mardi 18 septembre 2012

Les tiburs n'étaient pas des bêtes faciles. Ils pouvaient être extrêmement têtus. C'est ce que pensait Tandrag alors qu'il essayait de faire manœuvrer les bêtes qu'il avait sous sa garde. Le grand mâle ne voulait pas revenir vers la grottable. Il avait décidé d'aller vers le fond et pas vers l'entrée. Tandrag essayait de le ramener vers la lumière. Si la bête n'était pas agressive, elle était braquée. Le tibur s'était appuyé sur la paroi et résistait ainsi à la traction de Tandrag. Du haut de ses trois saisons, ce dernier s'arc-boutait en tirant sur la longe sans aucun résultat. Il avait demandé, crié, injurié l'animal qui faisait vingt fois son volume sans que celui-ci ne bouge. Heureusement, les femelles ne semblaient pas avoir envie de s'éparpiller. Quand il était arrivé dans les étables, Tandrag avait apprécié. Les grottes-étables ou grottables avaient toutes des accès à la lumière naturelle. Les tiburs ne supportaient pas la nuit intégrale. Il y régnait une chaleur plutôt douce. L'odeur forte des bêtes plaisait bien à l'enfant. Il s'était retrouvé à plusieurs de même saison. Non, vraiment, il n'avait pas regretté les grottes à machpes. Le petit groupe d'enfants avait trouvé sa place parmi ceux qui s'occupaient des bêtes. Leur rôle était d'aller faire boire les tiburs par petit troupeau. Cela les occupaient toute la journée vu le nombre d'animaux. Les plus grands s'occupaient du fourrage et des litières. Le matin Tandrag faisait le tour de ses bêtes. Avec le temps, il avait appris le nom de chacune. Une fois vérifié que tout allait bien, il emmenait le premier lot vers la grotte de l'eau. Il y avait alors tout un jeu subtil pour arriver à faire boire ses bêtes avant celles des autres. Cela se jouait entre gens de la même maison mais aussi entre les différentes maisons. Tandrag aimait ces déplacements et déployait beaucoup d'astuces pour arriver en tête au point d'eau. Mais aujourd'hui le grand mâle tibur ne voulait rien savoir. Rmata avait décidé qu'il n'obéirait pas. Sûr de sa force, il ne laissait aucune chance à son gardien. Derrière les femelles restaient groupées et attendaient. Tandrag enrageait. Il avait vu passer le groupe de Tsien et celui de Melk. On était au milieu de la journée et jamais il ne pourrait quitter les grottables tôt. Il en aurait presque pleuré. Soudain Rmata se redressa et beugla. Tandrag se retrouva assis par terre. Il mit quelques secondes à comprendre. Un autre troupeau arrivait. Ce beuglement était un cri de défi. Tandrag avait déjà entendu cela lors des parades pour les femelles. Pour Rmata, celui qui arrivait était un concurrent. Dans la maison Chountic, il avait éliminé ou soumis tous les mâles présents. Aucun ne s'opposait à lui lors des rites d'accouplement des bêtes. Même si Rmata ne vivait dans sa grottable qu'avec une dizaine de femelles et de petits, il était celui qui dirigeait le troupeau de la maison Chountic dans les pâtures, celui qui attaquait les loups et autres prédateurs quand ils étaient trop prêts. Tandrag essaya de percer la pénombre. Il entendait effectivement un troupeau arriver mais ne pouvait en deviner la maison. Un beuglement répondit à celui de Rmata. Tandrag ne sut plus quoi faire. On lui avait déjà parlé de combat de mâles dans les tunnels. En général cela se finissait mal. L'un des deux protagonistes restait sur le sol. Cela finissait en affrontement entre les maisons. Qui était responsable ? Qui payait à l'autre les dégâts ? Sans parler des blessures voire pire aux gardiens. Rmata martela le sol. Lui qui avait opposé toute son inertie à Tandrag, était maintenant une masse de muscles bandés, prêt à l'action. Tandrag tira sur la longe, ce qui n'eut strictement aucun effet. En face, il devina un autre mâle martelant lui aussi le sol. Les deux mâles raclaient le sol et beuglaient chacun leur tour. Tandrag avait déjà vu cela dans un champ. Les bêtes se défiaient pendant un moment et puis c'était l'affrontement. Les deux bêtes chargeaient et front contre front, se poussaient, se bousculaient, se frappaient à coup de sabots, se mordaient jusqu'à ce qu'un mâle cède. Malheur à celui qui se trouvait entre les deux. Les femelles s'éloignaient prudemment. Restaient les deux gardiens. Sensiblement du même âge, il tenait chacun la longe de leur animal. Mais vingt fois moins lourds, ils se savaient impuissants. Entre le désir de la fuite et le savoir de la punition qui les attendaient pour avoir laisser se développer une telle situation, ils étaient dans l'impossibilité de réagir sereinement. Les beuglements se firent plus forts, plus longs. Le moment de la confrontation approchait. Tandrag tremblait de tous ses membres mais ne lâchait pas la longe. Son homologue choisit la fuite, le laissant seul face aux deux bêtes prêtes à la confrontation. Tandrag sentit la longe se tendre. Rmata avait fait un pas en avant. Il était fils d'un chef de maison. Il ne pouvait laisser faire. La peur au ventre, il cria de toutes ses forces :
- Ça suffit, Rmata !
