Tandrag était heureux à la forge. Si
le travail était dur, tout le monde y venait. On était loin des
grottes et de leur isolement. Il voyait régulièrement les soldats
blancs venir pour réparer une arme ou un équipement. Il voyait
aussi des représentants de toutes les maisons pour faire entretenir
le matériel. Encore mieux que tout cela, il apprenait le feu.
Smilton lui faisait des compliments. Très vite, Tandrag sut obtenir
et maintenir le feu à la bonne température. Kalgar lui-même en fut
étonné. C'est la première fois qu'un de ses apprentis allait aussi
vite. Vraiment le maître sorcier savait. Kalgar réparait les outils
de la maison Chountic sous l’œil intéressé de Tandrag quand il
vit arriver la Solvette. Sa fille l'accompagnait. Dans ce monde de
grands, elle commençait à perdre son prénom pour devenir « la
fille de la Solvette » ou « la petite Solvette ».
Même les enfants commençaient à perdre leur proximité avec elle.
Il était de notoriété publique que sa mère lui transmettait ses
secrets et qu'elle lui succéderait. Elle cessait d'être comme tout
le monde pour entrer dans le cercle des gens à part comme les
sorciers. Maintenant quand elle disait à quelqu'un de son âge :
« je vais te transformer en jako ! », il ne rigolait
plus. Il la croyait capable. Tandrag ne semblait pas affecté par
cela et continuait à l'appeler Sabda et à la taquiner.
- Alors, Sabda, tu as vu le dragon
aujourd'hui ?
- Écoute, Tandrag, quand ton feu sera
aussi puissant que celui du dragon, alors tu pourras causer !
Ce jour-là, il n'osa pas lui parler.
La Solvette venait manifestement pour lui enseigner quelque chose.
- Tu viens pour du Smalko ?
demanda Kalgar.
Tandrag se demanda ce qu'était le
Smalko.
- Oui, Kalgar, seule ta forge a un feu
suffisamment fort pour cela.
Kalgar sortit de sous un établi un
creuset en terre qui ne brûlait pas. Il le posa sur un support près
de la Solvette et de sa fille, puis il retourna à ses occupations en
disant à tout le monde de faire pareil. La Solvette prit dans son
grand sac des ingrédients divers que personne n'osa regarder. Sabda
la regardait et l'aidait. Quand le creuset fut prêt, elle mit une
couche de sable comme un opercule pour fermer.
- Maître de la forge ?
- Oui, la Solvette, répondit Kalgar en
se retournant.
- Prête-moi un de tes apprentis pour
conduire le feu.
Kalgar se tourna vers Tandrag :
- Montre ce que tu sais faire.
Tandrag eut une bouffée d'orgueil. En
s'approchant de la Solvette, il demanda ce qu'elle voulait. Quand les
yeux de la Solvette se posèrent sur lui Tandrag se mit à
bafouiller. Il y avait une telle puissance dans ce regard qu'il se
demanda s'il ne suffirait pas à faire chauffer le smalko. Tandrag
comme tout le monde connaissait le smalko. C'était le seul remède à
la redoutable fièvre noire. Traditionnellement, la Solvette
recueillait les premières pousses de machpes et peu après faisait
un pot de smalko. Seule la Solvette en connaissait la composition. En
voyant Sabda aider sa mère, Tandrag pensa qu'elle devait maintenant
savoir, elle aussi. Il comprit mieux les remarques des autres jeunes
sur la fille de la Solvette. Pour eux, dépositaire des secrets de sa
mère, elle quittait le monde des gens normaux pour celui des
marabouts et autres sorciers. Tandrag sans bien comprendre avait
aussi une place à part. Il ne comprenait pas bien pourquoi, mais il
n'obtenait pas de réponse à ses questions. Fils de Chountic, il
était né à la bonne saison et on le traitait un peu comme Miasti
qui était une hors saison. Ceux de son âge ne savaient pas et les
plus vieux se taisaient. Comme il était mal céans d'insister,
Tandrag restait sur sa faim de savoir. Tout en réfléchissant, il
activa le feu dans le foyer secondaire. Il choisit avec soin le
charbon de bois, les branches et les pierres qui brûlaient pour les
arranger dans le foyer. Bientôt son feu crépita joyeusement. Il le
conduisit à petit coup de soufflet jusqu'à obtenir la couleur qui
lui sembla propice.
- La Solvette, c'est prêt ! Enfin
je crois.
La Solvette jeta un coup d’œil au
feu. Tandrag vit son sourcil gauche se lever imperceptiblement. Elle
regarda Tandrag dans les yeux.
- Comment sais-tu qu'il faut ce feu ?
- Ben, euh, je le sens comme cela, la
Solvette, mais si cela ne va pas, dites-moi et je change.
- Non Tandrag, c'est parfait !
C'est ce qui est étonnant, c'est parfait.
Se tournant vers sa fille, elle
ajouta :
- Sabda, aide-moi.
Tandrag les regarda poser le creuset
sur le feu.
-Maintenant, Tandrag, il faut que la
température du feu soit la plus stable possible.
Tandrag regarda le foyer. Il voyait ce
qui était nécessaire pour le faire. Il posa juste la question :
- Combien de temps ?
La Solvette fut étonnée encore une
fois. Chaque année, le chauffeur doutait de garder un feu régulier
aussi longtemps. La Solvette regarda Tandrag. Ce dernier ne doutait
pas. Elle jeta un regard vers Kalgar qui ne perdait pas une miette de
la discussion.
Le creuset se mit bientôt à fumer.
Une odeur curieuse vint se mêler aux odeurs habituelles de la forge.
