaient les femmes belles.
Rinca négociait âprement. Dans sa
maison, il y avait beaucoup de veuves. Dans d'autres, il y avait des
jeunes hommes seuls. S'il voulait reconstituer les effectifs de sa
maison, il lui fallait accueillir et non voir partir.
Chountic, à côté le soutenait dans
ses négociations tout en vidant force verres. Sealminc était
derrière lui. Elle aurait préféré aller faire le tour de la
ville, mais son époux refusait qu'elle bouge. Elle n'était pas la
seule femme de chef à être présente, mais elle était la seule à ne
pas avoir le droit de se mêler de la conversation. Quand une
servante passa avec du Sicha, elle en récupéra une cruche,
améliorant systématiquement le malch noir de son mari. Quand il
commença à dodeliner de la tête, elle le cala sur la table sous le
regard goguenard des autres et elle partit.
Malgré les directives et les ordres,
les guerriers blancs qui patrouillaient, profitaient de l'ambiance
pour boire un peu et parfois danser. Les konsylis n'étaient pas les
derniers. De temps à autre, un guerrier disparaissait au bras d'une
habitante. Qunienka avait bien donné les ordres mais il régnait un
climat de légèreté, de fête et d'insouciance. Il espérait
seulement que rien de fâcheux n'arriverait.
Kalgar, accompagné de Talmab en milmac
blanc, tenait sa place à la table des chefs de maison. De temps à
autre, il se penchait vers elle pour lui murmurer quelque chose à
l'oreille. Talmab rougissait jusqu'aux oreilles mais lui répondait
par un grand sourire. Il buvait peu et répondait aux demandes des
uns et des autres. Il y avait surtout les pères qui voulaient placer
un fils ou une fille en apprentissage. Il y eut aussi la surprise de
voir arriver Qunienka, accompagné de Muoucht. Il s'assit devant
Kalgar qui lui lança un regard étonné. Les autres froncèrent les
sourcils. On acceptait que les guerriers se promènent dans la ville.
On acceptait le dieu dragon car plus fort que leurs totems, mais le
voir s'asseoir là fit interrompre toutes les conversations. Qunienka
avait bien conscience de la tension qu'il venait de faire naître. Il
posa sur la table le pot qu'il tenait à la main. Il fit un signe à
Kalgar l'invitant à tendre son verre. Celui-ci n'osa pas refuser.
Chan qui n'était pas loin se vit aussi inviter. Il s'approcha de
Qunienka qui lui versa un peu du contenu de la cruche et se servit
lui-même.
- Gro (Chez nous les forgerons sont
honorés les jours de fêtes. Aujourd'hui c'est la fête, mon prince
veut que notre tradition soit respectée).
Muoucht traduisit. La tension retomba.
- Puno (Buvons à la beauté du travail
du métal.).
Qunienka vida son verre.
- Buvons au dieu dragon qui créa la
première forge.
Kalgar vida son verre. La boisson était
pétillante, un peu âpre, plus sucrée que du malch noir mais moins
forte que la Sicha.
- Buvons à la paix, dit Chan avant de
vider le sien.
Qunienka montra à nouveau la cruche.
Kalgar et Chan tendirent leurs verres. Les autres échanges reprirent
lentement, les négociations n'attendaient pas. Muoucht s'assit
aussi. La conversation s'engagea sur le métier de forgeron, les
armes, la manière de faire de belles armes, la nécessité d'un bon
feu, de pierres qui brûlent...
Pendant ce temps Chountic affalé sur
sa table ronflait.
Sealminc profitait de la fête des
rencontres. Elle avait goûté le jus de lamboy. Cela lui avait plu.
Elle avait repris un deuxième verre. Au troisième, elle était gaie
et pensait à danser. Quand elle arriva sur la place près de la
fontaine, elle entendit le groupe qui entamait le vieil air du
bachkam enchanté. Les souvenirs affluèrent à sa mémoire. Combien
de fois, elle avait rêvé sur cet air de trouver le maître charmant
qui l'emmènerait dans sa maison où elle aurait régné pour le
bonheur de tous. Elle voulut danser. Elle s'avança vers le centre de
l'espace. Elle rencontra un regard. Elle tendit la main. Elle se
retrouva à suivre la musique de tout son corps. La tête lui
tournait un peu mais elle gardait le rythme.
Son corps se lova contre un autre corps
qui ne dit pas non. Les pas succédaient aux pas et se rapprochaient
de la grange voisine. La tête lui tournait trop, elle se laissa
tomber sur le foin sans lâcher les bras qui la tenaient. Le reste
fut comme dans ses rêves, douceurs et joies.
