Les tiburs n'étaient pas des bêtes
faciles. Ils pouvaient être extrêmement têtus. C'est ce que
pensait Tandrag alors qu'il essayait de faire manœuvrer les bêtes
qu'il avait sous sa garde. Le grand mâle ne voulait pas revenir vers
la grottable. Il avait décidé d'aller vers le fond et pas vers
l'entrée. Tandrag essayait de le ramener vers la lumière. Si la
bête n'était pas agressive, elle était braquée. Le tibur s'était
appuyé sur la paroi et résistait ainsi à la traction de Tandrag.
Du haut de ses trois saisons, ce dernier s'arc-boutait en tirant sur
la longe sans aucun résultat. Il avait demandé, crié, injurié
l'animal qui faisait vingt fois son volume sans que celui-ci ne
bouge. Heureusement, les femelles ne semblaient pas avoir envie de
s'éparpiller. Quand il était arrivé dans les étables, Tandrag
avait apprécié. Les grottes-étables ou grottables avaient toutes
des accès à la lumière naturelle. Les tiburs ne supportaient pas
la nuit intégrale. Il y régnait une chaleur plutôt douce. L'odeur
forte des bêtes plaisait bien à l'enfant. Il s'était retrouvé à
plusieurs de même saison. Non, vraiment, il n'avait pas regretté
les grottes à machpes. Le petit groupe d'enfants avait trouvé sa
place parmi ceux qui s'occupaient des bêtes. Leur rôle était
d'aller faire boire les tiburs par petit troupeau. Cela les
occupaient toute la journée vu le nombre d'animaux. Les plus grands
s'occupaient du fourrage et des litières. Le matin Tandrag faisait
le tour de ses bêtes. Avec le temps, il avait appris le nom de
chacune. Une fois vérifié que tout allait bien, il emmenait le
premier lot vers la grotte de l'eau. Il y avait alors tout un jeu
subtil pour arriver à faire boire ses bêtes avant celles des
autres. Cela se jouait entre gens de la même maison mais aussi entre
les différentes maisons. Tandrag aimait ces déplacements et
déployait beaucoup d'astuces pour arriver en tête au point d'eau.
Mais aujourd'hui le grand mâle tibur ne voulait rien savoir. Rmata
avait décidé qu'il n'obéirait pas. Sûr de sa force, il ne
laissait aucune chance à son gardien. Derrière les femelles
restaient groupées et attendaient. Tandrag enrageait. Il avait vu
passer le groupe de Tsien et celui de Melk. On était au milieu de la
journée et jamais il ne pourrait quitter les grottables tôt. Il en
aurait presque pleuré. Soudain Rmata se redressa et beugla. Tandrag
se retrouva assis par terre. Il mit quelques secondes à comprendre.
Un autre troupeau arrivait. Ce beuglement était un cri de défi.
Tandrag avait déjà entendu cela lors des parades pour les femelles.
Pour Rmata, celui qui arrivait était un concurrent. Dans la maison
Chountic, il avait éliminé ou soumis tous les mâles présents.
Aucun ne s'opposait à lui lors des rites d'accouplement des bêtes.
Même si Rmata ne vivait dans sa grottable qu'avec une dizaine de
femelles et de petits, il était celui qui dirigeait le troupeau de
la maison Chountic dans les pâtures, celui qui attaquait les loups
et autres prédateurs quand ils étaient trop prêts. Tandrag essaya
de percer la pénombre. Il entendait effectivement un troupeau
arriver mais ne pouvait en deviner la maison. Un beuglement répondit
à celui de Rmata. Tandrag ne sut plus quoi faire. On lui avait déjà
parlé de combat de mâles dans les tunnels. En général cela se
finissait mal. L'un des deux protagonistes restait sur le sol. Cela
finissait en affrontement entre les maisons. Qui était responsable ?
Qui payait à l'autre les dégâts ? Sans parler des blessures
voire pire aux gardiens. Rmata martela le sol. Lui qui avait opposé
toute son inertie à Tandrag, était maintenant une masse de muscles
bandés, prêt à l'action. Tandrag tira sur la longe, ce qui n'eut
strictement aucun effet. En face, il devina un autre mâle martelant
lui aussi le sol. Les deux mâles raclaient le sol et beuglaient
chacun leur tour. Tandrag avait déjà vu cela dans un champ. Les
bêtes se défiaient pendant un moment et puis c'était
l'affrontement. Les deux bêtes chargeaient et front contre front, se
poussaient, se bousculaient, se frappaient à coup de sabots, se
mordaient jusqu'à ce qu'un mâle cède. Malheur à celui qui se
trouvait entre les deux. Les femelles s'éloignaient prudemment.
