dimanche 9 septembre 2012

Tandrag aimait la neige. Il ne savait pas pourquoi mais, il aimait la neige, pas seulement pour sa blancheur, pour les boules de neige et les bonhommes qu'il faisait avec ses copains. De la voir ainsi tomber le réjouissait. Le froid était revenu et les sorciers avaient parlé de la smecna. Tandrag n'avait pas compris ce mot. Il avait été voir la vieille.
- Ah ! La Smecna, c'est la neige, mon grand, c'est la neige qui va tenir. Voici venir l'hiver. Mais tu prendras bien un peu de plich.
- Ben oui.
Tandrag s'assit pour dévorer le plich que la vieille avait étalé sur une galette. Les autres allaient et venaient dans la cuisine, parlant du temps ou de ce qu'ils devaient faire.
- Maintenant, que t'es un grand, jeune maître, je vais te montrer les grottes.
Celui qui avait parlé était grand, carré, le visage mangé d'une barbe qui fut noire. Tandrag sursauta. Le maître des services s'adressait à lui. Il faillit en rougir. Il se dépêcha de finir sa galette. Aller voir les grottes ! Il en rêvait. Il n'avait jamais osé aller plus loin que les premières réserves. Et là, il allait voir les grandes grottes à machpes sous la montagne. Quand Tilcour, le maître des services sortit de la cuisine, Tandrag lui emboîta le pas. Ils traversèrent la partie commune de la maison. Miatisca venait à leur rencontre. Tandrag pensa qu'elle allait voir son père. Elle s'arrêta à la hauteur de Tilcour. Tandrag ressentit que l'air prenait une consistance différente. Tilcour s'adressa à lui :
- Avance jusqu'à l'auvent, jeune maître. J'arrive.
Tandrag avança sans se retourner. Son attention se concentra sur ce qu'il entendait. Les adultes qui parlaient à voix basse, étaient toujours intéressants.
- … se retrouve comme d'habitude... murmura la voix grave
- ...quand il sera trop sâoul, pour le remarquer, chuchota la voix nasillarde
Tandrag concentré sur son audition, eut l'impression de voir sa mère et Natckin chuchotant ensemble. Il en fut troublé.
Tilcour le rejoignit alors qu'il sortait. Sous le porche, un groupe d'une dizaine d'ouvriers attendait. Tilcour leur fit signe et ils se mirent en route vers l'entrée la plus proche des grottes.
La neige tombait. Tandrag écoutait les hommes parlant du temps. La plupart évoquait un retour vers le soleil. Tandrag ne le sentait pas comme cela. Il s'abstint de le dire pour éviter les moqueries, tout jeune maître qu'il était. La neige allait tomber longtemps. Il en sentait le côté têtu et collant. Comme toujours, il pensa rapidement à autre chose. L'excitation le gagnait au fur et à mesure qu'il s'approchait des grottes. Il n'osait demander où était Biachtic, le fils aîné de Chountic. Biachtic était, à ses dires, le fils maudit. Rien ne lui réussissait. À sa deuxième saison, il avait fait une crise de diarrhées vertes. Il avait survécu mais restait souffreteux. Il semblait incapable du moindre effort, tant physique qu'intellectuel. Sans cesse rabroué par son père, il avait développé un instinct incomparable pour ne pas être trouvable. Tilcour avait bien essayé de le récupérer. Il le sentait plus influençable que le maître Chountic. Pour un maître des services, influencer son supérieur était source de pouvoir. Biachtic, par sa force d'inertie avait déjoué les plans de Tilcour. Il continuait à tricher comme il pouvait. On ne trompait pas Chountic facilement. L'été lui avait donné à penser. L'arrivée des étrangers, les combines du maître avec eux, ses manœuvres pour garder des liens avec Tichcou lui ouvraient des perspectives. Il n'aurait jamais osé aller plus loin sans l'arrivée de Miatisca. Avec elle, il se sentait venir les idées.
