Ce fut la première bataille. Chan
vivait une colère permanente. Près d'une quarantaine de personnes
avaient trouvé la mort pour un étranger. C'était cher payé, trop
cher payé. Sstanch, plus fataliste, disait :
- C'était à prévoir. Le vieux Rinca
n'a pas supporté la profanation de la clairière. Lui et ses amis
ont décidé de se venger.
- Mais ils n'avaient aucune chance
contre des guerriers !
Chan et Sstanch arpentaient le lieu du
combat. Les hommes de la ville avaient tendu une embuscade au groupe
revenant par le col de l'homme mort. A quarante contre dix, ils
pensaient la victoire acquise. Les corps marbrés de sang qui
jonchaient la neige prouvaient le contraire. Chan était d'autant
plus en colère que Rinca n'avait rien dit de ses préparatifs. C'est
en entendant les cris et les hurlements que les guetteurs de la tour
avaient prévenu que quelque chose se passait. Les étrangers qui
avaient fini leur fort de glace, avaient aussi entendu les bruits des
combats. Avant même que quelqu'un réagisse en ville trente
guerriers étaient partis de toute la vitesse de leurs planches de
glisse. Quand Sstanch avait voulu faire une sortie pour aller voir,
vingt flèches s'étaient plantées dans la porte à son premier
mouvement. Sstanch avait juré et couru à la porte de la forêt
rejoindre l'autre groupe d'hommes qu'il avait déjà missionné pour
cela. Ils progressaient à pied avec des raquettes. Moins entraînés
que l'homme des montagnes, ils se déplaçaient plus lentement. Il
leur avait fallu beaucoup de temps simplement pour atteindre la route
du col. Sstanch entendait les hommes derrière lui ahaner pour
essayer d'aller vite. Il pensa qu'ils seraient trop essoufflés pour
un combat quelconque.
- Ne bougez plus !
L'ordre claqua comme un fouet. Sstanch
reconnut la voix de Muoucht.
- Stop, ne faites rien ! hurla-t-il en
levant les bras, alors que les hommes qui l'accompagnaient sortaient
leur armes. Ils s'interrompirent regardant autour d'eux. Muoucht sur
ses raquettes barrait le chemin à quelques dizaines de pas. En
retrait mais hors de portée des arcs de la ville, une bonne
trentaine de guerriers, l'arc bandé, une flèche encochée,
surgirent de leurs abris qui les avaient cachés. Un homme partit en
hurlant et en brandissant sa faux. Dix pas plus loin, il gisait dans
la neige secoué de soubresauts, se vidant de son sang une flèche en
pleine gorge. Les hommes de la ville rengainèrent leurs armes,
Kalgar le premier sans essayer de bouger.
Un guerrier extérieur reposa son arc.
Avec les gestes précis et vifs d'un long entraînement, il le rangea
dans son dos, tout en s'avançant sur ses planches de glisse vers
Muoucht. Sstanch reconnut le prince.
- Rtom.....
- Nous venons de tuer vos soldats dans
la montagne. Ils nous ont attaqués, traduit Muoucht.
Quiloma parlait d'une voix grave assez
lentement pour que Muoucht puisse traduire.
- Nous n'étions pas venus pour faire
la guerre. Vous nous l'imposez.
- Les hommes qui vous ont attaqués,
l'ont fait sans ordre ! coupa Sstanch. Muoucht traduisit.
Quiloma l'écouta puis reprit la
parole.
- Lsel...
- Peut-être dis-tu vrai. Quand le
soleil se lèvera amène la réponse à mon offre. Soit vous vous
soumettez soit nous sèmerons ruines et mort dans votre village. J'ai
dit et cela est vrai.
Sans attendre de réponse Quiloma avait
tourné les talons. Sstanch le regarda faire des gestes qu'il
devinait être des ordres, car bientôt les guerriers extérieurs
eurent tous disparu.
Tout le monde se précipita vers le
serviteur de Rinca qui gisait dans la neige, une tache rouge autour
de la tête.
- Il est mort, dit Sstanch, ramenons-le
à la ville. Il n'y a plus rien à faire pour les autres. Nous irons
chercher les corps plus tard.
Leur retour en ville fut sinistre.
Personne ne parlait. Se relayant pour porter le mort, ils
atteignirent la ville assez vite. Repassant sur leurs traces et en
descente, le chemin ne leur parut pourtant pas plus court. Tous
pensaient à la vitesse à laquelle les extérieurs avaient réagi et
à ce qu’ils avaient dit. Là-bas, ils étaient tous morts. À leur
arrivée, tout le monde se pressa pour voir. Chan arriva dans les
derniers. Il arrivait de la tour de guet. Il avait observé le retour
des extérieurs. Il les avait vu ramener un corps. Il n’était
descendu que lorsqu’on lui avait annoncé le retour de
l’expédition. Essoufflé comme à chaque fois qu’il faisait un
effort, il demanda à Sstanch un rapport. Puis il convoqua le
conseil. Ceux qui y assistèrent racontèrent combien furent houleux
les débats. Tous faisaient griefs à Rinca pour son attitude.