Restaient les deux gardiens. Sensiblement du même âge, il tenait
chacun la longe de leur animal. Mais vingt fois moins lourds, ils se
savaient impuissants. Entre le désir de la fuite et le savoir de la
punition qui les attendaient pour avoir laisser se développer une
telle situation, ils étaient dans l'impossibilité de réagir
sereinement. Les beuglements se firent plus forts, plus longs. Le
moment de la confrontation approchait. Tandrag tremblait de tous ses
membres mais ne lâchait pas la longe. Son homologue choisit la
fuite, le laissant seul face aux deux bêtes prêtes à la
confrontation. Tandrag sentit la longe se tendre. Rmata avait fait un
pas en avant. Il était fils d'un chef de maison. Il ne pouvait
laisser faire. La peur au ventre, il cria de toutes ses forces :
- Ça suffit, Rmata !
Il eut la surprise de sentir la corde
se détendre et d'entendre le reniflement bruyant de la bête. Rmata
passa de la colère la plus noire à la peur. Il déféqua et
entraînant Tandrag partit au galop vers sa grottable. Tandrag sentit
la corde lui brûler les mains avant qu'il ne s'étale par terre.
Quand il releva la tête, l'autre troupeau avait fait pareil. Les
femelles avaient pris le parti de suivre leur chef. Il était
maintenant seul au milieu du couloir, étalé dans la bouse du tibur.
Étonné, il se releva. Devant les dégâts à ses vêtements, il se
demanda ce qu'il devait faire.
- Tu devrais aller te laver. Tu sens la
bouse de tibur.
Tandrag se retourna pour voir qui
parlait. Devant lui se tenait un adulte, s'appuyant sur son bâton.
Même dans la pénombre, il eut le regard aimanté par ce bâton. Il
en resta bouchée bée. Il n'en avait jamais vu de pareil. Presque
aussi haut que l'homme, il était couvert de dessins merveilleux qui
semblaient onduler devant lui.
- Comment t'appelles-tu, enfant ?
Tandrag ferma la bouche, avala sa
salive :
- Tandrag, je suis de la maison de
Chountic, son enfant deuxième né.
- Ah, c'est toi ! dit l'homme, et
bien heureux de te rencontrer. Je suis Kyll. Je viens pour la fête
de la longue nuit.
Tandrag regarda mieux. Trois sorciers
le suivaient. Ils étaient restés en retrait et ne disaient rien.
Kyll devait être un sorcier. D'ailleurs qui, à part un sorcier,
voyagerait en plein hiver pour venir fêter la longue nuit ?
- Tu sens vraiment mauvais, reprit
Kyll.
- C'est à cause des tiburs.
- Oui, j'ai entendu leurs beuglements.
Alors j'ai pressé le pas.
- C'est à cause de vous qu'ils se sont
enfuis comme cela ?
- Non, pas tout à fait à cause de
moi. A cause de mon manteau, tissé de poils de crammplac et à cause
de mon bâton.
- Il est beau comme un dragon.
Trandag se mordit la lèvre. Pourquoi
avait-il dit cela ? Un bâton pouvait-il être comparé à un
dragon ? Et pourtant, son regard captivé par les sinuosités
des gravures voyait comme le vol du dragon.
- Tu es observateur, Tandrag, fils de
Chountic.
Kyll recouvrit le haut du bâton d'un
tissu. La magie n'opéra plus. Tandrag put regarder le personnage
avec plus d'attention. Sa tenue était simple, elle évoquait
pourtant la puissance. Tandrag ne savait pas si d'autres sorciers
habitaient d'autres villes, mais celui-là devait être un maître
parmi les sorciers.
- Il faudra qu'on se rencontre plus
longuement, dit Kyll. Quand tu seras propre. Allez, va te laver.
Tandrag partit en courant vers la
grotte abreuvoir. Il entendit quand même les trois autres sorciers
disant :
- C'est lui ?
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