Kyll bougeait comme en
rêve. Il errait dans la ville sans vraiment savoir par où sortir.
La majorité de la population était en haut de la ville, attendant
le résultat de la rencontre. Il avait été quelques fois à la
grotte de la médiation, toujours accompagné d’un guide. Il se
demandait comment il allait se débrouiller. Depuis des années, il
ne s’occupait plus de son quotidien. Les disciples de premiers
niveaux s’en chargeaient. Il suivait la pente, se laissant aller.
Les visions avaient disparu. Il avait bien entendu l’esprit du sol,
pourtant un sentiment d’irréalité l’accompagnait. Les
rencontres qu’il faisait dans les rues lui prouvaient qu’il était
toujours invisible aux yeux des gens. Il arriva place de la fontaine.
Il était maintenant presque en bas de la ville. Il pensa que jamais
il ne pourrait bouger la porte. La peur commença à s’insinuer en
lui. C’était bien beau de suivre les ordres des esprits quand ils
étaient précis mais là, place de la fontaine, que devait-il
faire ? Il se dit que s’il remontait maintenant, il
retrouverait sa position et son rang, qu’il n’aurait pas besoin
de s’en faire pour son quotidien. Il se disait cela tout en sachant
qu’il se mentait. Il ne savait pas vivre sans se poser des
questions. Pourquoi une chose plus que l’autre ? Pourquoi
entendait-il les esprits, ce qui l’avait amené à la position de
maître sorcier alors que d’autres à l’allure plus altière
semblaient ne même pas savoir comment faire ? S’il partait
comme cela qu’est-ce qui allait se passer ? Natckin prendrait
la tête du temple. Il présentait bien. Kyll était persuadé que
Chan serait heureux de l’avoir en face de lui. Seulement Natckin ne
voyait rien, n’entendait rien. Le monde des esprits lui était
fermé. Kyll le savait. S’il était devenu deuxième disciple dans
la hiérarchie, c’était en mimant et en trichant. Le vieux maître
sorcier s’était laissé prendre par ce beau parleur. Quand le
Maître lui avait expliqué ses difficultés à rencontrer les
esprits, Kyll n’avait pas compris. C’était évident, soit les
esprits s’imposaient à toi, soit tu convoquais les esprits avec
l’offrande. Kyll avait eu besoin de temps pour s’apercevoir qu’il
était le seul à penser cela. Pour les autres sorciers, contacter le
monde des esprits nécessitait une ascèse et un entraînement de
tous les jours.
- SUIS-LA.
Comme toujours, Kyll ne se
posa pas la question de savoir d’où venait la voix, ni quel esprit
avait parlé. Il regarda autour de lui. La Solvette passait avec un
panier. Il lui emboîta le pas. Une fois ou deux elle se retourna,
scrutant derrière elle, sans rien voir. « Elle me sent mais
ne me voit pas», pensa Kyll. Ils marchèrent ainsi dans les ruelles
de la ville basse, se rapprochant des zones où on traitait les
machpes. L’odeur de la plante saturait l’air du quartier. La
Solvette passa entre deux entrepôts. Quand Kyll déboucha du
passage, elle avait disparu. Il eut un instant de panique. Il était
sur une placette, à sa droite, la ruelle remontait, à sa gauche, un
escalier de quelques marches donnait accès à une autre zone
d’entrepôts. Devant lui, il y eut un éclair lorsque la Solvette
alluma sa torche. Elle était entrée sous le porche en pierre qui
signalait l’entrée des grottes à machpes. Kyll se rapprocha
doucement. De nouveau la Solvette scruta derrière elle sans rien
voir. Elle se retourna et rangea les braises qui lui avaient servi
dans un brasero. Kyll n’était pas venu souvent ici. Le feu était
indispensable. Chacune des entrées de grottes, chaque maison
fonctionnaient pareil. On entretenait le feu. Personne ne savait le
faire renaître s’il s’éteignait. Une légende racontait la
quête d’un nouveau feu un jour de désastre, où tous les feux de
la ville s’étaient éteints. La pluie, l’humidité du
combustible et la paresse des habitants de l’époque avaient amené
cette catastrophe, en pleine saison des pluies. C’est un jeune
garçon qui avait réussi à capturer un nouvel esprit du feu alors
que celui-ci se promenait en forêt à côté du point de chute d’un
éclair d’orage. Kyll faillit perdre de vue la Solvette pendant
qu’il repensait à la légende. Heureusement la lumière de la
torche le guida. Kyll pensa qu’il ne savait rien de la vie des gens
de la ville. Inversement, ils ne savaient rien de la vie dans le
temple. Ils avançaient dans un dédale de grottes, qu’il était
incapable de mémoriser. De temps en temps, ils croisaient des gens.
La Solvette échangeait un mot, un bonjour, une phrase avec chacun.
Parfois elle s’arrêtait plus longtemps, sortait quelques plantes
de sa besace et les remettait à son interlocuteur qui la remerciait
en s’inclinant très bas. Puis le réseau des grottes se fit plus
lâche, ils traversaient une zone de galeries qui semblaient devenir
de plus en plus naturelles. Kyll avançait toujours derrière la
Solvette sans bruit. Le silence était devenu extraordinaire. Seuls
les frottements des bottes de la Solvette s’entendaient. A un
carrefour, elle s’arrêta. Se retourna brusquement et tendit sa
torche devant elle.
- Sors de là !
Kyll se crut démasqué.
Il avança dans le cercle de lumière. La Solvette regardait toujours
au même endroit alors que lui passait sur le côté.
- Si je me mets à
entendre des esprits, je n’ai pas fini, dit-elle à voix haute, en
reprenant son chemin. Ils marchaient maintenant dans un ensemble de
salles souterraines aux parois lisses et arrondies. De l’eau
coulait quelque part. Bientôt, ils arrivèrent près d’un torrent
dont les cascades brillaient à la lumière mouvante de la torche.
Kyll n’en revenait pas. Jamais il ne s’était douté de ce réseau
et de ce torrent souterrain. Il sentit un souffle d’air. La sortie
ne pouvait pas être loin. La Solvette s’était arrêtée pour
gratter des lichens sur la roche. Kyll suivit l’air. Plus il
s’éloignait de la Solvette, moins la lumière était forte. Il se
retrouva dans le noir presque complet. Devant lui, il y avait comme
une clarté. Il se dirigea vers elle pour voir. Elle augmentait à
chacun de ses pas. Enfin il déboucha dehors. Il neigeait. Il était
au pied d’une barre rocheuse, juste au-dessus du bassin dans lequel
coulait le torrent qu’il avait suivi. Il se reconnut. La grotte de
la médiation était proche. Il pensa que même s’il voulait faire
demi-tour, jamais il ne trouverait son chemin dans ce labyrinthe
souterrain. Il réajusta son baluchon et se dirigea vers sa
destination.
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