Tandrag regardait l'eau qui tombait du
ciel. Il était sous l'auvent de l'entrée, soupirant la disparition
de la neige. Cette première neige n'avait pas tenu. Elle était
devenue pluie. Cotban avait repris le dessus rapidement transformant
le paysage en bourbier. Il avait entendu son père raconter que
puisque la neige et la pluie avaient transformé les chemins en
bourbiers, il n'y a aurait plus d'attaque des gens de la plaine
contre le dragon. Il en était heureux. La première fois qu'il avait
vu le dragon en vol, il était resté là, sidéré, la bouche
ouverte. Bien sûr Sabda n'avait pas manqué de se moquer de lui.
Maintenant, il avait intégré cette image dans ses rêves et dans
ses jeux. Aujourd'hui, il ne pourrait pas rejoindre les autres pour
aller jouer dans la prairie près de la rivière en bas de la ville.
C'est là que Sabda avait vu le dragon de près. Tandrag l'enviait,
lui qui ne l'avait aperçu que de loin. Elle le taquinait
régulièrement. Avec son léger zozotement, elle lui disait :
- Bôô le dragon.
Tandrag s'énervait et Sabda rigolait.
Moins libre que Tandrag, elle l'invitait parfois à renter chez elle.
C'est là qu'il avait rencontré le prince étranger. Celui que son
père n'aimait pas. Mais son père n'aimait personne. Lui aussi
parlait à voix basse avec la Solvette, comme Natckin et sa mère. Il
les avait vus s'isoler parfois dans l'autre pièce. Les bruits,
curieux, qu'il avait pu entendre lui rappelaient, ceux des rencontres
entre Nactkin et Sealminc. Il y avait là un mystère qui
l’intriguait. Il y pensait puis s'occupait à autre chose.
Aujourd'hui, l'eau tombait du ciel
comme d'une cascade. Il avait eu l'interdiction d'aller traîner.
Laissant son regard errer sur la rue noyée, il rêvait de chevaucher
le dragon. Avec son épée, il traquait les méchants, les réduisant
en cendres par le souffle de feu de sa monture. C'est un rêve qu'il
affectionnait. Il vit arriver Natckin, protégé de la pluie par un
assistant qui tenait une protection. Tandrag rentra et décida
d'aller de nouveau explorer la maison. Il se glissa derrière les
cuisines dans une des réserves. Celle-là n'était pas souvent
accessible à sa curiosité. Son entrée, trop près des foyers,
était toujours sous le regard de l'un ou de l'autre. Pour une fois,
ils étaient tous en grande discussion sur le rangement des réserves
pour l'hiver. Les adultes s'occupaient dans la grande réserve
laissant celle-ci sans surveillance. Tandrag s'y glissa. Les odeurs
lui chatouillèrent le nez. Il regardait dans la pénombre, les
récipients alignés comme des soldats pour la bataille. Il
s'approcha du premier et le huma. Une odeur douceâtre lui amena
l'eau à la bouche. Il reconnaissait l'odeur de la compote de plich.
Il tâta le couvercle. Il essaya de le soulever sans succès. Les
adultes l'avaient trop bien fixé. Il passa au second et connut la
même déception. Il avança ainsi laissant traîner ses doigts sur
les pots. A part les odeurs, il n'y avait rien d'intéressant. Il
s’apprêta à ressortir quand il entendit Miatisca. Son cœur
s'accéléra. Il ne fallait pas qu'elle le voit. Tandrag ne l'aimait
pas. Elle donnait à son père trop de malch noir. Tandrag n'aimait
pas quand Chountic avait trop bu. Il était violent. Il lui faisait
peur. Son père ne l'avait pourtant jamais battu. La vision de la
violence qu'il exerçait sur les autres voire sur sa mère le
paniquait. Il se recula vers le fond de la réserve, cherchant un
coin pour se cacher. Quand il fut dos au mur et que Miatisca souleva
le rideau, il ne réfléchit pas et se jeta derrière une grande
jatte à huile.
- Vous mettrez des pièges ! J'ai
vu bouger au fond, il doit y avoir des rats.
Tandrag se faufila encore plus derrière
pour atteindre le coin. Collé contre le pot, il écoutait les
adultes. Miatisca continuait à donner ses ordres. Tandrag se sentit
mal parti. Elle voulait qu'ils rangent autrement. La retraite était
coupée. Jamais il ne pourrait sortir sans se faire voir. Il allait
encore se faire disputer. Il n'aimait pas les cris, surtout ceux de
Miatisca dont la voix aiguë lui faisait mal aux oreilles. Il aurait
peut-être la chance que ce soit la vieille qui soit de corvée. Il
ne savait pas son nom. Tout le monde l'appelait ainsi « la
vieille ». Elle le laisserait tranquille, mieux, elle lui
donnerait sûrement un peu de plich. Entendant un bruit non loin, il
se colla au mur dans le coin le plus sombre. De l'air vint lui
chatouiller la nuque. Il sentit plus qu'il ne vit une ouverture.
Comme les pas se rapprochaient de sa cachette, il se glissa dans le
trou. Après quelques contorsions, il fut invisible. Il écouta les
pas aller et venir. La jatte fut bougée. Il entendit qu'on mettait
autre chose. Il avança un peu et vit avec horreur qu'il n'y avait
pas assez de place pour qu'il puisse sortir. Les larmes montèrent
toutes seules. Il était piégé.
