Natckin s'était opposé à toute
transformation de la grange de la maison Andrysio. Le fourrage avait
été réparti en grande partie vers les autres maisons pour faire de
la place. Sur des murets de pierre de solides poutres formaient
l'ossature du toit. Elle rejoignait les poutres maîtresses,
elles-mêmes posées sur de véritables troncs d'arbres dessinant une
ligne de colonnes sombres au centre de la pièce. Ne restait que les
provisions sèches pour la maisonnée. Les sorciers furent heureux de
les récupérer ayant tout perdu avec la confiscation du Temple.
Tonlen était d'avis de transformer la pièce avec ce qu'ils avaient
récupéré du brasier. Natckin avait refusé. Si le rouleau était
resté aussi longtemps là sans que les esprits interrogés de
maintes fois par l'ancien Maître Sorcier, n'aient pu répondre,
c'est en raison des forces propres de cette maison. La fierté des
Andrysio était de pouvoir dire qu'ils étaient la première famille
à être venu s'installer quand Hut eut fondé la ville. Et comme
aucune descendance n'était connue à Hut, ce sont, les Andrysio qui
étaient les plus anciens et donc les plus respectables de cette
ville. Si personne ne contestait sérieusement cette antériorité
probable, nombreux étaient ceux qui trouvaient que cela ne donnait
pas plus de privilège à la maison d'Andrysio. Natckin
s'interrogeait sur les forces en présence. Le rouleau n'avait pas
été retrouvé avant la fin des Andrysio. Certains esprits chagrins
susurraient même que si Bartone était ainsi mal traité, c'était
parce qu'il n'était pas un vrai Andrysio et qu'au cours de la fête
de la rencontre de cette année-là, sa mère avant de se donner au
fils Andrysio s'était beaucoup donnée...Les bruits disaient-ils
vrai? Avant le massacre le rouleau était invisible du monde des
esprits, après le massacre et bien que Bartone soit encore vivant,
Kyll avait pu le repérer. Natckin trouvait cela étrange. Il en
tirait la conclusion que cette maison, ce lieu avait quelque chose de
particulier.
Natckin se tenait près de la seule
ouverture qui donnait de la lumière. C'est-à-dire la porte.
Composée de deux grands vantaux, eux-mêmes divisés en trois. Il
n'avait fait ouvrir que la partie haute pour éviter les regards des
passants. Tasmi comme toujours était à moins de trois pas de lui.
Tonlen en tant que maître officiant se tenait avec ses acolytes un
peu en retrait sur la gauche dans l'ombre. Trois autres maîtres
sorciers faisaient face à Natckin. Le reste de la communauté
faisait l'exercice du Rrrôô. Natckin fit les invocations, les trois
autres répondirent. Tasmi ouvrait des yeux de plus en plus ronds.
Ils brûlèrent quelques herbes odoriférantes, les dernières qui
leur restaient. Disant les formules consacrées, Natckin, défit en
douceur les protections qui recouvraient le rouleau. Il n'avait
manifestement pas souffert de son séjour sous terre. Les écorces
étaient souples. Une odeur douce et prenante s'en dégagea. Du bois
de bachkam ! Voilà une explication de la résistance de ce rouleau.
Bien qu'elle soit souple, l'écorce de bachkam n'était plus utilisée
pour les rouleaux. Trop rare, il n'y avait pas dix bachkam dans les
forêts autour de la ville et encore en acceptant de faire deux jours
de marche, trop difficile à peindre, il fallait les préparer pour
recevoir les colorants, c'était long et difficile à faire. Depuis
des générations, les sorciers avaient préféré l'écorce de
stinmyam. Très souple, elle se roulait facilement, se peignait sans
difficulté. Le seul inconvénient connu était sa fragilité dès
qu'elle devenait trop sèche. Si ce malheur arrivait, elle devenait
cassante comme de la glace de printemps. Il fallait alors réécrire
le rouleau. Ce qui occupait plusieurs personnes pendant plusieurs
saisons pour ne pas faire d'erreur.
Avec des gestes d'une infinie lenteur,
il déroula le début du rouleau. Vu le graphisme, il était vieux.
On ne dessinait plus comme cela maintenant. S'il avait toujours du
mal avec le monde des esprits, il était par contre très fier de son
savoir en graphes sacrés. Il apprécia le tracé, la tenue du
pinceau ou de la plume, plutôt une plume d'ailleurs. Les couleurs
restaient vives sur le bachkam ce qui facilitait la lecture. Il en
déroula un peu plus de façon à voir toute la première séquence.
Il poussa un cri de surprise. Il avait dans les mains le rouleau
primordial, celui que Hut le fondateur avait lui-même écrit. Le
vieux Maître Sorcier avait toujours refusé de dire quel rouleau
avait disparu. Les gardiens des rouleaux, dont le rôle était de
garder les écorces souples en humidifiant juste ce qu'il fallait la
pièce, ne savaient pas ce que contenait le rouleau qui avait
disparu. Ils savaient juste que l'emballage datait de cinq
générations. Natckin comprenait mieux pourquoi le Maître Sorcier
avait gardé le silence. Si cela s'était su, le scandale aurait été
très grand et la perte de confiance dans le Temple considérable.
Lentement il commença le décryptage :
- Moi, Hut venant de la grande plaine
ravagée par les guerres et la famine, fonde ici, en cette vallée
retirée un lieu loin des passions pour qu'il soit havre de paix.
