Iaryango marchait en tête. Il voulait
savoir. Kyll avait toujours été proche. Il ne serait pas parti sans
prévenir sans une circonstance grave. L'arrivée des guerriers de la
mort devait être la cause mais pourquoi? Iaryango ruminait ses
pensées.
Nomenjaari suivait mettant ses pas dans
ceux de Iaryango. Il était le meilleur disciple de Tonlen. Il
regardait autour de lui. Attentif aux signes, il guettait. Grand et
large, fort comme un tibur mâle, il portait la plus lourde charge.
Rinaphytia fermait la marche. Il
n'avait intégré la maison de Gasikara que tardivement. Il avait
appris avec son père à chasser et à se diriger dans les bois.
C'est le vieux maître sorcier qui était venu le chercher, au grand
étonnement des siens et surtout de son père.
- Tu es sûr que tu veux mon fils pour
le temple, avait demandé son père.
- Les esprits ont parlé et leur parole
est sûre, avait répondu le maître sorcier.
Rinaphytia avait ressenti de la joie à
cette demande. C'était un sentiment curieux par sa soudaineté. Il
n'avait jamais pensé aller au temple mais maintenant que la demande
était faite, la réponse était évidente. Sa place était là-bas.
Il avait été mis avec Kyll, Iaryango et Nomenjaari dans la maison
Gasikara. Il avait vite apprécié ses compagnons. Kyll avec ses
éternelles questions, était le plus doué pour rentrer en contact
avec le monde des esprits. Nomenjaari était solide dans tout ce
qu'il faisait. Sa capacité d'attention aux détails des rituels
l'avait fait progresser plus vite que la majorité dans la hiérarchie
cérémonielle. Iaryango s'était imposé comme le chef de la maison.
Rinaphytia avait pensé que c'est lui, par le charisme qu'il
dégageait qui se retrouverait en haut de la hiérarchie. Comme il
percevait moins bien que Kyll et qu'il le savait, Iaryango ne s'était
pas fait d'illusion. Kyll était son ami, il eut à cœur de l'aider.
Les crises mystiques que Kyll traversait le laissaient parfois en
situation dangereuse. Iaryango avait décidé qu'il serait celui qui
s'occupe de Kyll. Tout avait bien fonctionné jusqu'au jour où Kyll
avait disparu. Des trois, c'est lui qui avait le plus souffert de la
séparation. Il fallait qu'il sache. Il avait réussi à convaincre
le premier disciple qui assurait la gouvernance de les laisser partir
à la recherche du maître sorcier puisque les esprits avaient révélé
qu'il était vivant.
Ils avaient maintenant contourné le
camp des extérieurs. La neige était haute. Iaryango portait un pot
à feu et des torches. Ils avaient des vivres pour trois jours. Seule
la neige pouvait les gêner s'il en tombait trop. Ils marchaient en
silence dans le bois. De temps en temps Rinaphytia prenait la tête
et trouvait un passage dans les escarpements de cette partie de la
vallée. Le col de l'homme mort était plus haut mais aucun chemin
n'y menait. Une barre rocheuse coupait la montagne. La région
possédait de nombreuses grottes. Kyll devait être dans l'une
d'elle. Avait-il du feu, de la nourriture ? Sans aide Kyll ne
survivrait pas. C'est Iaryango qui avait pensé à tout. Rinaphytia
avait pensé au reste, aux provisions, aux vêtements, etc...
Ils avançaient sur une petite corniche
en pierre que le vent avait dégagée de sa neige. A travers une
trouée dans les résineux, ils eurent un aperçu du terrain devant
eux.
Nomenjaari poussa un cri étouffé :
- Knam ! Des loups !
Les deux autres s'arrêtèrent et
regardèrent dans la direction qu'il indiquait. Sur le blanc de la
neige, les bêtes au pelage sombre ressortaient particulièrement
bien. La meute avançait doucement en file indienne. Elle ne semblait
pas en chasse.
- Si nous continuons par là, nous
allons couper leur trace.
- Il serait plus prudent de prendre par
la combe un peu au-dessus. Pour l'instant, le vent nous est favorable
et la neige qui tombe efface nos traces.
Bientôt, ils rejoignirent le passage
que Rinaphytia avait repéré. La neige y était profonde, malgré
leurs raquettes, ils s'enfonçaient beaucoup.
- La nuit arrive, il faudrait se
trouver un abri et faire du feu pour se réchauffer.
- Sommes-nous assez loin ? Je ne
voudrais pas que la fumée alerte les extérieurs.
- Là sous ce surplomb, ce serait bien
!
Iaryango se glissa sous le surplomb.
L'espace n'était pas bien grand. Il pensait que cela leur suffirait
pour la nuit.
On entendit crier un loup.
- Il est trop proche, dit Rinaphytia.
