Tandrag aimait la neige. Il ne savait
pas pourquoi mais, il aimait la neige, pas seulement pour sa
blancheur, pour les boules de neige et les bonhommes qu'il faisait
avec ses copains. De la voir ainsi tomber le réjouissait. Le froid
était revenu et les sorciers avaient parlé de la smecna. Tandrag
n'avait pas compris ce mot. Il avait été voir la vieille.
- Ah ! La Smecna, c'est la neige,
mon grand, c'est la neige qui va tenir. Voici venir l'hiver. Mais tu
prendras bien un peu de plich.
- Ben oui.
Tandrag s'assit pour dévorer le plich
que la vieille avait étalé sur une galette. Les autres allaient et
venaient dans la cuisine, parlant du temps ou de ce qu'ils devaient
faire.
- Maintenant, que t'es un grand, jeune
maître, je vais te montrer les grottes.
Celui qui avait parlé était grand,
carré, le visage mangé d'une barbe qui fut noire. Tandrag sursauta.
Le maître des services s'adressait à lui. Il faillit en rougir. Il
se dépêcha de finir sa galette. Aller voir les grottes ! Il en
rêvait. Il n'avait jamais osé aller plus loin que les premières
réserves. Et là, il allait voir les grandes grottes à machpes sous
la montagne. Quand Tilcour, le maître des services sortit de la
cuisine, Tandrag lui emboîta le pas. Ils traversèrent la partie
commune de la maison. Miatisca venait à leur rencontre. Tandrag
pensa qu'elle allait voir son père. Elle s'arrêta à la hauteur de
Tilcour. Tandrag ressentit que l'air prenait une consistance
différente. Tilcour s'adressa à lui :
- Avance jusqu'à l'auvent, jeune
maître. J'arrive.
Tandrag avança sans se retourner. Son
attention se concentra sur ce qu'il entendait. Les adultes qui
parlaient à voix basse, étaient toujours intéressants.
- … se retrouve comme d'habitude...
murmura la voix grave
- ...quand il sera trop sâoul, pour le
remarquer, chuchota la voix nasillarde
Tandrag concentré sur son audition,
eut l'impression de voir sa mère et Natckin chuchotant ensemble. Il
en fut troublé.
Tilcour le rejoignit alors qu'il
sortait. Sous le porche, un groupe d'une dizaine d'ouvriers
attendait. Tilcour leur fit signe et ils se mirent en route vers
l'entrée la plus proche des grottes.
La neige tombait. Tandrag écoutait les
hommes parlant du temps. La plupart évoquait un retour vers le
soleil. Tandrag ne le sentait pas comme cela. Il s'abstint de le dire
pour éviter les moqueries, tout jeune maître qu'il était. La neige
allait tomber longtemps. Il en sentait le côté têtu et collant.
Comme toujours, il pensa rapidement à autre chose. L'excitation le
gagnait au fur et à mesure qu'il s'approchait des grottes. Il
n'osait demander où était Biachtic, le fils aîné de Chountic.
Biachtic était, à ses dires, le fils maudit. Rien ne lui
réussissait. À sa deuxième saison, il avait fait une crise de
diarrhées vertes. Il avait survécu mais restait souffreteux. Il
semblait incapable du moindre effort, tant physique qu'intellectuel.
Sans cesse rabroué par son père, il avait développé un instinct
incomparable pour ne pas être trouvable. Tilcour avait bien essayé
de le récupérer. Il le sentait plus influençable que le maître
Chountic. Pour un maître des services, influencer son supérieur
était source de pouvoir. Biachtic, par sa force d'inertie avait
déjoué les plans de Tilcour. Il continuait à tricher comme il
pouvait. On ne trompait pas Chountic facilement. L'été lui avait
donné à penser. L'arrivée des étrangers, les combines du maître
avec eux, ses manœuvres pour garder des liens avec Tichcou lui
ouvraient des perspectives. Il n'aurait jamais osé aller plus loin
sans l'arrivée de Miatisca. Avec elle, il se sentait venir les
idées.
Tandrag tout fier de porter sa première
torche, ne s'occupait pas de cela. Tilcour comme tous les adultes,
était impressionnant. Son rôle de maître des services, le rendait
quand même plus proche que Eéri, mais après Chountic, c'est lui
qui donnait le plus d'ordres. Il était tellement attentif à sa
torche qu'il ne faisait pas attention au chemin. Le groupe marcha
ainsi pendant un bon moment. Ils arrivèrent dans le secteur de la
maison de Chountic. Tilcour donna les consignes de travail pour la
journée. Il garda Tandrag non loin de lui. Il lui donna la mission
de s'occuper des torches. Le bois de stinmaym débarrassé de son
aubier donnait une flamme presque sans fumée. Utilisé depuis des
générations et des générations, il avait fini par noircir les
plafonds et le haut des cloisons. Le reste des parois étaient
couvertes de la poudre blanche qui restait quand l'eau avait coulé.