Tandrag ne quittait pas le feu des yeux. Il arrangeait les braises,
ajoutait, bougeait, ventilait le foyer. Il répondait par
monosyllabes aux questions des uns et des autres. Même Miasti
n'arriva pas à le dérider. La Solvette et sa fille étaient
reparties. Il y en avait pour deux jours de chauffe.
Kalgar ou Smilton, tout en faisant leur
travail, surveillaient ce que faisait le feu de Tandrag. Kalgar fut
impressionné. C'est la première fois qu'un apprenti si jeune
maîtrisait aussi bien le feu. Quand le soir arriva, tout le monde
partit manger. Tandrag ne sembla même pas s'en apercevoir. Kalgar
revint après le repas avec Smilton.
- Va manger, Tandrag, je surveille le
feu.
- Oui, mais La Solvette...
- Elle ne dira rien, si c'est moi qui
le surveille.
Tandrag sembla hésiter mais n'osa pas
désobéir au maître de la forge. C'est à regret qu'il quitta
l'atelier pour aller vers la cuisine. Tout le monde était parti
quand il arriva dans la grande pièce. Seule Cilfrat était là.
C'est à peine si Tandrag toucha à ce qu'elle lui amenait.
- Ne t'inquiète pas comme cela,
Tandrag.
- Je ne voudrais pas que la Solvette
soit déçue...
- Smilton disait à Kalgar que tu avais
bien travaillé.
Tandrag mangeait en écoutant Cilfrat.
- J'y retournerai après… pour voir
comment va le feu.
Éeri entra en béquillant. Il vit
Cilfrat discutant avec Tandrag. Il sourit en voyant Tandrag. Ce
garçon était étonnant. Il y avait une aura de mystère autour de
lui. Les gens de la ville le considéraient avec des sentiments
ambivalents de fierté et de défiance. Le chef des sorciers l'avait
remarqué. Son prince lui-même, depuis que la Solvette avait parlé
de l'épisode des tiburs, le regardait autrement. Il en avait discuté
avec Qunienka en lui demandant de garder un œil dessus. En
grandissant, il pouvait devenir un allié ou un ennemi. Éeri
l'aimait bien. Il lui évoquait des souvenirs de son jeune temps,
là-bas. Il soupira. Tandrag tourna vers lui un regard inquiet.
Voyant le guerrier blanc blessé, comme il l'appelait avant de savoir
son nom, il fit un sourire. Éeri ressentit la tension qui habitait
le garçon.
Sitôt la soupe avalée et les galettes
qui l'accompagnaient, Tandrag repartit vers la forge. Il trouva Kalgar
assis à côté du feu. Il grimaça. La couleur ne lui plaisait pas.
Kalgar n'avait pas tenu la température constante. Sans rien dire, il
se précipita pour remettre une pierre qui brûle et réarranger le
feu. Il ne vit pas le sourire de Kalgar dans son dos.
- C'est bien, Tandrag. Tu sais, le
smalko supporte quelques écarts de température. Tu peux te détendre
un peu.
- Oui, Maître, mais la Solvette a
insisté pour que ce soit comme cela.
- Bien, Tandrag. Je vois que tu es
décidé à veiller sur ce feu toute la nuit. Alors, je vais aller me
coucher.
Kalgar se leva. Tandrag ne le regardait
même pas. Il sourit en secouant la tête. « Quel garçon
curieux ! » pensa-t-il. Il se demanda si son amour du feu
ne venait pas du miracle de la pierre qui bouge.
Quand Smilton vint prendre son tour, il
trouva Tandrag toujours aussi attentif et tendu. Comme Kalgar, il lui
proposa de s'occuper du feu pendant qu'il irait dormir. Comme Kalgar,
il n'insista pas en voyant le regard de Tandrag.
Quand Kalgar arriva pour préparer la
forge, il trouva Tandrag à la même place que la veille. Le feu
était toujours aussi régulier. Il se dirigea vers le foyer
principal pour le relancer. Il fut étonné de le voir déjà prêt
et à la bonne température. Il remercia Tandrag qui l'écouta à
peine. La journée passa de la même manière. Kalgar surveillait son
apprenti. Tandrag ne quitta son poste que pour grignoter quelque
chose et surtout pour aller chercher ce qui était nécessaire au
feu.
Quand le soir arriva, il titubait un
peu. La Solvette arriva avec sa fille devant la forge. Le prince
Quiloma l'accompagnait. Ils se séparèrent sur le seuil. La Solvette
entra. Elle salua tout le monde posant son regard acéré sur chacun.
Elle découvrit Tandrag en s'approchant. Le feu avait le même aspect
que la veille. Vu la tête de Tandrag, il ne devait pas avoir dormi
de la nuit. Quel garçon curieux ! Elle regarda sa fille qui
semblait fascinée par le personnage. Elle s'approcha de Tandrag :
- C'est bien ce que tu as fait. Le
smalko sera parfait cette année.
Tandrag lui jeta un regard vide. Il
semblait ailleurs.
- Va te reposer maintenant il faut
laisser le feu s'éteindre seul. Je reviendrai demain chercher le
smalko.
Kalgar s'approcha lui aussi. Il prit
Tandrag par les épaules. Ce dernier ne résista pas. Il l'emmena
jusqu'à la maison et le confia à Talmab :
- Mène-le dormir.
Talmab prit la suite de son mari sans
un mot, elle dirigea Tandrag vers une petite pièce. Une paillasse
était par terre, elle le fit s'allonger. Tandrag posa sa tête sur
son bras replié et sombra dans le sommeil presque instantanément.
Avant de le laisser seul, Talmab lui caressa les cheveux.
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