- Je suis d'accord avec lui, ajouta
Nomenjaari. Les signes ne sont pas favorables. Les nuages ne sont pas
trop épais et la lumière de la lune est forte. Continuons !
Iaryango se releva.
- Si je comprends bien, c'est un
complot pour me faire aller plus loin...
Ils rirent tous les trois mais
doucement. Les loups rôdaient.
Ils escaladèrent la combe pour se
retrouver sur un autre surplomb.
- On ne peut pas passer par là, il
faut continuer à monter.
- Ça tombe bien, je ressens le
mouvement des loups. Ils viennent dans notre direction.
- S'ils trouvent nos traces, on est
mal...
Ils reprirent leur progression. Elle
était plus difficile dans ce terrain rocheux. La peur n'était pas
loin. Plus personne ne se plaignait de sa fatigue. Ils voulaient
mettre de l'espace entre eux et les loups. Un mouvement devant eux,
les fit bifurquer encore une fois. La lune n'éclairait que très
faiblement en raison de la quantité de nuages. Rinaphytia ne
retrouvait pas ses repères. Ils devaient être sous la route du col
de l'homme mort, mais où exactement, il ne savait pas. Il avait
l'impression qu'ils revenaient vers la ville mais plus haut. Leur
marche continua difficile et en silence.
Essoufflé Iaryango fit une pause. Il
écouta. En dehors de leur bruit, il n'entendait rien. Il essaya
d'ouvrir sa perception aux autres plans du monde. Même s'il n'avait
pas la facilité de Kyll, il savait le faire. Aussi loin qu'il
pouvait ressentir, rien ne semblait dangereux. Il contacta même
l'esprit d'un oiseau endormi. Les pensées étaient floues, mais
l'impression d'une image, lui fit fixer son attention sur ce lien
avec le volatile. L'intuition lui vint que l'oiseau avait vu Kyll.
Iaryango essaya de se rappeler les techniques pour sonder les
pensées. Il les appliqua à cet esprit qui rêvait de vol et
d'insectes savoureux. Les sensations fugitives au départ se
précisèrent. De nouveau, son intuition lui souffla une réponse :
Kyll était là-bas, à la grotte de la médiation.
Iaryango rouvrit les yeux. Ses deux
amis reprenaient aussi leur souffle.
- Je sais où est Kyll !
- Dis vite !
- La grotte de la médiation.
- Mais c'est à trois jours de marche,
dit Rinaphytia. Es-tu sûr ?
- Je l'ai lu dans l'esprit d'un oiseau.
- Reposons-nous un peu, nous
repartirons à la première lumière. Je sens un refuge un peu plus
loin. J'espère que ça ira pour la nuit.
Ils se traînèrent encore sur une
centaine de pas et découvrirent un renfoncement dans la montagne. A
l'aide du stock de branches mortes et d'aiguilles de résineux qui
s'était accumulé à l'entrée, ils firent un feu. Ils s'arrangèrent
pour qu'il ne soit pas visible de l'extérieur et qu'il fasse le
moins de fumée possible qu'on ne puisse pas les sentir de loin. Avec
une meute de loups pas très loin, Rinaphytia imposa de manger froid
et de faire un tour de garde.
La nuit se passait calmement. La lune
redevint plus apparente. Iaryango montait la garde. Le feu était
devenu braise. Il somnolait un peu. Il relevait la tête par à-coup
quand elle tombait. Il releva une nouvelle fois la tête, luttant
contre la lourdeur de ses paupières. Le paysage était toujours
aussi blafard. Il se secoua un peu et reprit la scrutation des
alentours. Brusquement la lumière manqua. Il leva les yeux. Une
grande ombre cachait la lune. Cela ne dura qu'un instant, puis un
loup hurla à la lune sur sa droite. Un autre répondit à gauche. Il
eut l'impression d'une présence forte, très forte, trop forte pour
être celle d'un des esprits qu'il connaissait. Il essaya de rentrer
en contact avec. Il poussa un cri qui réveilla les dormeurs. Il
avait eu l'impression de prendre une gifle magistrale.
- Que se passe-t-il ?
- Il y a un esprit fort qui rôde
autour.
- Ton cri a alerté tout ce qui vit
autour. Ranime le feu, les loups risquent d’arriver.
Le feu venait à peine de reprendre que
des yeux accrochèrent la lumière. Ce fut une paire, puis une
deuxième, puis une dizaine. La meute avait entendu et elle était
là. Les trois entendirent le grondement des loups. Ils s’armèrent
de branches. Rinaphytia en enflamma une qu’il jeta vers les loups.
Ils firent un petit bond de côté mais ne s’éloignèrent pas.
- On est mal parti !
- Il faut tenir, nous avons assez de
branches pour tenir jusqu’à ce qu’ils cherchent une autre proie
plus facile.