C'est cette poudre qu'il fallait évacuer avant de planter les
machpes. Les hommes s'activaient à gratter les murs. Ils
remplissaient les brancards. D'autres les transportaient jusqu'à la
grotte sans fond. On appelait ainsi une cavité dans laquelle on
mettait tous les déchets. Cela faisait des générations qu'on le
faisait et elle n'était jamais remplie. Alors on continuait.
Quand arriva la mi-journée, Tandrag en
avait assez. Épuisé, il s’endormit dans un coin. Quand Tilcour
éleva une nouvelle fois la voix parce que sa torche s'éteignait, il
n'y eut pas de réponse. Étonné de ne pas être obéi, il se
retourna pour disputer l'enfant. Il ne le vit pas à côté du tas de
bois. Il craignit un instant d'avoir perdu un fils héritier. Même
si un autre enfant était né après la fête des rencontres. Il
n'était pas bon d'être le responsable de la disparition des enfants
du maître de maison. Il le chercha quelques instants et le trouva
dans un recoin, pelotonné dans sa pelisse. Il soupira. Il le secoua.
- Allez debout, viens manger !
Tandrag se frotta les yeux. Le regard
de Tilcour ne lui laissait pas le choix. Tandrag se leva et suivit le
maître des services.
- Change-moi cette torche, lui dit
Tilcour en lui désignant celle qui fumait dans le coin de la salle
des repas.
Tandrag toujours bâillant, alla
chercher une nouvelle torche. Quand il revint, il s'aperçut que tous
mangeaient et que lui n'avait rien.
- Et moi ? demanda-t-il.
- Tu peux te servir, il en reste dans
la gamelle.
Tandrag se sentit blessé par ce manque
de considération. Il était quand même le fils de Chountic. Il
ravala ses larmes et alla racler le fond de la marmite. Ce n'était
pas le meilleur mais il avait faim. Dès la fin du repas, Tilcour
donna ses ordres. Se tournant vers Tandrag, il lui dit :
- Toi, tu fais comme ce matin, mais
t'as pas intérêt à dormir sinon tu mangeras pas mieux que ce midi.
L'enfant ravala ses larmes et se remit
à faire ce qu'on lui demandait. La journée s'étira en longueur.
Quand Tilcour donna le signal du départ, Tandrag dormait presque
debout. Sur le chemin du retour, il se fit bousculer une fois ou deux
parce qu'il n'allait pas assez vite. Arrivé à la maison, même le
spectacle de la neige ne le retint pas. Il alla s’effondrer sur sa
paillasse.
Ce fut la main douce de la Vieille qui
le réveilla le matin.
- Tiens mange, petit, tu vas en avoir
besoin.
Il aurait aimé que ce soit sa mère
qui vienne ainsi le voir, mais elle était trop occupée par Shteal,
son dernier né. C'était lui qui avait droit aux câlins et aux
caresses dans les cheveux. Tandrag avait droit au respect de Natckin,
mais ce dernier ne semblait fondre que devant le bébé. Chountic
lui-même semblait ému en regardant son rejeton. S'il maugréait
toujours contre Biachtic, s'il semblait ignorer Tandrag, il accordait
une importante importance à Shteal. C'est lui qui avait choisi ce
nom qui évoquait le printemps et la reprise des plantes. Il disait à
qui voulait l'entendre que ce serait un vrai maître celui-là. Une
véritable fierté pour son père et un maître de qualité pour la
maison Chountic. Tandrag ne comprenait pas ce que cela voulait dire
mais sentait bien qu'il n'avait pas le beau rôle.
Le deuxième jour de travail ressembla
au premier. Il eut quand même une différence. On lui en demanda
plus. Il dut surveiller toutes les torches des grottes à machpes où
l'on devait travailler.
Le soir venu, sans la Vieille qui était
venue avec un plateau le faire manger, il aurait passé la nuit à
jeun.
Les jours se suivirent sans qu'il n'y
ait de changement dans son travail. Petit à petit, il se faisait aux
efforts qu'on lui demandait. Il rentrait moins épuisé. La neige
avait continué à tomber lentement sans s'arrêter. Les portes d'été
avaient été condamnées pour les portes dites du grand hiver, plus
en hauteur. Elles avaient été ainsi nommées après le terrible
hiver que les pères des grand-pères des pères avaient connu.
Sioultac à cette époque était particulièrement virulent. La neige
avait atteint des hauteurs jamais égalées depuis. Cette année en
deux mains de jours, il était tombé plus de smecna que de neige
pendant tout l'hiver précédent. Les Sorciers avaient été prévenus
par l'esprit de Hut le fondateur. Ils avaient fait le tour de la
ville pour donner l'information à chacune des maisons. Il fallait se
préparer à voir Sioultac prendre ses quartiers sur la montagne.
Chaque famille avait fait les travaux urgents nécessaires. Il ne
fallait pas qu'une maison s'effondre comme à cette époque
lointaine. Cela avait laissé des traces profondes dans l'imaginaire
de la ville. Un récit légendaire racontait comment les habitants
avaient défié Sioultac en refusant de croire les esprits. Ils
avaient été séduits par les discours du nouveau maître de la
maison Tiebur. Il avait parlé tellement bien de l'avenir, de ce que
les habitants de la ville pourraient faire s'ils se mettaient tous
ensemble face aux sorciers. On ne serait plus obligé de nourrir ces
fainéants à ne rien faire hormis des prédictions qui ne se
révélaient jamais justes. Le maître Sorcier de l'époque avait
fulminé ses imprécations sans résultats. L'été avait passé,
chaud et prospère, laissant croire aux promesses du maître de la
maison Tiebur. L'hiver avait commencé sous la pluie. Il n'y avait eu
ni grêle, ni ouragan. Le maître Sorcier avait dû rationner ses
gens pour qu'ils survivent. Les sorciers avaient dû travailler dans
les champs pour mendier leur pitance. Les effectifs du temple avaient
beaucoup maigri. A chaque prédiction de déluge répondait un temps
sec et chaud. Quand le maître Sorcier prédisait la sécheresse
venait une petite pluie bienfaisante qui abreuvait la terre et
nourrissait les champs. Aux premiers flocons, la gloire du maître de
la maison Tiebur était à son comble. C'est alors que s'était
révélé un jeune sorcier, maigre comme une lame de couteau à force
de privations mais aussi dur que le métal des lames. Alors que le
vieux maître Sorcier vaticinait une nouvelle fois, il s'était levé
et avait désigné le maître de la maison Tiebur du doigt :
- Avant la fête de la longue nuit, tu
seras mort ! Ainsi en a décidé Sioultac.
Le jeune s'était alors effondré.
C'est la Solvette de l'époque qui était intervenue. Elle avait
accueilli le jeune inconscient dans sa maison, le soustrayant ainsi à
la vindicte populaire, mais aussi au vieux maître Sorcier qui
supportait mal ces interventions. Le jeune sorcier avait fait ainsi
l'unanimité contre lui. Les premiers flocons avaient été suivis
d'autres plus nombreux puis encore d'autres sans que jamais cela ne
s'arrête. Au début on avait essayé de dégager les rues. Au petit
matin tout était à refaire. Il tombait entre cinq et six pieds de
neige par jour. On avait alors arrêté le dégagement et entrepris
de faire des portes plus en hauteur. On avait aussi creusé des
tunnels dans la glace pour rejoindre les grottes à Machpes. La vie
suivait ainsi son cours. C'est en plein milieu d'une nuit bien noire
que le craquement sinistre avait réveillé toute la ville. Il avait
été suivi du bruit sourd de la neige tombant en masse. On n'avait
pu que constater que la maison Tiebur avait cessé d'exister. Le
maître de ville avait coordonné les secours. A la lueur des
torches, on avait fouillé les monceaux de neige. Rapidement on avait
extrait le premier sorcier. Le maître de ville l'avait interrogé
sur sa présence en ce lieu. Il avait expliqué que toutes les nuits,
le maître Sorcier venait lancer des imprécations sur le toit de la
maison Tiebur afin que tombe le malheur sur les impies. Et le malheur
était tombé sur lui. Alors que, quittant le versant de la colline,
il avait mis les pieds sur le toit de la bâtisse qui y était
adossée, tout s'était effondré. Entraîné par l'avalanche, le
premier sorcier avait été emporté dans le maelström de neige. Le
maître de ville avait alors pris la direction du bas de la ville,
suivi par tous les habitants. Devant la maison de la Solvette, il
avait demandé au jeune sorcier de devenir maître sorcier. Bien que
contraire à toutes les règles habituelles, sa démarche avait été
agréée. Le jeune sorcier au regard de feu était devenu le plus
jeune maître Sorcier de l'histoire de la ville. Son « oui »
avait été salué par Sioultac. La neige pour la première fois
depuis des jours et des jours s'arrêta.
C'est à cette légende que pensait
Tandrag en regardant la neige qui n'avait pas arrêté depuis dix mains de
jours. Heureusement les grottes étaient plus chaudes. Tilcour
discutait avec les ouvriers. Le grattage était bientôt terminé. Il
faudrait alors prévoir le travail des bacs à machpes. C'est alors
qu'ils virent Sstanch monter en courant, suivi par un groupe de
soldats.
- Vite ! Vite ! criait-t-il
- Qu'est-ce qui se passe ? cria
Tilcour.
- Des guerriers approchent...
Le groupe se figea. Les discussions
allèrent bon train pendant un moment. Puis Tilcour trancha. - Il
vaut mieux qu'on soit dans les grottes qu'à traîner dehors. Allez,
on y va le travail nous attend.
Le groupe se remit en route tout en
discutant. Tilcour délégua le commandement à un contremaître et
repartit vers la maison. Tandrag qui s'était éloigné pour voir les
soldats courir, vit le groupe s'éloigner vers les grottes pendant
que Tilcour, courant à moitié, repartait en remontant la rue. Il
était seul. Personne ne lui avait donné d'ordre. Il en conclut
qu'il était libre de faire ce qu'il voulait. Il se dirigea vers la
porte du haut.
Petit et léger, il ne laissait presque
pas de trace sur la neige. Quand il approcha de la porte, il vit sur
la tour de guet Eéri qui faisait des signes. En bas, le prince
Quiloma tenait par les avant-bras un autre personnage. Arrivant
derrière, parfaitement alignés, des guerriers blancs semblaient
surgir de la neige. De chaque côté de la porte, les derniers
guerriers de Quiloma et les soldats de la ville, impeccablement
disposés, regardaient les deux princes se saluer.
- Tla Quiloma, queita bitra mastaila
verkati sebima...
Si Tandrag ne comprenait pas la langue
de prince, il appréhendait le sens général de ce qui se disait. Il
s'était allongé dans la neige. Dans son habit blanc, il était
presque indiscernable. Après des salutations, les deux hommes se
retournèrent vers leurs troupes pour donner des ordres. Quiloma
expliqua à Sstanch que des renforts arrivaient par l’intermédiaire
du prince Méaqui. En regardant les deux hommes, il eut l'intuition
qu'ils avaient des nouvelles graves à échanger.
Il les observa encore un moment avant
de se retirer. Il avait compris qu'ils iraient dans l'ancien temple
devenu fort, mais que les choses sérieuses se diraient ailleurs.
Il pensa en les voyant partir qu'il
n'avait plus rien à voir par là. Il allait se lever quand il vit
Eéri descendre. Boitillant sur ses béquilles, il s'approcha d'un
guerrier qui avait un anneau au gant gauche.
- Eéri !
- Lozadi !
Les deux hommes s'attrapèrent par les
avant-bras. Tandrag sentit l'émotion de la rencontre. Le dénommé
Lozadi se retourna vers Méaqui qui fit un signe de tête. Les deux
hommes s'éloignèrent alors vers la maison Kalgar.
Tandrag décida de les suivre. Il
arriva à la forge après eux. Lozadi n'avait pas déchaussé et Eéri
avait adapté des planches de glisse à ses béquilles. Tandrag
profita de la distraction des apprentis et de Kalgar pour entrer dans
l'atelier, puis il se glissa dans la maison.
- Psst viens par là...
Tandrag se retourna pour voir Miasti
lui faire un geste. La maison du forgeron était construite autour
d'une cour et était desservie par un couloir qui ceinturait les
pièces. Les deux enfants se dirigèrent vers l'arrière de la
maison. Tandrag aimait bien Miasti. Il n'avait pas de sœur mais il
pensait que s'il avait eu une sœur, il aurait aimé qu'elle soit
comme Miasti.
- Laisse tes bottes, elles font du
bruit.
Tandrag lui obéit et la suivit dans le
couloir puis dans l'escalier. Ils avançaient silencieusement
au-dessus des pièces d'habitation des adultes. Miasti lui montra du
doigt un espace entre les planches dans une des réserves de l'étage.
En dessous, des voix graves se faisaient entendre.
Tandrag chuchota à l'oreille de
Miasti :
- Le guerrier qui vient d'arriver,
Lozadi, ça doit être un chef car il a un anneau au doigt.
Il arrêta Miasti qui voulait répondre
en mettant son doigt sur la bouche.
- Chut ! Écoute !
Les deux enfants se concentrèrent sur
ce que disaient les deux guerriers blancs.
Eéri finissait de résumer l'été
avec ses évènements. Cilfrat allait et venait dans la pièce avec
leur enfant nouveau-né. Et puis Lozadi commença son récit.
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