Il eut la surprise de sentir la corde se détendre et d'entendre le reniflement bruyant de la bête. Rmata passa de la colère la plus noire à la peur. Il déféqua et entraînant Tandrag partit au galop vers sa grottable. Tandrag sentit la corde lui brûler les mains avant qu'il ne s'étale par terre. Quand il releva la tête, l'autre troupeau avait fait pareil. Les femelles avaient pris le parti de suivre leur chef. Il était maintenant seul au milieu du couloir, étalé dans la bouse du tibur. Étonné, il se releva. Devant les dégâts à ses vêtements, il se demanda ce qu'il devait faire.
- Tu devrais aller te laver. Tu sens la bouse de tibur.
Tandrag se retourna pour voir qui parlait. Devant lui se tenait un adulte, s'appuyant sur son bâton. Même dans la pénombre, il eut le regard aimanté par ce bâton. Il en resta bouchée bée. Il n'en avait jamais vu de pareil. Presque aussi haut que l'homme, il était couvert de dessins merveilleux qui semblaient onduler devant lui.
- Comment t'appelles-tu, enfant ?
Tandrag ferma la bouche, avala sa salive :
- Tandrag, je suis de la maison de Chountic, son enfant deuxième né.
- Ah, c'est toi ! dit l'homme, et bien heureux de te rencontrer. Je suis Kyll. Je viens pour la fête de la longue nuit.
Tandrag regarda mieux. Trois sorciers le suivaient. Ils étaient restés en retrait et ne disaient rien. Kyll devait être un sorcier. D'ailleurs qui, à part un sorcier, voyagerait en plein hiver pour venir fêter la longue nuit ?
- Tu sens vraiment mauvais, reprit Kyll.
- C'est à cause des tiburs.
- Oui, j'ai entendu leurs beuglements. Alors j'ai pressé le pas.
- C'est à cause de vous qu'ils se sont enfuis comme cela ?
- Non, pas tout à fait à cause de moi. A cause de mon manteau, tissé de poils de crammplac et à cause de mon bâton.
- Il est beau comme un dragon.
Trandag se mordit la lèvre. Pourquoi avait-il dit cela ? Un bâton pouvait-il être comparé à un dragon ? Et pourtant, son regard captivé par les sinuosités des gravures voyait comme le vol du dragon.
- Tu es observateur, Tandrag, fils de Chountic.
Kyll recouvrit le haut du bâton d'un tissu. La magie n'opéra plus. Tandrag put regarder le personnage avec plus d'attention. Sa tenue était simple, elle évoquait pourtant la puissance. Tandrag ne savait pas si d'autres sorciers habitaient d'autres villes, mais celui-là devait être un maître parmi les sorciers.
- Il faudra qu'on se rencontre plus longuement, dit Kyll. Quand tu seras propre. Allez, va te laver.
Tandrag partit en courant vers la grotte abreuvoir. Il entendit quand même les trois autres sorciers disant :
- C'est lui ?

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