Il pleura lentement sans bruit. Il
allait mourir là. Une ombre passa. Au bruit rapide du piétinement,
il sut que c'était un rat. Il le sentit qui se glissait entre ses
jambes pour filer vers le bas. Tandrag s'arrêta de pleurer pour
regarder cela. Il se mit à gratter. Une planche sous la terre
battue, bougeait un peu. En forçant à peine, elle céda. Un nouveau
passage s'ouvrit. Un courant d'air en venait. Tandrag se laissa
couler par le passage. Il se trouva sous le plancher. Il entendait
maintenant les pas au-dessus de sa tête. Il avança évitant les
obstacles. Lui trouvait cela normal. Il s'était aperçu que les
autres ne voyaient pas dans le noir. Il avait été étonné pensant
que cette capacité à voir dans le noir était commune. Il avait
gardé cette information pour lui, comme un secret. Il était sous la
cuisine. Il cherchait des yeux un passage pour sortir de là. Arrivé
devant une cloison, il ne put que la longer. Il avançait à quatre
pattes. Il passa sous le couloir. La poussière qui tombait et les
bruits de pas fréquents et rapides, lui confirmaient qu'il se
rapprochait de l'endroit des chambres. Parfois un peu de lumière
passait par les interstices ou les trous dans les planches. Il
commençait à trouver cela amusant. Il se posa la question de savoir
si c'était pareil chez les autres.
- Donne-moi du malch et cesse de
discuter !
La voix de son père le fit sursauter.
Il s'arrêta. Il était sous la chambre de Chountic. Il vit un espace
plus large entre les cloisons et se mit debout. Son visage arrivait
juste au dessus du plancher. Entre deux planches, il voyait
l'intérieur de la pièce. Miatisca était debout. Il ne voyait que
le bas de son habit, mais était sûr que c'était elle. Sur le lit,
Chountic était étalé. Son visage rouge violacé ne laissait aucun
doute à Tandrag. Son père avait encore trop bu. Il valait mieux
l'éviter pour la journée. Il écouta encore un peu les hurlements
qui ne se calmèrent qu'à l'arrivée du pot de malch.
Tandrag se remit à quatre pattes pour
continuer son chemin. Même s'il y avait une sortie proche, il valait
mieux l'éviter. Il décida d'aller vers le fond de la maison. Il
reprit sa marche sans bruit sous les dortoirs, toujours silencieux à
cette heure du jour. Il s'arrêta un moment. Il entendit des pleurs
au-dessus de lui. Ils lui rappelèrent les siens. Sa gorge se serra.
Il ne reconnut pas la personne. Dans son esprit vint l'image d'une
jeune servante. Peut-être s'était-elle fait disputer pour une faute
dans son service ? Il continua son voyage souterrain en
ressentant la peine et la peur. Et s'il ne trouvait pas de sortie.
Il passa sous un plancher. Un
grincement régulier l'étonna. Il chercha un endroit pour voir et
trouva dans un coin, une petite fente. Il ne voyait qu'un petit bout
de la pièce. Il ne la reconnut pas tout de suite. En se déplaçant,
il voyait le coin du lit qui bougeait en rythme. Il entendit des
petits cris et des soupirs, puis après une brève accélération
tout se calma. Le silence fut total quelques instants. Puis il
entendit deux voix qui chuchotaient.
- ...dragon qui s'en est occupé.
- Comment cela ?
- Ils ont envoyé une expédition, mais
avec la boue, elle n'a pas été loin. Kyll m'a fait savoir qu'il
avait rencontré le dragon. C'est lui qui a expliqué que les gens de
la plaine couraient plus vite qu'un troupeau de clachs quand il
s'était posé non loin d'eux.
Tandrag sentit son cœur bondir à
l'évocation des exploits du dragon. Et puis, il reconnut la voix.
C'était celle du sorcier. Il était sous la chambre de sa mère. Il
eut un sentiment de honte et de peur sans bien savoir pourquoi. Il
n'avait jamais le droit de rester quand le sorcier venait. Il venait
d'entrer par effraction dans l'intimité de sa mère. Mal à l'aise,
il se mit accroupi vivement. Il fallait qu'il parte, qu'il fuit. Il
reprit ses pérégrinations sous le plancher de la maison. Il
s'enfonça davantage vers le fond de la maison. Il y avait par là
les granges et les caves creusées dans la roche. Il avançait aussi
rapidement qu'il pouvait. Il fut rejoint par une boule de poils.
Abci !
- Ah, t'es là, toi !
Le félin se frotta contre lui en
ronronnant. Tandrag s’assit et se mit à le caresser. Abci allait
et venait, tournant et retournant pour profiter des mains de
l'enfant. La queue haute, le ronronnement sonore firent du bien à
Tandrag. Un bruit de course mit le félin en alerte. Il se mit en
route. Tandrag le suivit. Plus rapide que lui, le félin le distança.
Attentif au moindre mouvement, Tandrag changea plusieurs fois de
direction. Il arriva contre le rocher. De nouveau bloqué, il regarda
à droite et à gauche. Il crut discerner quelque chose à droite. Il
alla par là. Au fur et à mesure de son avance, il vit la lumière.
- Une sortie !
Il accéléra. S'approchant de la
cloison, il vit une fente, une simple fente par où passait la
lumière. Les larmes de nouveau coulèrent toutes seules. C'est à ce
moment-là qu'Abci arriva un rat dans la gueule. Il s'approcha de la
fente et de la tête appuya sur le panneau. Tandrag vit la cloison
s'écarter. Il emboîta le pas au félin. Il poussa lui-même sur le
bois qui bougea. Il vit la fente devenir ouverture. Il se glissa dans
l’entrebâillement et se retrouva dans le couloir des grottes
réserves. Il y faisait noir. Il fut heureux de constater qu'il n'y
avait personne. Il ne se ferait pas disputer. Toujours suivant Abci,
il se dirigea vers les parties communes de la maison.
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