Tandrag tout fier de porter sa première torche, ne s'occupait pas de cela. Tilcour comme tous les adultes, était impressionnant. Son rôle de maître des services, le rendait quand même plus proche que Eéri, mais après Chountic, c'est lui qui donnait le plus d'ordres. Il était tellement attentif à sa torche qu'il ne faisait pas attention au chemin. Le groupe marcha ainsi pendant un bon moment. Ils arrivèrent dans le secteur de la maison de Chountic. Tilcour donna les consignes de travail pour la journée. Il garda Tandrag non loin de lui. Il lui donna la mission de s'occuper des torches. Le bois de stinmaym débarrassé de son aubier donnait une flamme presque sans fumée. Utilisé depuis des générations et des générations, il avait fini par noircir les plafonds et le haut des cloisons. Le reste des parois étaient couvertes de la poudre blanche qui restait quand l'eau avait coulé. C'est cette poudre qu'il fallait évacuer avant de planter les machpes. Les hommes s'activaient à gratter les murs. Ils remplissaient les brancards. D'autres les transportaient jusqu'à la grotte sans fond. On appelait ainsi une cavité dans laquelle on mettait tous les déchets. Cela faisait des générations qu'on le faisait et elle n'était jamais remplie. Alors on continuait.
Quand arriva la mi-journée, Tandrag en avait assez. Épuisé, il s’endormit dans un coin. Quand Tilcour éleva une nouvelle fois la voix parce que sa torche s'éteignait, il n'y eut pas de réponse. Étonné de ne pas être obéi, il se retourna pour disputer l'enfant. Il ne le vit pas à côté du tas de bois. Il craignit un instant d'avoir perdu un fils héritier. Même si un autre enfant était né après la fête des rencontres. Il n'était pas bon d'être le responsable de la disparition des enfants du maître de maison. Il le chercha quelques instants et le trouva dans un recoin, pelotonné dans sa pelisse. Il soupira. Il le secoua.
- Allez debout, viens manger !
Tandrag se frotta les yeux. Le regard de Tilcour ne lui laissait pas le choix. Tandrag se leva et suivit le maître des services.
- Change-moi cette torche, lui dit Tilcour en lui désignant celle qui fumait dans le coin de la salle des repas.
Tandrag toujours bâillant, alla chercher une nouvelle torche. Quand il revint, il s'aperçut que tous mangeaient et que lui n'avait rien.
- Et moi ? demanda-t-il.
- Tu peux te servir, il en reste dans la gamelle.
Tandrag se sentit blessé par ce manque de considération. Il était quand même le fils de Chountic. Il ravala ses larmes et alla racler le fond de la marmite. Ce n'était pas le meilleur mais il avait faim. Dès la fin du repas, Tilcour donna ses ordres. Se tournant vers Tandrag, il lui dit :
- Toi, tu fais comme ce matin, mais t'as pas intérêt à dormir sinon tu mangeras pas mieux que ce midi.
L'enfant ravala ses larmes et se remit à faire ce qu'on lui demandait. La journée s'étira en longueur. Quand Tilcour donna le signal du départ, Tandrag dormait presque debout. Sur le chemin du retour, il se fit bousculer une fois ou deux parce qu'il n'allait pas assez vite. Arrivé à la maison, même le spectacle de la neige ne le retint pas. Il alla s’effondrer sur sa paillasse.
Ce fut la main douce de la Vieille qui le réveilla le matin.
- Tiens mange, petit, tu vas en avoir besoin.
Il aurait aimé que ce soit sa mère qui vienne ainsi le voir, mais elle était trop occupée par Shteal, son dernier né. C'était lui qui avait droit aux câlins et aux caresses dans les cheveux. Tandrag avait droit au respect de Natckin, mais ce dernier ne semblait fondre que devant le bébé. Chountic lui-même semblait ému en regardant son rejeton. S'il maugréait toujours contre Biachtic, s'il semblait ignorer Tandrag, il accordait une importante importance à Shteal. C'est lui qui avait choisi ce nom qui évoquait le printemps et la reprise des plantes. Il disait à qui voulait l'entendre que ce serait un vrai maître celui-là. Une véritable fierté pour son père et un maître de qualité pour la maison Chountic. Tandrag ne comprenait pas ce que cela voulait dire mais sentait bien qu'il n'avait pas le beau rôle.
Le deuxième jour de travail ressembla au premier. Il eut quand même une différence. On lui en demanda plus. Il dut surveiller toutes les torches des grottes à machpes où l'on devait travailler.
Le soir venu, sans la Vieille qui était venue avec un plateau le faire manger, il aurait passé la nuit à jeun.
Les jours se suivirent sans qu'il n'y ait de changement dans son travail. Petit à petit, il se faisait aux efforts qu'on lui demandait. Il rentrait moins épuisé. La neige avait continué à tomber lentement sans s'arrêter. Les portes d'été avaient été condamnées pour les portes dites du grand hiver, plus en hauteur. Elles avaient été ainsi nommées après le terrible hiver que les pères des grand-pères des pères avaient connu. Sioultac à cette époque était particulièrement virulent. La neige avait atteint des hauteurs jamais égalées depuis. Cette année en deux mains de jours, il était tombé plus de smecna que de neige pendant tout l'hiver précédent. Les Sorciers avaient été prévenus par l'esprit de Hut le fondateur. Ils avaient fait le tour de la ville pour donner l'information à chacune des maisons. Il fallait se préparer à voir Sioultac prendre ses quartiers sur la montagne. Chaque famille avait fait les travaux urgents nécessaires. Il ne fallait pas qu'une maison s'effondre comme à cette époque lointaine. Cela avait laissé des traces profondes dans l'imaginaire de la ville. Un récit légendaire racontait comment les habitants avaient défié Sioultac en refusant de croire les esprits. Ils avaient été séduits par les discours du nouveau maître de la maison Tiebur. Il avait parlé tellement bien de l'avenir, de ce que les habitants de la ville pourraient faire s'ils se mettaient tous ensemble face aux sorciers. On ne serait plus obligé de nourrir ces fainéants à ne rien faire hormis des prédictions qui ne se révélaient jamais justes. Le maître Sorcier de l'époque avait fulminé ses imprécations sans résultats. L'été avait passé, chaud et prospère, laissant croire aux promesses du maître de la maison Tiebur. L'hiver avait commencé sous la pluie. Il n'y avait eu ni grêle, ni ouragan. Le maître Sorcier avait dû rationner ses gens pour qu'ils survivent. Les sorciers avaient dû travailler dans les champs pour mendier leur pitance. Les effectifs du temple avaient beaucoup maigri. A chaque prédiction de déluge répondait un temps sec et chaud. Quand le maître Sorcier prédisait la sécheresse venait une petite pluie bienfaisante qui abreuvait la terre et nourrissait les champs. Aux premiers flocons, la gloire du maître de la maison Tiebur était à son comble. C'est alors que s'était révélé un jeune sorcier, maigre comme une lame de couteau à force de privations mais aussi dur que le métal des lames. Alors que le vieux maître Sorcier vaticinait une nouvelle fois, il s'était levé et avait désigné le maître de la maison Tiebur du doigt :
- Avant la fête de la longue nuit, tu seras mort ! Ainsi en a décidé Sioultac.
Le jeune s'était alors effondré. C'est la Solvette de l'époque qui était intervenue. Elle avait accueilli le jeune inconscient dans sa maison, le soustrayant ainsi à la vindicte populaire, mais aussi au vieux maître Sorcier qui supportait mal ces interventions. Le jeune sorcier avait fait ainsi l'unanimité contre lui. Les premiers flocons avaient été suivis d'autres plus nombreux puis encore d'autres sans que jamais cela ne s'arrête. Au début on avait essayé de dégager les rues. Au petit matin tout était à refaire. Il tombait entre cinq et six pieds de neige par jour. On avait alors arrêté le dégagement et entrepris de faire des portes plus en hauteur. On avait aussi creusé des tunnels dans la glace pour rejoindre les grottes à Machpes. La vie suivait ainsi son cours. C'est en plein milieu d'une nuit bien noire que le craquement sinistre avait réveillé toute la ville. Il avait été suivi du bruit sourd de la neige tombant en masse. On n'avait pu que constater que la maison Tiebur avait cessé d'exister. Le maître de ville avait coordonné les secours. A la lueur des torches, on avait fouillé les monceaux de neige. Rapidement on avait extrait le premier sorcier. Le maître de ville l'avait interrogé sur sa présence en ce lieu. Il avait expliqué que toutes les nuits, le maître Sorcier venait lancer des imprécations sur le toit de la maison Tiebur afin que tombe le malheur sur les impies. Et le malheur était tombé sur lui. Alors que, quittant le versant de la colline, il avait mis les pieds sur le toit de la bâtisse qui y était adossée, tout s'était effondré. Entraîné par l'avalanche, le premier sorcier avait été emporté dans le maelström de neige. Le maître de ville avait alors pris la direction du bas de la ville, suivi par tous les habitants. Devant la maison de la Solvette, il avait demandé au jeune sorcier de devenir maître sorcier. Bien que contraire à toutes les règles habituelles, sa démarche avait été agréée. Le jeune sorcier au regard de feu était devenu le plus jeune maître Sorcier de l'histoire de la ville. Son « oui » avait été salué par Sioultac. La neige pour la première fois depuis des jours et des jours s'arrêta.
