dimanche 3 juin 2012


Natckin s'était opposé à toute transformation de la grange de la maison Andrysio. Le fourrage avait été réparti en grande partie vers les autres maisons pour faire de la place. Sur des murets de pierre de solides poutres formaient l'ossature du toit. Elle rejoignait les poutres maîtresses, elles-mêmes posées sur de véritables troncs d'arbres dessinant une ligne de colonnes sombres au centre de la pièce. Ne restait que les provisions sèches pour la maisonnée. Les sorciers furent heureux de les récupérer ayant tout perdu avec la confiscation du Temple. Tonlen était d'avis de transformer la pièce avec ce qu'ils avaient récupéré du brasier. Natckin avait refusé. Si le rouleau était resté aussi longtemps là sans que les esprits interrogés de maintes fois par l'ancien Maître Sorcier, n'aient pu répondre, c'est en raison des forces propres de cette maison. La fierté des Andrysio était de pouvoir dire qu'ils étaient la première famille à être venu s'installer quand Hut eut fondé la ville. Et comme aucune descendance n'était connue à Hut, ce sont, les Andrysio qui étaient les plus anciens et donc les plus respectables de cette ville. Si personne ne contestait sérieusement cette antériorité probable, nombreux étaient ceux qui trouvaient que cela ne donnait pas plus de privilège à la maison d'Andrysio. Natckin s'interrogeait sur les forces en présence. Le rouleau n'avait pas été retrouvé avant la fin des Andrysio. Certains esprits chagrins susurraient même que si Bartone était ainsi mal traité, c'était parce qu'il n'était pas un vrai Andrysio et qu'au cours de la fête de la rencontre de cette année-là, sa mère avant de se donner au fils Andrysio s'était beaucoup donnée...Les bruits disaient-ils vrai? Avant le massacre le rouleau était invisible du monde des esprits, après le massacre et bien que Bartone soit encore vivant, Kyll avait pu le repérer. Natckin trouvait cela étrange. Il en tirait la conclusion que cette maison, ce lieu avait quelque chose de particulier.
Natckin se tenait près de la seule ouverture qui donnait de la lumière. C'est-à-dire la porte. Composée de deux grands vantaux, eux-mêmes divisés en trois. Il n'avait fait ouvrir que la partie haute pour éviter les regards des passants. Tasmi comme toujours était à moins de trois pas de lui. Tonlen en tant que maître officiant se tenait avec ses acolytes un peu en retrait sur la gauche dans l'ombre. Trois autres maîtres sorciers faisaient face à Natckin. Le reste de la communauté faisait l'exercice du Rrrôô. Natckin fit les invocations, les trois autres répondirent. Tasmi ouvrait des yeux de plus en plus ronds. Ils brûlèrent quelques herbes odoriférantes, les dernières qui leur restaient. Disant les formules consacrées, Natckin, défit en douceur les protections qui recouvraient le rouleau. Il n'avait manifestement pas souffert de son séjour sous terre. Les écorces étaient souples. Une odeur douce et prenante s'en dégagea. Du bois de bachkam ! Voilà une explication de la résistance de ce rouleau. Bien qu'elle soit souple, l'écorce de bachkam n'était plus utilisée pour les rouleaux. Trop rare, il n'y avait pas dix bachkam dans les forêts autour de la ville et encore en acceptant de faire deux jours de marche, trop difficile à peindre, il fallait les préparer pour recevoir les colorants, c'était long et difficile à faire. Depuis des générations, les sorciers avaient préféré l'écorce de stinmyam. Très souple, elle se roulait facilement, se peignait sans difficulté. Le seul inconvénient connu était sa fragilité dès qu'elle devenait trop sèche. Si ce malheur arrivait, elle devenait cassante comme de la glace de printemps. Il fallait alors réécrire le rouleau. Ce qui occupait plusieurs personnes pendant plusieurs saisons pour ne pas faire d'erreur.
Avec des gestes d'une infinie lenteur, il déroula le début du rouleau. Vu le graphisme, il était vieux. On ne dessinait plus comme cela maintenant. S'il avait toujours du mal avec le monde des esprits, il était par contre très fier de son savoir en graphes sacrés. Il apprécia le tracé, la tenue du pinceau ou de la plume, plutôt une plume d'ailleurs. Les couleurs restaient vives sur le bachkam ce qui facilitait la lecture. Il en déroula un peu plus de façon à voir toute la première séquence. Il poussa un cri de surprise. Il avait dans les mains le rouleau primordial, celui que Hut le fondateur avait lui-même écrit. Le vieux Maître Sorcier avait toujours refusé de dire quel rouleau avait disparu. Les gardiens des rouleaux, dont le rôle était de garder les écorces souples en humidifiant juste ce qu'il fallait la pièce, ne savaient pas ce que contenait le rouleau qui avait disparu. Ils savaient juste que l'emballage datait de cinq générations. Natckin comprenait mieux pourquoi le Maître Sorcier avait gardé le silence. Si cela s'était su, le scandale aurait été très grand et la perte de confiance dans le Temple considérable. Lentement il commença le décryptage :
- Moi, Hut venant de la grande plaine ravagée par les guerres et la famine, fonde ici, en cette vallée retirée un lieu loin des passions pour qu'il soit havre de paix.