Celui-ci se défendait en hurlant comme les autres, précisant qu’il
était le seul à avoir perdu ses fils et ses hommes pour défendre
la clairière de la dislocation. Natckin avait essayé de calmer le
débat. Voyant qu’il n’arrivait à rien, il était parti faire
une divination. A son retour, il y avait deux clans dans le conseil,
ceux qui comme Rinca voulaient venger et la profanation et la mort
des leurs, et puis ceux plus nombreux qui pensaient qu’ils avaient
tout à perdre à essayer de résister. Natckin s’était mis en
grand habit. Il n’avait pas osé usurper la tenue du maître
sorcier. Pourtant il impressionna les présents qui se turent les uns
derrière les autres en le voyant avancer le visage grave et fermé.
Derrière lui Tasmi dont les visions étaient révélatrices, tenait
les pans de son manteau.
- Les esprits ont parlé, déclara
Natckin d’une voix grave et forte. La mort nous attend, rapide et
douloureuse si nous nous révoltons contre les extérieurs, lente et
insidieuse si nous nous soumettons.
Il s’arrêta de parler, le regard
perdu comme s’il avait encore devant les yeux les visions dont il
parlait. L’assistance resta interloquée un moment puis les
murmures reprirent pour se changer rapidement en altercation verbale
entre les deux camps.
- Pourtant…
La parole de Natckin fit l’effet du
tonnerre. Tous firent silence.
- Pourtant l’esprit de la ville m’a
montré un chemin possible. Il est long et difficile, mais le seul
qui puisse nous libérer de la mort blanche qui rôde à notre porte
et qui a brisé le passage vers le monde des esprits.
- Quel est-il ? demanda Chan.
- L’esprit de la ville a consenti à
donner le premier pas, mais trop de violences arrivent. La suite
dépend de celui qui n’a pas son nom.
- Qui est-ce ? Un esprit ?
- Je ne sais, l’avenir est trop
brouillé…
- Mais ce premier pas, c’est quoi ?
- Il faut leur donner l’impression de
se soumettre et se préparer au long conflit et puis…
Sa voix baissa au point que seul le
premier rang l’entendit
- …et puis, il faut retrouver le
maître sorcier.
Chan fut le seul à comprendre ce qu’il
en coûtait à Natckin de dire cela. La nouvelle de la disparition de
Kyll fut l’ultime coup à la résistance du conseil. Sans maître
sorcier pour faire le lien avec le monde des esprits, avec la mort
incarnée dans son fort de glace, la ville était perdue. Même les
morts étaient perdus. Sans le rite à la clairière, ils étaient
condamnés à errer, bloqués, incapables de rejoindre le lieu de
leur repos.
Chan n’avait pas dormi quand il alla
se présenter devant Quiloma pour faire reddition. Celui-ci le reçut
sans un mot. Quand Chan eut fini, il attendit un moment. La sueur lui
coulait dans le dos au fur et à mesure que le silence se
prolongeait. Quand il prit la décision de partir, le prince blanc
fit un geste et dix guerriers emboîtèrent le pas au chef de ville.
Quand il arriva à la porte des hautes terres, ils prirent position.
Par gestes, ils firent évacuer les gardiens de la porte et les
guetteurs de la tour, puis ils prirent leur place.
Chan n’attendit pas pour repartir
avec Sstanch et une escouade d’hommes pour aller chercher les
corps.
La montée vers le col de l’homme
mort leur prit la moitié de la matinée. Quand ils découvrirent le
champ de bataille, le spectacle fut insoutenable. Tous les hommes
avaient été égorgés. Le rouge s’étalait par flaques. Sstanch
les examina tous. Pendant ce temps, la plupart des autres allaient
vomir un peu plus loin. Ils trouvèrent le dislocateur sur place.
- J’ai chassé les prédateurs depuis
hier. Il n’est pas bon que le rite ne soit pas respecté.
Chan le remercia d’une voix blanche.
Puis il donna les ordres. Des branches furent coupées pour faire des
litières. Les corps furent entassés à plusieurs sur chacune. Puis
sans un mot, le groupe reprit le chemin de la ville.
- Ça a été un massacre, dit Chan.
- Oui et non, répondit Sstanch. Ils se
sont battus. J’ai vu leurs flèches plantées un peu partout. La
plupart sont tombés sous le coup des archers ennemis. Quelques uns
sont arrivés au corps à corps mais ils ne savaient pas se battre.
Le dislocateur m’a dit qu’il avait vu les extérieurs revenir
avec un mort et plusieurs blessés. Pour un premier combat, les
hommes de Rinca se sont bien battus. J’ai connu des combats où les
jeunes recrues mouraient tous sans même faire de victime en face.
- Mais pourquoi les égorger ?
- J’ai vu des tribus de la plaine le
faire. Soit pour achever les blessés afin qu’ils meurent vite sans
souffrir, soit pour d’autres tribus afin de laver le déshonneur de
la défaite, pour nos ennemis je ne sais pas. Ils ne les ont pas
torturés…
- A quoi vois-tu ça ?
- Les hommes de Rinca étaient morts
quand les extérieurs ont récupéré leurs flèches dans leurs
corps. Les plaies n’ont pas saigné.
Il fallut tout le reste de la journée
pour redescendre les dépouilles des combattants. Rinca regarda
passer ses fils, ses alliés, ses serviteurs morts, la mâchoire
serrée. Dans ses prunelles dansaient des envies de vengeance. Du
haut de la tour, les guerriers de la mort, comme on les appelait
maintenant, regardaient la procession sans montrer la moindre
émotion.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire