samedi 15 septembre 2012

Tandrag en avait assez des grottes. Il souffrait d'être enfermé sans voir la lumière du jour. Au bout de quelques jours, comme rien de nouveau n'arrivait, il commença à trouver que les torches n'avaient rien de palpitant, que les changer était un boulot sans intérêt. Comme le lendemain de son absence personne n'avait fait de remarque, il se dit qu'il pourrait peut-être refaire une petite fugue. Cela ne changerait rien pour les autres et lui serait plus heureux. N'était-il pas le fils du chef de maison ? Il se mit à guetter le moment favorable. Il entendit un soir au repas parler de nouvelles grottes à nettoyer pour le lendemain. Sentir à nouveau l'odeur nauséabonde des moisissures qui poussaient là, lui sembla au-dessus de ses forces. Il décida de profiter du flottement engendré par les nouvelles tâches pour fausser compagnie au groupe. Il prit quand même le soin de dire à Tilcour qu'il partait avec le groupe du secteur trois. Celui-ci, tout occupé à distribuer ses ordres, lui grogna une réponse qu'il décida de prendre pour un accord. Il avait fait à peine une centaine de pas, c'est-à-dire qu'ils n'étaient plus en vue de l'entrée, quand Tandrag dit au chef de groupe :
- J'ai oublié de donner un message à Tilcour. Je vais lui dire et je partirai avec le groupe deux.
Le chef de groupe lui donna une petite tape sur la tête et répondit :
- Cours, tête d'oiseau, va lui dire, je te laisse aller. Tu ne risques pas de te perdre.
Tandrag ne se le fit pas dire deux fois. Il fila sous le regard du chef qui le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il arrive au carrefour et qu'il tourne du bon côté. Tandrag joua le jeu en courant sans s'arrêter. Une fois hors de vue, il se glissa dans un refuge qu'il avait découvert. De sa sombre cachette, il observa Tilcour qui se découpait en ombre chinoise à la sortie. Il parlait fort. Tandrag entendait tout ce qu'il disait.
- ...allez vers le secteur quatre pour commencer à nettoyer, puis après le repas vous viendrez aider au secteur trois. Maintenant allez et ne traînez pas. Je dois faire mon rapport à Chountic ce soir ? Faites qu'il soit content de ce que je lui dirai.
Le groupe passa devant lui en maugréant après Tilcour qui leur donnait toujours les plus mauvais secteurs. Tandrag fut étonné de ne pas voir Tilcour. Il arrivait que ce dernier reste dans la ville pour régler d'autres problèmes. Il attendit un moment avant de sortir de sa cachette et se dirigea vers le bout du tunnel. Il se cacha à nouveau derrière le tas de torches entreposées à cet endroit. Il y avait toujours, près de chaque entrée un vaste recoin, où l'on entreposait des torches pour ceux qui allaient travailler dans les grottes. Chaque maison participait au renouvellement du stock. Tandrag entendit les gens d'une autre maison, se servir dans le tas. Ils discutèrent, le temps de les allumer, des bonnes dates pour la plantation des machpes, des rites des sorciers et de ce que cela coûtait. Il les entendit s'éloigner. Il attendit encore un moment avant d'oser mettre le nez dehors. C'était un jour gris. La neige tombait, étouffant les bruits et bouchant la vue. A cause des circonstances, il prenait le risque de ne pas entendre approcher un adulte, mais d'un autre côté, on ne pouvait pas le voir de loin. Il fit aussi vite qu'il put la distance qui le séparait de sa destination. Il avait repéré un passage entre deux planches dans le soubassement de la grange. Plus exactement, il avait remarqué Abci se glissant par la fente. Cela lui avait donné l'envie d'aller voir ce qui se cachait là-dessous. Il était contre le mur de planche quand il entendit le piétinement. Il se dépêcha de se glisser dans l'espace qu'il venait de dégager. Il regarda ce qui faisait tout ce bruit. Il vit le poitrail imposant d'un tibur mâle emmenant le troupeau de la maison Rinca. Son père aussi avait des bêtes. Elles étaient en stabulation plus bas dans les grottes non loin de l'eau. En hiver des sources jaillissaient dans ces parties de la montagne mais en été, il fallait aller chercher l'eau dans la rivière. Il soupira. Soigner les tiburs était sûrement plus amusant que de changer des torches au fond des grottes sans lumière. Il attendit la fin du passage pour se retourner vers l'intérieur de la grange. Il était derrière le fourrage d'hiver. Comme toutes les maisons, la maison Chountic avait besoin de beaucoup d'espace pour stocker les quantités de fourrage nécessaire aux bêtes durant le long hiver. Il était dans la grange où étaient entreposées les longues herbes sèches qui servaient de litière et de nourriture d'appoint. Elles ne fermentaient pas, ce qui était un avantage dans des bâtiments en bois. Elles gardaient une odeur un peu poussiéreuse et servaient de nid à de nombreux rongeurs. Abci et ses congénères venaient chasser ici. Tandrag se déplaça doucement sur la terre battue. Il voyait fuir les rongeurs devant lui. Cela l'amusait de voir tous ces petites boules de poils grises courir se cacher sous les herbes. Il avança comme cela jusqu'au bout de la grange. L'endroit était tranquille en ce début d'hiver. On commençait par les réserves des grottes. Il se dit qu'il serait bien caché en haut du tas pour dormir. Il escalada une palissade de planche comme on monte sur une échelle. Arrivé en haut du tas d'herbes il se jeta dessus. Il apprécia la souplesse de ce matelas qui l'accueillait. Il s'installa à son aise et sombra bientôt dans le sommeil.