C'est à cette légende que pensait Tandrag en regardant la neige qui n'avait pas arrêté depuis dix mains de jours. Heureusement les grottes étaient plus chaudes. Tilcour discutait avec les ouvriers. Le grattage était bientôt terminé. Il faudrait alors prévoir le travail des bacs à machpes. C'est alors qu'ils virent Sstanch monter en courant, suivi par un groupe de soldats.
- Vite ! Vite ! criait-t-il
- Qu'est-ce qui se passe ? cria Tilcour.
- Des guerriers approchent...
Le groupe se figea. Les discussions allèrent bon train pendant un moment. Puis Tilcour trancha. - Il vaut mieux qu'on soit dans les grottes qu'à traîner dehors. Allez, on y va le travail nous attend.
Le groupe se remit en route tout en discutant. Tilcour délégua le commandement à un contremaître et repartit vers la maison. Tandrag qui s'était éloigné pour voir les soldats courir, vit le groupe s'éloigner vers les grottes pendant que Tilcour, courant à moitié, repartait en remontant la rue. Il était seul. Personne ne lui avait donné d'ordre. Il en conclut qu'il était libre de faire ce qu'il voulait. Il se dirigea vers la porte du haut.
Petit et léger, il ne laissait presque pas de trace sur la neige. Quand il approcha de la porte, il vit sur la tour de guet Eéri qui faisait des signes. En bas, le prince Quiloma tenait par les avant-bras un autre personnage. Arrivant derrière, parfaitement alignés, des guerriers blancs semblaient surgir de la neige. De chaque côté de la porte, les derniers guerriers de Quiloma et les soldats de la ville, impeccablement disposés, regardaient les deux princes se saluer.
- Tla Quiloma, queita bitra mastaila verkati sebima...
Si Tandrag ne comprenait pas la langue de prince, il appréhendait le sens général de ce qui se disait. Il s'était allongé dans la neige. Dans son habit blanc, il était presque indiscernable. Après des salutations, les deux hommes se retournèrent vers leurs troupes pour donner des ordres. Quiloma expliqua à Sstanch que des renforts arrivaient par l’intermédiaire du prince Méaqui. En regardant les deux hommes, il eut l'intuition qu'ils avaient des nouvelles graves à échanger.
Il les observa encore un moment avant de se retirer. Il avait compris qu'ils iraient dans l'ancien temple devenu fort, mais que les choses sérieuses se diraient ailleurs.
Il pensa en les voyant partir qu'il n'avait plus rien à voir par là. Il allait se lever quand il vit Eéri descendre. Boitillant sur ses béquilles, il s'approcha d'un guerrier qui avait un anneau au gant gauche.
- Eéri !
- Lozadi !
Les deux hommes s'attrapèrent par les avant-bras. Tandrag sentit l'émotion de la rencontre. Le dénommé Lozadi se retourna vers Méaqui qui fit un signe de tête. Les deux hommes s'éloignèrent alors vers la maison Kalgar.
Tandrag décida de les suivre. Il arriva à la forge après eux. Lozadi n'avait pas déchaussé et Eéri avait adapté des planches de glisse à ses béquilles. Tandrag profita de la distraction des apprentis et de Kalgar pour entrer dans l'atelier, puis il se glissa dans la maison.
- Psst viens par là...
Tandrag se retourna pour voir Miasti lui faire un geste. La maison du forgeron était construite autour d'une cour et était desservie par un couloir qui ceinturait les pièces. Les deux enfants se dirigèrent vers l'arrière de la maison. Tandrag aimait bien Miasti. Il n'avait pas de sœur mais il pensait que s'il avait eu une sœur, il aurait aimé qu'elle soit comme Miasti.
- Laisse tes bottes, elles font du bruit.
Tandrag lui obéit et la suivit dans le couloir puis dans l'escalier. Ils avançaient silencieusement au-dessus des pièces d'habitation des adultes. Miasti lui montra du doigt un espace entre les planches dans une des réserves de l'étage. En dessous, des voix graves se faisaient entendre.
Tandrag chuchota à l'oreille de Miasti :
- Le guerrier qui vient d'arriver, Lozadi, ça doit être un chef car il a un anneau au doigt.
Il arrêta Miasti qui voulait répondre en mettant son doigt sur la bouche.
- Chut ! Écoute !
Les deux enfants se concentrèrent sur ce que disaient les deux guerriers blancs.
Eéri finissait de résumer l'été avec ses évènements. Cilfrat allait et venait dans la pièce avec leur enfant nouveau-né. Et puis Lozadi commença son récit.

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