vendredi 24 février 2012

Ce fut la première bataille


Ce fut la première bataille. Chan vivait une colère permanente. Près d'une quarantaine de personnes avaient trouvé la mort pour un étranger. C'était cher payé, trop cher payé. Sstanch, plus fataliste, disait :
- C'était à prévoir. Le vieux Rinca n'a pas supporté la profanation de la clairière. Lui et ses amis ont décidé de se venger.
- Mais ils n'avaient aucune chance contre des guerriers !
Chan et Sstanch arpentaient le lieu du combat. Les hommes de la ville avaient tendu une embuscade au groupe revenant par le col de l'homme mort. A quarante contre dix, ils pensaient la victoire acquise. Les corps marbrés de sang qui jonchaient la neige prouvaient le contraire. Chan était d'autant plus en colère que Rinca n'avait rien dit de ses préparatifs. C'est en entendant les cris et les hurlements que les guetteurs de la tour avaient prévenu que quelque chose se passait. Les étrangers qui avaient fini leur fort de glace, avaient aussi entendu les bruits des combats. Avant même que quelqu'un réagisse en ville trente guerriers étaient partis de toute la vitesse de leurs planches de glisse. Quand Sstanch avait voulu faire une sortie pour aller voir, vingt flèches s'étaient plantées dans la porte à son premier mouvement. Sstanch avait juré et couru à la porte de la forêt rejoindre l'autre groupe d'hommes qu'il avait déjà missionné pour cela. Ils progressaient à pied avec des raquettes. Moins entraînés que l'homme des montagnes, ils se déplaçaient plus lentement. Il leur avait fallu beaucoup de temps simplement pour atteindre la route du col. Sstanch entendait les hommes derrière lui ahaner pour essayer d'aller vite. Il pensa qu'ils seraient trop essoufflés pour un combat quelconque.
- Ne bougez plus !
L'ordre claqua comme un fouet. Sstanch reconnut la voix de Muoucht.
- Stop, ne faites rien ! hurla-t-il en levant les bras, alors que les hommes qui l'accompagnaient sortaient leur armes. Ils s'interrompirent regardant autour d'eux. Muoucht sur ses raquettes barrait le chemin à quelques dizaines de pas. En retrait mais hors de portée des arcs de la ville, une bonne trentaine de guerriers, l'arc bandé, une flèche encochée, surgirent de leurs abris qui les avaient cachés. Un homme partit en hurlant et en brandissant sa faux. Dix pas plus loin, il gisait dans la neige secoué de soubresauts, se vidant de son sang une flèche en pleine gorge. Les hommes de la ville rengainèrent leurs armes, Kalgar le premier sans essayer de bouger.
Un guerrier extérieur reposa son arc. Avec les gestes précis et vifs d'un long entraînement, il le rangea dans son dos, tout en s'avançant sur ses planches de glisse vers Muoucht. Sstanch reconnut le prince.
- Rtom.....
- Nous venons de tuer vos soldats dans la montagne. Ils nous ont attaqués, traduit Muoucht.
Quiloma parlait d'une voix grave assez lentement pour que Muoucht puisse traduire.
- Nous n'étions pas venus pour faire la guerre. Vous nous l'imposez.
- Les hommes qui vous ont attaqués, l'ont fait sans ordre ! coupa Sstanch. Muoucht traduisit.
Quiloma l'écouta puis reprit la parole.
- Lsel...
- Peut-être dis-tu vrai. Quand le soleil se lèvera amène la réponse à mon offre. Soit vous vous soumettez soit nous sèmerons ruines et mort dans votre village. J'ai dit et cela est vrai.
Sans attendre de réponse Quiloma avait tourné les talons. Sstanch le regarda faire des gestes qu'il devinait être des ordres, car bientôt les guerriers extérieurs eurent tous disparu.
Tout le monde se précipita vers le serviteur de Rinca qui gisait dans la neige, une tache rouge autour de la tête.
- Il est mort, dit Sstanch, ramenons-le à la ville. Il n'y a plus rien à faire pour les autres. Nous irons chercher les corps plus tard.
Leur retour en ville fut sinistre. Personne ne parlait. Se relayant pour porter le mort, ils atteignirent la ville assez vite. Repassant sur leurs traces et en descente, le chemin ne leur parut pourtant pas plus court. Tous pensaient à la vitesse à laquelle les extérieurs avaient réagi et à ce qu’ils avaient dit. Là-bas, ils étaient tous morts. À leur arrivée, tout le monde se pressa pour voir. Chan arriva dans les derniers. Il arrivait de la tour de guet. Il avait observé le retour des extérieurs. Il les avait vu ramener un corps. Il n’était descendu que lorsqu’on lui avait annoncé le retour de l’expédition. Essoufflé comme à chaque fois qu’il faisait un effort, il demanda à Sstanch un rapport. Puis il convoqua le conseil. Ceux qui y assistèrent racontèrent combien furent houleux les débats. Tous faisaient griefs à Rinca pour son attitude. Celui-ci se défendait en hurlant comme les autres, précisant qu’il était le seul à avoir perdu ses fils et ses hommes pour défendre la clairière de la dislocation. Natckin avait essayé de calmer le débat. Voyant qu’il n’arrivait à rien, il était parti faire une divination. A son retour, il y avait deux clans dans le conseil, ceux qui comme Rinca voulaient venger et la profanation et la mort des leurs, et puis ceux plus nombreux qui pensaient qu’ils avaient tout à perdre à essayer de résister. Natckin s’était mis en grand habit. Il n’avait pas osé usurper la tenue du maître sorcier. Pourtant il impressionna les présents qui se turent les uns derrière les autres en le voyant avancer le visage grave et fermé. Derrière lui Tasmi dont les visions étaient révélatrices, tenait les pans de son manteau.