Il se réveilla en se demandant où il était et ce qui avait pu le réveiller. Il entendit à nouveau les bruits. Quelqu'un était dans la grange. Il fut tétanisé. Il eut peur de se faire découvrir. Il regarda autour de lui pour trouver une échappatoire. Il prit conscience que les bruits qu'il entendait n'étaient pas des signaux de danger. Avec des gestes lents, il s'approcha du bord du tas. En dessous, sur une autre plateforme d'herbes, deux corps enlacés bougeaient en rythme. Tandrag fut fasciné par ces mouvements. Cela lui évoqua l'accouplement des tiburs. C'était donc cela les bruits qu'il avait déjà entendus une fois ou l'autre. Après une accélération, les deux corps s'arrêtèrent. L'homme se retourna sur le dos. Tandrag recula vivement : Tilcour !
Il jura comme il avait déjà entendu les adultes faire. Il allait être découvert. Tandrag sentait son cœur battre à tout rompre. Rien n'arriva. Il entendit des mouvements en contrebas. Il revint à son poste d'observation.
- Bon, dépêche-toi. Il ne faudrait pas que Chountic se doute de quelque chose.
La voix aiguë de Miatisca répondit.
- Il est déjà plein de malch !
Tandrag sentit la colère monter en lui contre cette femme qui détruisait son père.
- Je rentre mais toi, fais ce que tu dois faire. Si on n'en profite pas maintenant, après ce sera trop tard.
- Ne t’inquiète pas pour cela. J'ai déjà l'acheteur.
Tandrag les entendit partir. Ainsi c'est cela qu'il faisait. Il se demanda ce qu'il devait faire de ce savoir. Il ne se voyait pas dire cela à quelqu'un. Il faudrait qu'il avoue qu'il avait fugué. Il resta perplexe un bon moment. Puis ses pensées furent distraites par Abci qui venait d'apparaître dans la pénombre. Le félin leva la tête et regarda Tandrag. Il sauta de botte en botte jusqu'à arriver à hauteur de Tandrag. Il vint se frotter en ronronnant. Tandrag en oublia ses interrogations et s'occupa de caresser Abci avec application.
Quand arriva le milieu de la journée, il se dit qu'il n'avait pas pensé à prendre de la nourriture. Son estomac lui rappela douloureusement ce fait. Il fit un nouveau plan. Il allait retourner dans les grottes et se joindrait au groupe pour le repas en évitant d'aller là où serait Tilcour. Il se mit en route. Arrivé à la fente, il guetta pour être sûr que la rue était déserte. Il se glissa dehors. Il se mit à courir vers les grottes. Un ordre claqua :
- Toi, arrête !
Tandrag s'immobilisa en tremblant. Il regarda qui avait parlé. Il jura à nouveau comme les grands qu'il avait entendus. Bistasio !
- Sais-tu où est Tilcour ?
- Non, je le cherche, répondit Tandrag avec soulagement. Il pensa qu'il avait peut-être une chance d'éviter de se faire disputer.
- Il devrait être dans le secteur trois, ajouta-t-il.
- Alors, allons-y.
L'homme et l'enfant partirent ensemble dans les grottes. Tandrag se chargea de torches pour avoir un prétexte possible pour son absence. Heureusement pour lui, Bistasio semblait connaître le chemin et ne pas faire trop attention à ses explications. Tandrag fit un effort pour mémoriser les points clés de leur itinéraire. La nervosité le gagna au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient du secteur trois. À leur arrivée, Tilcour les regarda. Il se leva précipitamment.
- Toi, va manger, dit-il d'un ton dur à Tandrag.
Puis prenant Bistasio par le bras, ils s'éloignèrent. Il revint seul alors que Tandrag finissait de manger. Tilcour l'attrapa par un bras, le mit debout :
- Tu crois que tu vas t'en sortir comme cela. Tu penses que tu peux faire ce que tu veux. Quand je vais dire cela au maître ce soir, il te fera fouetter, fils ou pas fils. Et d'abord, où étais-tu ?