Tous les participants retinrent leur
souffle. Eux aussi avaient compris. Le rouleau primordial contenait
le récit de la fondation de la ville et des premiers rites. Avant de
continuer, ils chantèrent le chant des louanges de Hut. Natckin
reprit le déchiffrage. Dans la première séquence Hut racontait son
choix d'une vallée retirée. Il avait construit sa maison autour
d'un bachkam. Son tronc puissant et ses branches basses avaient été
le lieu idéal pour y construire une habitation. Au sol, il y avait
mis les quelques animaux qu'il avait amenés. Sur les premières
branches, il avait fixé un plancher et y avait fait sa maison
proprement dite. Il avait vécu ainsi une période longue de deux
hivers. Si au premier hiver, il avait perdu beaucoup de bêtes à
cause du froid et du manque de nourriture, le deuxième hiver l'avait
trouvé mieux préparé. Il avait découvert la première grotte et
les machpes. Dans ce deuxième hiver était arrivé deux hommes. Ils
étaient arrivés le jour où la lumière du soleil arrivait quand la
lumière de la lune disparaissait. Ils avaient fait la fête pour
cette rencontre. Natckin découvrait les graphes qui racontaient la
naissance de la fête des rencontres. Il pensa que cette année la
rencontre avait été mauvaise avec l'arrivée de ces extérieurs.
Poursuivant sa lecture, il déroula encore un peu les écorces. Il
découvrit comment les trois hommes avaient utilisé le bachkam pour
y habiter. Le premier s'appelait Andris. Il fuyait aussi la guerre de
la plaine. Sur son chemin, il avait croisé l'aveugle qui voyait les
esprits. Grâce à lui et à ses voyances, ils avaient évité
quelques mauvaises rencontres et surtout ils avaient eu la vision du
bachkam et de ce qu'il pourrait leur apporter. Si Andris s'était
révélé un maître dans la culture des machpes, l'aveugle qui
voyait les esprits leur avait donné de précieux conseils. C'est
ainsi qu'ils avaient creusé là où il fallait pour découvrir le
début du réseau de grottes qu'ils utilisaient aujourd'hui. Deux
longues saisons passèrent avant que Andris ne reparte vers la
vallée. Hut le fondateur resta seul avec l'aveugle qui voyait les
esprits. Ce dernier avait entrepris d'éduquer Hut le fondateur. Le
court printemps et l'été furent des moments privilégiés pour cet
apprentissage. Si l'aveugle voyait les esprits naturellement, Hut le
fondateur n'y arrivait pas. Ils cherchèrent alors des herbes et des
plantes pour les aider. Mais, et là Natckin articula distinctement,
jamais elles ne sont nécessaires si un voyant est là. Il pensa à
Tasmi et surtout à Kyll si sensibles au monde des esprits qu'ils
continuaient leur mission en l'absence du Temple.
Déroulant une nouvelle séquence, il
découvrit comment Andris revint avec femme et enfants qui plus est
accompagné de cinq autres familles. Il trouva aussi le passage qui
racontait comment sur les conseils de l'aveugle qui voyait les
esprits, ils avaient fait une offrande au pied du bachkam lorsque
celui-ci avait oublié de reverdir à un printemps. De ses branches
maitresses, ils avaient tiré des poutres pour chaque famille. Le
tronc était resté en terre et avait servi à faire la première
maison longue où Andris et les siens vécurent. Quant à l'écorce,
elle devint le début de leur premier rouleau. Hut le fondateur et
l'aveugle qui voyaient les esprits avaient décidé de se refaire une
maison commune plus haut dans la pente. Une forme naturelle dans le
terrain dessinait presque un enclos.
Natckin ne put retenir son exaltation.
Le rouleau décrivait précisément comment Hut le fondateur et
l'aveugle qui voyait les esprits, avaient procédé pour faire de ce
lieu, l'endroit sacré des rites qui devenaient nécessaires.
- Que Hut le fondateur soit loué, nous
avons la réponse à nos questions.
De nouveau, ils chantèrent ses
louanges. Rien ne s'opposait à ce qu'ils consacrent cette grange
pour les offices nécessaires. Quant aux rites pour la fête des
rencontres, ils étaient aussi décrits dans une autre partie.
Natckin rangea avec précaution le
rouleau primordial dans son étui. Il fit appeler les gardiens des
rouleaux et leur remit le trésor dont ils venaient de découvrir le
contenu. Puis se levant, toujours suivi de Tasmi, il regagna son lieu
d'habitation. Il passa ainsi le long de la rangée centrale de
poutres. Arrivé à la porte de communication, il s'arrêta, se
retourna et fit un signe à Tonlen qui accourut :
- Regardez, Maître officiant.
Celui-ci dirigea son regard vers ce que
lui montrait Natckin.
- Oh !
- Et oui, Maître officiant, cette
poutre n'en est pas une, c'est un tronc d'arbre mort qui a encore ses
racines et un bachkam de surcroît.
- Alors nous serions ...
- Oui, nous sommes... et c'est sûrement
pour cela que le rouleau n'a pas été découvert avant. Entre les
racines du bachkam consacré, nul ne pouvait le sentir avant que cela
soit nécessaire. Aujourd'hui, on peut dire qu'heureusement qu'un des
Andrysio ait volé ce rouleau, sinon nous n'aurions plus de guide.
Natckin sentit Tonlen ébranlé. Qu'un
acte mauvais en soi puisse devenir un bien semblait le perturber.
Natckin le laissa méditer cela et, toujours suivi de Tasmi, il
regagna sa chambre.
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