samedi 28 janvier 2012

Kyll bougeait comme en rêve


Kyll bougeait comme en rêve. Il errait dans la ville sans vraiment savoir par où sortir. La majorité de la population était en haut de la ville, attendant le résultat de la rencontre. Il avait été quelques fois à la grotte de la médiation, toujours accompagné d’un guide. Il se demandait comment il allait se débrouiller. Depuis des années, il ne s’occupait plus de son quotidien. Les disciples de premiers niveaux s’en chargeaient. Il suivait la pente, se laissant aller. Les visions avaient disparu. Il avait bien entendu l’esprit du sol, pourtant un sentiment d’irréalité l’accompagnait. Les rencontres qu’il faisait dans les rues lui prouvaient qu’il était toujours invisible aux yeux des gens. Il arriva place de la fontaine. Il était maintenant presque en bas de la ville. Il pensa que jamais il ne pourrait bouger la porte. La peur commença à s’insinuer en lui. C’était bien beau de suivre les ordres des esprits quand ils étaient précis mais là, place de la fontaine, que devait-il faire ? Il se dit que s’il remontait maintenant, il retrouverait sa position et son rang, qu’il n’aurait pas besoin de s’en faire pour son quotidien. Il se disait cela tout en sachant qu’il se mentait. Il ne savait pas vivre sans se poser des questions. Pourquoi une chose plus que l’autre ? Pourquoi entendait-il les esprits, ce qui l’avait amené à la position de maître sorcier alors que d’autres à l’allure plus altière semblaient ne même pas savoir comment faire ? S’il partait comme cela qu’est-ce qui allait se passer ? Natckin prendrait la tête du temple. Il présentait bien. Kyll était persuadé que Chan serait heureux de l’avoir en face de lui. Seulement Natckin ne voyait rien, n’entendait rien. Le monde des esprits lui était fermé. Kyll le savait. S’il était devenu deuxième disciple dans la hiérarchie, c’était en mimant et en trichant. Le vieux maître sorcier s’était laissé prendre par ce beau parleur. Quand le Maître lui avait expliqué ses difficultés à rencontrer les esprits, Kyll n’avait pas compris. C’était évident, soit les esprits s’imposaient à toi, soit tu convoquais les esprits avec l’offrande. Kyll avait eu besoin de temps pour s’apercevoir qu’il était le seul à penser cela. Pour les autres sorciers, contacter le monde des esprits nécessitait une ascèse et un entraînement de tous les jours.
- SUIS-LA.
Comme toujours, Kyll ne se posa pas la question de savoir d’où venait la voix, ni quel esprit avait parlé. Il regarda autour de lui. La Solvette passait avec un panier. Il lui emboîta le pas. Une fois ou deux elle se retourna, scrutant derrière elle, sans rien voir. «  Elle me sent mais ne me voit pas», pensa Kyll. Ils marchèrent ainsi dans les ruelles de la ville basse, se rapprochant des zones où on traitait les machpes. L’odeur de la plante saturait l’air du quartier. La Solvette passa entre deux entrepôts. Quand Kyll déboucha du passage, elle avait disparu. Il eut un instant de panique. Il était sur une placette, à sa droite, la ruelle remontait, à sa gauche, un escalier de quelques marches donnait accès à une autre zone d’entrepôts. Devant lui, il y eut un éclair lorsque la Solvette alluma sa torche. Elle était entrée sous le porche en pierre qui signalait l’entrée des grottes à machpes. Kyll se rapprocha doucement. De nouveau la Solvette scruta derrière elle sans rien voir. Elle se retourna et rangea les braises qui lui avaient servi dans un brasero. Kyll n’était pas venu souvent ici. Le feu était indispensable. Chacune des entrées de grottes, chaque maison fonctionnaient pareil. On entretenait le feu. Personne ne savait le faire renaître s’il s’éteignait. Une légende racontait la quête d’un nouveau feu un jour de désastre, où tous les feux de la ville s’étaient éteints. La pluie, l’humidité du combustible et la paresse des habitants de l’époque avaient amené cette catastrophe, en pleine saison des pluies. C’est un jeune garçon qui avait réussi à capturer un nouvel esprit du feu alors que celui-ci se promenait en forêt à côté du point de chute d’un éclair d’orage. Kyll faillit perdre de vue la Solvette pendant qu’il repensait à la légende. Heureusement la lumière de la torche le guida. Kyll pensa qu’il ne savait rien de la vie des gens de la ville. Inversement, ils ne savaient rien de la vie dans le temple. Ils avançaient dans un dédale de grottes, qu’il était incapable de mémoriser. De temps en temps, ils croisaient des gens. La Solvette échangeait un mot, un bonjour, une phrase avec chacun. Parfois elle s’arrêtait plus longtemps, sortait quelques plantes de sa besace et les remettait à son interlocuteur qui la remerciait en s’inclinant très bas. Puis le réseau des grottes se fit plus lâche, ils traversaient une zone de galeries qui semblaient devenir de plus en plus naturelles. Kyll avançait toujours derrière la Solvette sans bruit. Le silence était devenu extraordinaire. Seuls les frottements des bottes de la Solvette s’entendaient. A un carrefour, elle s’arrêta. Se retourna brusquement et tendit sa torche devant elle.
- Sors de là !
Kyll se crut démasqué. Il avança dans le cercle de lumière. La Solvette regardait toujours au même endroit alors que lui passait sur le côté.
- Si je me mets à entendre des esprits, je n’ai pas fini, dit-elle à voix haute, en reprenant son chemin. Ils marchaient maintenant dans un ensemble de salles souterraines aux parois lisses et arrondies. De l’eau coulait quelque part. Bientôt, ils arrivèrent près d’un torrent dont les cascades brillaient à la lumière mouvante de la torche. Kyll n’en revenait pas. Jamais il ne s’était douté de ce réseau et de ce torrent souterrain. Il sentit un souffle d’air. La sortie ne pouvait pas être loin. La Solvette s’était arrêtée pour gratter des lichens sur la roche. Kyll suivit l’air. Plus il s’éloignait de la Solvette, moins la lumière était forte. Il se retrouva dans le noir presque complet. Devant lui, il y avait comme une clarté. Il se dirigea vers elle pour voir. Elle augmentait à chacun de ses pas. Enfin il déboucha dehors. Il neigeait. Il était au pied d’une barre rocheuse, juste au-dessus du bassin dans lequel coulait le torrent qu’il avait suivi. Il se reconnut. La grotte de la médiation était proche. Il pensa que même s’il voulait faire demi-tour, jamais il ne trouverait son chemin dans ce labyrinthe souterrain. Il réajusta son baluchon et se dirigea vers sa destination.

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