Kyll sentit monter en lui
la vision. Il fut étonné de sa netteté. Il voyait les étrangers
comme en plein jour alors que le soleil était parti pour la nuit
depuis une chandelle. Ils avaient monté un camp fait de toiles
protégé par un muret de blocs de neige découpés. Des sentinelles
veillaient, l’arc à la main, une flèche prête. Puis Kyll eut
comme un sursaut. Il survolait la clairière de la dislocation. La
grande louve au regard de feu surveillait les dépouilles des
étrangers. Son esprit était en repos. Elle était là où elle
devait être. Le grand être avait suggéré et elle obéissait. Les
petits charognards qui auraient bien aimé se repaître des
carcasses, maudissaient dans leur langage ces loups qui les
empêchaient d’assouvir leur faim. Kyll ne fut même pas étonné
d’entendre les pensées des animaux. Un nouveau bond l’emmena
dans la maison commune. Il appréhenda dans un éclair de pensée, ce
qui s’était dit et ce que voulaient faire Natckin et Chan. Tout
s’éteignit pour se rallumer instantanément. Il était dans une
des maisons de la ville. La lumière irradiait d’un des êtres près
du feu. Il dormait. C’était un enfant. Une femme, lasse, à l’aura
vacillante écoutait les péroraisons d’un gaillard fort en gueule
à l’aura rouge sang. Chountic ! Lui seul avait cette aura de
mauvais œil. Ses serviteurs venaient lui faire le compte-rendu de ce
qui se passait et dans la maison commune et au-delà de la palissade.
Nouvelle coupure. Kyll planait dans le temple. Natckin faisait
l’offrande à Hut le fondateur. Son aura était striée de noir.
Celle de Tasmi flageolait d’incertitude. Les gestes étaient faits,
les herbes brûlées mais nulle trace de la belle et forte présence
de Hut… Kyll s’interrogea en voyant les pensées de Natckin
préparant déjà son discours à Chan. Il fallait qu’il
intervienne !
- NON !
Le cri le déstabilisa. Il
reprit conscience dans sa cellule de méditation. Il se leva
péniblement pour aller arrêter Natckin.
- RESTE !
- Mais il blasphème.
- JE SAIS. CE MAL EST
NÉCESSAIRE.
Dans l’esprit de Kyll,
la voix était nette et forte. Il connaissait cet esprit. Il était
le maître de la terre de la ville. Il avait de nombreuses fois
sacrifié pour qu’il leur soit favorable au moment des récoltes de
machpe.
- L’ESPRIT DE HUT TE
DEMANDE DE TE RETIRER À LA GROTTE DE LA MÉDIATION.
- Pourquoi ?
- OBÉIS
TOUT DE SUITE. NE DIS RIEN ET PARS. HUT T’ATTEND LÀ-BAS.
Kyll se retrouva seul dans
sa cellule et dans sa tête. L’esprit de la terre l’avait quitté.
S’interrogeant beaucoup, il rassembla ses affaires. Empruntant les
couloirs qui conduisaient vers une sortie latérale, il comprit que
personne ne le voyait. Tous ceux qui le croisaient, l’ignoraient.
Dans la grande salle du
temple Natckin officiait. Il avait presque fini le rite et rien ne
s’était passé. Nulle possession, ni de message écrit dans les
fumées odorantes. Il fit ce qu’il pensait des autres officiants.
Il inventa, simulant la possession et les dialogues. Il en arrivait
au message principal. Il avait décidé que le mieux était de céder
au prince des extérieurs en lui révélant où étaient les
dépouilles et où était l’enfant qu’il cherchait. Dans son jeu
scénique, il commença d’une voix grave, à révéler ce qui
devait être fait. Il en avait fini avec la femme et l’homme. Au
moment où, reprenant son souffle, il allait sceller le sort de
l’enfant. Une autre voix s’éleva, forte impérieuse, faisant
trembler les murs. Tous les officiants regardèrent Tasmi debout,
transfiguré, disant :
- QUE JAMAIS CE QUI A ÉTÉ
DONNÉ À LA MÈRE EN LARMES NE SOIT REPRIS !
Natckin fut déstabilisé
mais préféra intégrer cela dans son augure. Finissant le rite, il
demanda comme cela doit être fait aux témoins de lui rapporter ce
qui avait été dit par les esprits lors de la possession.
Tonlen, le maître
officiant du temple prit la parole :
- Les Esprits ont parlé :
que l’on donne les dépouilles aux extérieurs, mais que l’enfant
de Chountic reste l’enfant de Chountic. Les Esprits ont échangé
les vies. L’enfant des étrangers est celui qui repose avec leurs
dépouilles dans la clairière de la dislocation.
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