Tandrag s'éloignait le plus qu'il pouvait. La main qui lui serrait le bras lui faisait mal. Quand il entendit parler de fouet, il eut peur. Tilcour disait vrai. Tandrag connaissait les punitions pour ceux qui ne faisaient pas leur travail.
- J'étais dans la grange, hoqueta-t-il, prêt à éclater en sanglots
Tilcour se calma immédiatement. Le lâchant, il lui dit :
- Dans la grange des herbes litières ?
- Oui, renifla Tandrag.
D'une voix plus douce, Tilcour demanda :
- Pourquoi tu as fait cela ? Je t'ai cherché partout.
Éclatant en pleurs, Tandrag balbutia :
- Je ne peux plus sentir les moisissures.
- Bon repose-toi là, on verra ce soir.
S'il n'avait pas pleuré, Tandrag aurait vu les regards étonnés qu'échangeaient les ouvriers. Personne ne dit rien et chacun plongea le nez dans son écuelle quand Tilcour se redressant jeta un regard circulaire autour de lui.
L'après-midi se passa morne et triste. Tandrag s'occupa des torches en s'interrogeant sur ce qui l'attendait le soir. Quand Tilcour donna l'ordre du départ, il ne savait pas s'il était soulagé ou s'il avait peur. Le chemin lui parut long jusqu'à la maison. Quand arriva le moment où chacun regagnait ses pénates, Tilcour le prit par le bras. Tandrag suivit sans résistance. Il savait qu'il allait se retrouver devant son père. Alors que toujours entraîné par Tilcour, ils remontaient le couloir, Miatisca sortit de la chambre du père, un pot de malch vide à la main. Elle s'arrêta à la hauteur de Tilcour :
- Tu l'as vu ?
- Oui, mais il y a plus grave. Tandrag était dans la grange.
En entendant cela, Miatisca jeta un regard noir vers l'enfant. Elle se pencha pour se mettre à sa hauteur :
- Qu'est-ce que t'as vu, toi ?
- Rien...
- Ne mens pas !
- Presque rien, dit Tandrag de nouveau au bord des larmes, vous étiez...
La porte s'ouvrit à toute volée, Chountic en sortit en hurlant :
- Alors ce malch, ça vient, Mia....
Il s'arrêta net en voyant les trois personnages dans le couloir.
- Tandrag ? Qu'est-que tu fais là ?
Tilcour l'avait lâché et Miatisca s'était redressée. Moité pleurant, Tandrag s'adressa à son père :
- Je ne veux plus aller dans les grottes...
- Entre, répondit Chountic. Toi aussi, Tilcour. MIATISCA, AMÈNE DU MALCH !
Ayant hurlé les derniers mots, il rentra dans sa chambre. Tandrag le suivit. Tilcour avait à peine fait un pas que Miatisca l'attrapa :
- Éloigne l'enfant des grottes, sinon on ne pourra pas conclure.
- TILCOUR ! hurla Chountic de l'intérieur.
Il se dépêcha d'entrer.
Quand Miatisca revint en portant le lourd pot de malch noir, elle trouva Chountic non pas affalé comme il en avait l'habitude mais bien droit sur son siège de maître de maison. Tilcour et Tandrag étaient debout devant lui. Tilcour, la tête droite, regardait son maître, Tandrag la tête baissée écoutait son père :
- … intolérable conduite de la part d'un fils qui doit être l'exemple pour les gens de la maison. Cela appelle une punition.
- Oui, Père.
- J'ai entendu la supplique du maître des services. Son intérêt pour toi, son attention à ton égard et le profond respect qu'il témoigne à notre service, plaident pour que cette punition soit suspendue si tu rachètes ta conduite par l'obéissance dans le nouveau service qui sera le tien.
- Oui, Père.
- J'ai donc décidé qu'à partir de ce jour, tu seras affecté au soin des tiburs et autres animaux. Ne me déçois pas, sinon ma colère sera grande.
- Oui, Père.
- Maintenant, va et laisse-nous.
- Oui, Père.
Tandrag mit un genou à terre, salua d'une inclinaison du buste et sortit. Il n'irait plus dans les grottes. Il n'en revenait pas. Quand Tilcour l'avait emmené voir son père, Tandrag pensait au fouet. Il avait vu suffisamment de punitions pour toutes sortes de motifs. Il savait qu'il méritait le fouet pour avoir déserté son poste dans les grottes. Il ne comprenait pas pourquoi Chountic ne l'avait pas décidé. C'est vrai que Tilcour avait plaidé pour lui. Pourtant il avait senti comme à chaque fois son père comme gêné devant lui. Il y avait là un mystère qu'il ne comprenait pas. Il ne retenait qu'une chose, il n'aurait pas le fouet.

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