Qunienka était resté un bon moment
dans la Maison Commune. Ses connaissances du travail du métal
dépassaient la moyenne. Kalgar était content. Il allait pouvoir
expérimenter le pouvoir des pierres qui brûlent. Il avait déjà
des idées de ce qu'il pourrait faire, de comment il pourrait
améliorer l'acier qu'il utilisait. Les outils seraient plus solides,
mais les armes aussi. Kalgar n'avait aucune expérience de la guerre.
Chaque fois qu'il avait participé aux patrouilles de défense de la
ville, il avait lutté contre des malfaisants comme une meute de
loups. Il avait vu les morts de la bataille et entendu les récits de
Sstanch sur ses guerres. Ça ne lui donnait pas une expérience du
combat. Il se rappelait sa première épée. Sstanch avait beaucoup
ri en la voyant. Il avait conseillé Kalgar sur ce qui était
nécessaire pour qu'elle soit efficace. Ce qui avait le plus étonné
Sstanch, était que le forgeron avait bien compris et si la deuxième
épée manquait d'équilibre, la troisième était un bel objet.
Quand il avait vu Qunienka discuter avec Kalgar, Sstanch s'était
rapproché doucement pour finir par se mêler à la conversation.
Quand Qunienka s'était levé pour partir, il manquait d'assurance.
Sstanch pensa qu'il ne valait guère mieux. Seul Kalgar semblait
encore complètement lucide. Le milieu de la journée était passé
quand Talmab amena de quoi manger. Ils parlèrent tous les trois tout
en mangeant. Après le repas Sstanch qui tenait un peu mieux debout,
décida d'aller faire un tour en ville. Kalgar, comme tous les chefs
de maison, ne pouvait bouger de la Maison Commune. Il profita de
l'arrivée d'un groupe de musiciens pour faire danser sa femme. L'air
qu'ils jouaient était langoureux. Il la serra fort. Elle lui glissa
à l'oreille que maintenant que la fête des rencontres était
passée, ils pourraient peut-être donner un petit frère à leur
fille. Kalgar tout à son bonheur, ne fit pas attention à Sealminc
qui revenait vers Chountic. Celui-ci ronflait toujours. Elle le
secoua.
- Vous devriez manger!
- Hum....
Elle le secoua un peu plus fort. Posant
devant lui une écuelle avec le brouet de machpe qu'elle avait fait
préparer.
- A boire ! dit-il en tapant son
gobelet sur la table.
Elle lui servit du malch noir. Il le
vida d'un trait.
- Encore !
- Vous ne croyez pas que cela suffit.
- Je suis le maître, alors à boire !
Chan regardait la scène en hochant la
tête. Plus il vieillissait et plus il devenait acariâtre. Il pensa
à Sealminc. Il se rappela la jeune femme joyeuse qu'il avait connue
dans la maison de la femme du frère de sa femme. C'était une maison
pauvre qui avait de mauvaises terres et les grottes de machpes les
moins fertiles. C'était aussi une maison riche en enfants qu'il
fallait placer. Le mariage de Sealminc avait permis, grâce à la
dote payée par le futur, de faire vivre la famille, pas de devenir
riche. Ce que ne savait pas Chan, c'est qu'elle avait parlé ou
essayé de parler avec le chef de sa maison de naissance pour casser
le mariage. Tout cela s'était fait par allusions et mots couverts.
La réponse était simple, même si on avait voulu payer, on n'en
avait pas les moyens. II fallait serrer les dents et faire son
devoir.
Puis son attention fut attirée par la
musique qui se jouait. Il fut nostalgique d'entendre cet air. Lui
revint en mémoire son père qui avait toujours raconté comment il
avait dansé sa première danse avec sa mère sur cette sérénade.
Dans la salle commune les négociations
de mariage, ou d'apprentissage prenaient fin. Les premiers chefs de
maison s'approchèrent du Maître de ville, le sortant de sa rêverie
pour qu'il inscrive sur le mur ce qui venait de se conclure.