La première attaque survint par la
droite. Un loup avait longé la paroi et s’était élancé. Pour
éviter le feu, il dut faire attention juste un instant. Nomenjaari
en profita pour le pousser violemment avec un branche qu’il venait
d’enflammer. Le loup sauta en arrière en hurlant, la fourrure en
feu. Les trois compagnons le virent se rouler dans la neige pour
étouffer les flammes. Le cercle des crocs se rapprocha.
- Je ne suis pas sûr que notre feu
suffise.
- Pourtant les signes étaient clairs,
ce refuge est bon, dit Nomenjaari.
- Il va peut-être falloir que tu
révises, réplique Iaryango.
- Le moment est-il bien choisi pour
faire de l’humour ? demanda Rinaphytia en ramassant d’autres
branches pour élargir le feu.
Les loups s’étaient rapprochés
suffisamment pour qu’ils puissent voir leur maigreur. La meute
était affamée et ne lâcherait pas ses proies. Rinaphytia en était
certain. Il essayait d’évaluer combien de temps, ils allaient
pouvoir alimenter le feu. L’aube lui sembla loin. Il regarda ses
amis. Nomenjaari surveillait les loups. Iaryango avait pris la
position de celui qui médite. Il devait essayer de contacter un
esprit pour les aider.
- Ça y est ! dit-il en ouvrant
les yeux. Quelqu’un vient vers nous ! Sa pensée est claire.
Il est puissant et les loups ne lui font pas peur !
- J’espère que ce n’est pas le
prince des extérieurs. Son bâton commande aux loups.
Les flammes baissaient un peu. Il
fallait faire durer le feu jusqu’à l’arrivée de l’aide.
Soudain les loups s’agitèrent. Mettant la queue entre les jambes,
ils se mirent à reculer en grondant, toutes dents dehors. Bientôt
ils eurent disparu dans la nuit. Un regard rouge apparut.
Les trois hommes poussèrent un cri.
Des loups noirs. La meute avança sans se presser. Deux fois plus
grands que les loups qui avaient fait le siège de leur abri, ils
étaient impressionnants de puissance. Manifestement bien nourris,
leurs muscles roulaient sous la fourrure noire et brillante. La louve
au regard rouge s’arrêta devant eux. Elle fixa les trois hommes.
Les autres loups continuèrent leur chemin, donnant la chasse à la
meute des gris qui n’aurait son salut que dans la fuite. Quand
toute la meute eut, elle aussi, disparu, la louve se détourna et
prit un petit trot. Il n’y eut plus que le crépitement du feu.
Les trois hommes se regardèrent.
Aucune légende n’avait jamais raconté pareil évènement.
- Je n’en reviens pas, dit Iaryango.
L’esprit qui m’a répondu, est celui de la louve. C’est
incroyable, une puissance pareille et en même temps une telle paix
intérieure. Elle est là où elle doit être, pour faire ce qu’elle
doit faire. Sa dernière pensée pourrait se traduire par un souhait
de bonne route.
Ils n’attendirent pas plus. Ramassant
leurs affaires, ils reprirent leur marche. Ils savaient où était
Kyll. Il ne restait plus qu’à le rejoindre. Ils coupèrent la
route du col sur la fin de matinée. Ils ne s’inquiétaient pas de
leurs traces. La neige qui tombait sans discontinuer les effaçait
très vite. Une fois ou l’autre à l’occasion d’une accalmie ou
d’une trouée dans la forêt, ils avaient vu les silhouettes noires
des loups qui semblaient les escorter de loin. Curieusement, cela les
rassura. Quand la nuit survint, ils trouvèrent l’abri qu’ils
connaissaient. Ils étaient sur la bonne route. Encore deux jours de
marche et ils seraient à la grotte.
Le deuxième et le troisième jour
passèrent de la même façon. En approchant de la grotte, ils
croisèrent même un troupeau de clachs qui semblait fuir. Ils le
suivirent du regard.
- Là ! dit Rinaphytia, les loups
noirs partent en chasse.
Regardant dans la direction qu’il
leur montrait, Iaryango et Nomenjaari virent la meute se mettre à
poursuivre les clachs.
- Ils ont fini leur accompagnement. Ils
nous laissent. Dans deux heures nous serons arrivés.
- Je ne sais pas si quelqu’un pourra
nous croire.
- Faisons une pause. J’ai besoin de
récupérer un peu.
Ils trouvèrent une entrée de caverne
accueillante. S’asseyant, ils partagèrent quelques provisions. Ils
regardaient la vallée en contrebas, en devisant. Si Iaryango
essayait d’envisager ce qu’ils allaient faire en retrouvant Kyll,
Rinaphytia évoquait la chasse nécessaire pour survivre. Un bruit
les fit se retourner tous les trois ensemble. Ils se levèrent d’un
bond mais furent incapables d’un autre mouvement. Devant eux,
babines retroussées, se tenait un crammplac poilu.
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