- Les esprits ont parlé, déclara Natckin d’une voix grave et forte. La mort nous attend, rapide et douloureuse si nous nous révoltons contre les extérieurs, lente et insidieuse si nous nous soumettons.
Il s’arrêta de parler, le regard perdu comme s’il avait encore devant les yeux les visions dont il parlait. L’assistance resta interloquée un moment puis les murmures reprirent pour se changer rapidement en altercation verbale entre les deux camps.
- Pourtant…
La parole de Natckin fit l’effet du tonnerre. Tous firent silence.
- Pourtant l’esprit de la ville m’a montré un chemin possible. Il est long et difficile, mais le seul qui puisse nous libérer de la mort blanche qui rôde à notre porte et qui a brisé le passage vers le monde des esprits.
- Quel est-il ? demanda Chan.
- L’esprit de la ville a consenti à donner le premier pas, mais trop de violences arrivent. La suite dépend de celui qui n’a pas son nom.
- Qui est-ce ? Un esprit ?
- Je ne sais, l’avenir est trop brouillé…
- Mais ce premier pas, c’est quoi ?
- Il faut leur donner l’impression de se soumettre et se préparer au long conflit et puis…
Sa voix baissa au point que seul le premier rang l’entendit
- …et puis, il faut retrouver le maître sorcier.
Chan fut le seul à comprendre ce qu’il en coûtait à Natckin de dire cela. La nouvelle de la disparition de Kyll fut l’ultime coup à la résistance du conseil. Sans maître sorcier pour faire le lien avec le monde des esprits, avec la mort incarnée dans son fort de glace, la ville était perdue. Même les morts étaient perdus. Sans le rite à la clairière, ils étaient condamnés à errer, bloqués, incapables de rejoindre le lieu de leur repos.
Chan n’avait pas dormi quand il alla se présenter devant Quiloma pour faire reddition. Celui-ci le reçut sans un mot. Quand Chan eut fini, il attendit un moment. La sueur lui coulait dans le dos au fur et à mesure que le silence se prolongeait. Quand il prit la décision de partir, le prince blanc fit un geste et dix guerriers emboîtèrent le pas au chef de ville. Quand il arriva à la porte des hautes terres, ils prirent position. Par gestes, ils firent évacuer les gardiens de la porte et les guetteurs de la tour, puis ils prirent leur place.
Chan n’attendit pas pour repartir avec Sstanch et une escouade d’hommes pour aller chercher les corps.
La montée vers le col de l’homme mort leur prit la moitié de la matinée. Quand ils découvrirent le champ de bataille, le spectacle fut insoutenable. Tous les hommes avaient été égorgés. Le rouge s’étalait par flaques. Sstanch les examina tous. Pendant ce temps, la plupart des autres allaient vomir un peu plus loin. Ils trouvèrent le dislocateur sur place.
- J’ai chassé les prédateurs depuis hier. Il n’est pas bon que le rite ne soit pas respecté.
Chan le remercia d’une voix blanche. Puis il donna les ordres. Des branches furent coupées pour faire des litières. Les corps furent entassés à plusieurs sur chacune. Puis sans un mot, le groupe reprit le chemin de la ville.
- Ça a été un massacre, dit Chan.
- Oui et non, répondit Sstanch. Ils se sont battus. J’ai vu leurs flèches plantées un peu partout. La plupart sont tombés sous le coup des archers ennemis. Quelques uns sont arrivés au corps à corps mais ils ne savaient pas se battre. Le dislocateur m’a dit qu’il avait vu les extérieurs revenir avec un mort et plusieurs blessés. Pour un premier combat, les hommes de Rinca se sont bien battus. J’ai connu des combats où les jeunes recrues mouraient tous sans même faire de victime en face.
- Mais pourquoi les égorger ?
- J’ai vu des tribus de la plaine le faire. Soit pour achever les blessés afin qu’ils meurent vite sans souffrir, soit pour d’autres tribus afin de laver le déshonneur de la défaite, pour nos ennemis je ne sais pas. Ils ne les ont pas torturés…
- A quoi vois-tu ça ?
- Les hommes de Rinca étaient morts quand les extérieurs ont récupéré leurs flèches dans leurs corps. Les plaies n’ont pas saigné.
Il fallut tout le reste de la journée pour redescendre les dépouilles des combattants. Rinca regarda passer ses fils, ses alliés, ses serviteurs morts, la mâchoire serrée. Dans ses prunelles dansaient des envies de vengeance. Du haut de la tour, les guerriers de la mort, comme on les appelait maintenant, regardaient la procession sans montrer la moindre émotion.

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