Natckin était sur un nuage. Il l'avait
tenue dans ses bras. Il avait dansé avec elle. Elle l'avait entraîné
dans la grange. Il n'arrivait pas à y croire. Les sorciers n'avaient
pas de famille au sens habituel du terme. Le temple était leur
famille. Ils ne prenaient pas femme, mais ne devaient pas pour autant
être chastes. Il existait dans la ville des femmes réputées pour
leur accueil. En général, les sorciers recouraient à leurs
services. Veuves ou séparées, elles vivaient des cadeaux qu'on leur
faisait. Si la violence contre elles était interdite, elles n'en
étaient pas bien vues pour autant. Il existait quelques histoires de
liaisons entre sorcier et habitante, mais le sentiment de réprobation
était fort. Ces histoires servaient surtout de bases au conteur pour
faire ses contes dramatiques. Lors de la fête des rencontres, les
échanges plus ou moins furtifs étaient nombreux. Ils servaient
surtout de soupape à la pression sociale. Natckin n'avait pas le
sentiment d'avoir vécu cela. Il faut dire qu'il était amoureux
d'elle depuis longtemps. Bien sûr la relation était impossible
entre un maître sorcier et une femme de chef de maison. Jusque là
rien ne s'était passé. Il avait toujours eu l'impression qu'elle le
regardait autrement que les autres. Il se demandait si ce sentiment
n'était pas le reflet de ce qu'il pensait. Il ne pouvait pas le voir
sans la trouver belle. Il y avait toujours en lui la bouffée de
regret que la vie soit ce qu'elle était et qu'ils n'aient jamais pu
se rencontrer librement. Maintenant qu'il avait goûté aux plaisirs
de son corps, son cœur était enflammé. Il était prêt à fuir
avec elle, loin de son monstre de mari. Il lui faudrait la revoir. Il
ne pouvait pas vivre sans cet espoir. Sa raison protestait. Il avait
un rôle à jouer. On comptait sur lui et ses pouvoirs. D'un autre
côté que serait la vie sans elle? Si Natckin était sur un nuage,
c'était un nuage d'orage.
Quiloma avait fait quelques pas autour
de la maison de la Solvette, en s'appuyant sur un de ses guerriers.
Il voulait voir de ses yeux, les joueurs de musique et l'ambiance
dans la ville. Il était rentré fatigué. La Solvette l'avait obligé
au repos avant de lui donner à manger. Elle l'avait servi à table
et s'était assise avec lui.
- Vautre faite est courieuse, dit
Quiloma.
- Vre (Vous n'avez pas une fête
semblable ?) répondit-elle.
- Tza (Il n'y a pas de laisser aller
comme cela. J'ai vu des gens s'isoler en couple).
- Oui, personne ne dira rien car tout
le monde peut profiter de la fête.
- Sat (N'y aura-t-il pas de punitions
pour ces gens-là?).
- Non, nos règles l'interdisent.
- Vos règles sont courieuses.
Le repas continua en silence.
L'après-midi tira en longueur.
Qunienka passa deux fois pour faire un rapport. Malgré le désordre
extérieur, tout se passait bien. Il n'y avait eu que quelques cris
d'hostilité à signaler.
- Parle, tu as quelque chose à dire,
dit Quiloma.
- Oui, mon Prince, c'est au sujet des
hommes.
- Que se passe-t-il ? Tu m'as dit qu'il
n'y avait pas eu de gestes agressifs.
- Non, mon Prince, ce serait plutôt le
contraire. De nombreux soldats ont bénéficié des faveurs des
habitantes.
- Est-ce que cela a entraîné des
troubles?
- Non, mon Prince, mais nos règles
l'interdisent...
- Oui, mais pas celles de ce village.
Ils n'ont pas fait de scandale, alors, nous allons faire comme si
rien ne s'était passé d'anormal.
Quiloma vit sourire la Solvette qui
passait derrière. Il était toujours étonné de sa compréhension
de leurs paroles. Elle ne parlait pas vraiment leur langue mais avait
le savoir. Cela le déstabilisait, dans son pays, les marabouts
n'étaient que des hommes. Dans ce village, elle avait un rôle à
part. Les sorciers ne semblaient pas l'aimer, mais les villageaois
avaient besoin de son savoir.
Qunienka le quitta. Il annonça son
passage le lendemain. Après son départ, le silence s'installa dans
la maison. Les autres blessés ou malades étaient rentrés chez eux.
Il n'y avait que le bruit du crépitement du feu. Quiloma sentit la
fatigue arriver. Il était resté tendu toute la journée. Une fête
peut toujours dégénérer. Maintenant que la nuit était tombée, il
pouvait y avoir des ennuis mais pas de mouvements de grande ampleur.
La cérémonie avait bien changé les choses. Il alla s'allonger et
sombra bientôt dans un sommeil agité.
Quand il ouvrit les yeux, la Solvette
était penchée sur lui, lui appliquant une compresse mouillée sur
le front. Il lui prit les deux mains. Elle le regarda dans les yeux.
Doucement il l'attira vers lui, elle ne résista pas. Quand leurs
lèvres se touchèrent, il pensa que sa vie allait devenir
compliquée.
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