Tous les participants retinrent leur souffle. Eux aussi avaient compris. Le rouleau primordial contenait le récit de la fondation de la ville et des premiers rites. Avant de continuer, ils chantèrent le chant des louanges de Hut. Natckin reprit le déchiffrage. Dans la première séquence Hut racontait son choix d'une vallée retirée. Il avait construit sa maison autour d'un bachkam. Son tronc puissant et ses branches basses avaient été le lieu idéal pour y construire une habitation. Au sol, il y avait mis les quelques animaux qu'il avait amenés. Sur les premières branches, il avait fixé un plancher et y avait fait sa maison proprement dite. Il avait vécu ainsi une période longue de deux hivers. Si au premier hiver, il avait perdu beaucoup de bêtes à cause du froid et du manque de nourriture, le deuxième hiver l'avait trouvé mieux préparé. Il avait découvert la première grotte et les machpes. Dans ce deuxième hiver était arrivé deux hommes. Ils étaient arrivés le jour où la lumière du soleil arrivait quand la lumière de la lune disparaissait. Ils avaient fait la fête pour cette rencontre. Natckin découvrait les graphes qui racontaient la naissance de la fête des rencontres. Il pensa que cette année la rencontre avait été mauvaise avec l'arrivée de ces extérieurs. Poursuivant sa lecture, il déroula encore un peu les écorces. Il découvrit comment les trois hommes avaient utilisé le bachkam pour y habiter. Le premier s'appelait Andris. Il fuyait aussi la guerre de la plaine. Sur son chemin, il avait croisé l'aveugle qui voyait les esprits. Grâce à lui et à ses voyances, ils avaient évité quelques mauvaises rencontres et surtout ils avaient eu la vision du bachkam et de ce qu'il pourrait leur apporter. Si Andris s'était révélé un maître dans la culture des machpes, l'aveugle qui voyait les esprits leur avait donné de précieux conseils. C'est ainsi qu'ils avaient creusé là où il fallait pour découvrir le début du réseau de grottes qu'ils utilisaient aujourd'hui. Deux longues saisons passèrent avant que Andris ne reparte vers la vallée. Hut le fondateur resta seul avec l'aveugle qui voyait les esprits. Ce dernier avait entrepris d'éduquer Hut le fondateur. Le court printemps et l'été furent des moments privilégiés pour cet apprentissage. Si l'aveugle voyait les esprits naturellement, Hut le fondateur n'y arrivait pas. Ils cherchèrent alors des herbes et des plantes pour les aider. Mais, et là Natckin articula distinctement, jamais elles ne sont nécessaires si un voyant est là. Il pensa à Tasmi et surtout à Kyll si sensibles au monde des esprits qu'ils continuaient leur mission en l'absence du Temple.
Déroulant une nouvelle séquence, il découvrit comment Andris revint avec femme et enfants qui plus est accompagné de cinq autres familles. Il trouva aussi le passage qui racontait comment sur les conseils de l'aveugle qui voyait les esprits, ils avaient fait une offrande au pied du bachkam lorsque celui-ci avait oublié de reverdir à un printemps. De ses branches maitresses, ils avaient tiré des poutres pour chaque famille. Le tronc était resté en terre et avait servi à faire la première maison longue où Andris et les siens vécurent. Quant à l'écorce, elle devint le début de leur premier rouleau. Hut le fondateur et l'aveugle qui voyaient les esprits avaient décidé de se refaire une maison commune plus haut dans la pente. Une forme naturelle dans le terrain dessinait presque un enclos.
Natckin ne put retenir son exaltation. Le rouleau décrivait précisément comment Hut le fondateur et l'aveugle qui voyait les esprits, avaient procédé pour faire de ce lieu, l'endroit sacré des rites qui devenaient nécessaires.
- Que Hut le fondateur soit loué, nous avons la réponse à nos questions.
De nouveau, ils chantèrent ses louanges. Rien ne s'opposait à ce qu'ils consacrent cette grange pour les offices nécessaires. Quant aux rites pour la fête des rencontres, ils étaient aussi décrits dans une autre partie.
Natckin rangea avec précaution le rouleau primordial dans son étui. Il fit appeler les gardiens des rouleaux et leur remit le trésor dont ils venaient de découvrir le contenu. Puis se levant, toujours suivi de Tasmi, il regagna son lieu d'habitation. Il passa ainsi le long de la rangée centrale de poutres. Arrivé à la porte de communication, il s'arrêta, se retourna et fit un signe à Tonlen qui accourut :
- Regardez, Maître officiant.
Celui-ci dirigea son regard vers ce que lui montrait Natckin.
- Oh !
- Et oui, Maître officiant, cette poutre n'en est pas une, c'est un tronc d'arbre mort qui a encore ses racines et un bachkam de surcroît.
- Alors nous serions ...
- Oui, nous sommes... et c'est sûrement pour cela que le rouleau n'a pas été découvert avant. Entre les racines du bachkam consacré, nul ne pouvait le sentir avant que cela soit nécessaire. Aujourd'hui, on peut dire qu'heureusement qu'un des Andrysio ait volé ce rouleau, sinon nous n'aurions plus de guide.
Natckin sentit Tonlen ébranlé. Qu'un acte mauvais en soi puisse devenir un bien semblait le perturber. Natckin le laissa méditer cela et, toujours suivi de Tasmi, il regagna sa chambre.

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