La ville avait des allures de camp
militaire. C’était l’opinion de beaucoup d’habitants bien
qu’ils n’en aient jamais vu. Quand on circulait dans les rues, on
croisait des patrouilles partout. On ne pouvait même pas se réfugier
dans les maisons. Les guerriers de la mort y entraient fréquemment
pour réclamer à boire ou à manger. Les plats de machpe ne leurs
plaisaient pas. Aliment de base de la saison hivernale pour les gens
de la ville, ils nécessitaient une préparation assez longue pour un
résultat gustatif assez terne. Les guerriers préféraient s’en
prendre aux salaisons et autres provisions d’été stockées dans
les greniers et les réserves. Le sentiment général était que la
fin de l’hiver allait être rude avec toutes ces bouches
supplémentaires à nourrir.
Chan ne décolérait pas. Depuis
l’arrivée des nouveaux extérieurs, il n’avait pas été reçu
par leur chef. A chacune de ses requêtes, il s’était fait
éconduire. Muoucht qui accompagnait certains soldats pour traduire
les demandes toujours plus nombreuses, expliquait que le grand chef
Rorroréri ou quelque chose comme cela était obsédé par l’anneau
et une chasse qu’il devait faire. Chan devait pourtant faire face
au mécontentement grandissant des chefs de maisons qui trouvaient
leurs greniers vidés quand ils rentraient des grottes de machpe. Il
se rappelait en début d'hiver la réunion du conseil consacrée à
l'évaluation des réserves. En comptant tout ce que les uns et les
autres avaient annoncé, il y avait juste de quoi faire avec une
récolte de machpe moyenne. L'arrivée des premiers étrangers
n'avait pas changé grand chose. Ils avaient vécu sur leurs
provisions et la chasse. Ceux qui venaient d'occuper le temple
avaient changé la donne. Il fallait que la récolte de machpe soit
exceptionnelle pour qu'il n'y ait pas de disette, même avec la
disparition de la maison Andrysio. Sstanch lui servait d’observateur
et de courrier. C’est par lui qu’il avait appris que tous les
hommes extérieurs qui ne patrouillaient pas, bougeaient des monceaux
de neige en dessous de la clairière de la dislocation. C’est par
lui encore qu’il avait appris que certains chefs de maisons
déménageaient leurs provisions dans les grottes de machpe. Les
extérieurs semblaient redouter ces espaces clos que représentaient
les grottes. Les patrouilles y étaient peu fréquentes et ne
s’éloignaient pas des grandes galeries. C’est par lui toujours
qu’il avait appris les blessures d’un serviteur de la maison de
Chountic. Il avait été surpris avec des cuisseaux de tibur salés
alors qu’il se dirigeait vers les grottes. Une lance l’avait
cloué sur un poteau de grange. Les extérieurs l’avaient laissé
là, à moitié mort, rigolant de le voir ainsi suspendu. C’est la
Solvette qui était intervenue. Bousculant les guerriers, elle avait
examiné la plaie.
- Je vous promets que ce que je dis est
vrai, Chef de ville. Alors qu’un extérieur allait lui faire subir
le même sort, le prince Quiloma lui a retenu le bras. Je l’ai vu
s’avancer vers la Solvette. Elle le défiait, le fixant droit dans
les yeux. Il a soutenu son regard. Et vous connaissez le regard de la
Solvette quand elle est en colère. Sans la quitter des yeux, il a
retiré la lance d’un seul geste. Il a fait un signe à ses hommes
et ils sont repartis sans oublier les cuisseaux.
- Et le serviteur.
- La Solvette l’a fait ramener chez
Chountic. Elle le soigne. Il devrait survivre. Ça fait deux bras de
moins pour Chountic.
- Ce prince n’était pas avec les
autres à la clairière ?
- Non, il semble préparer une
expédition.
- Mais il va y avoir une tempête. Le
vent de Sioultac vient de se lever.
- S’ils disparaissent, ce n’est pas
moi qui les pleurerais.
En passant devant chez Kalgar, ils
virent qu’il avait été réquisitionné par les extérieurs. Trois
guerriers se tenaient dans un coin, surveillant tout ce qui se
passait. Kalgar et ses assistants travaillaient comme toujours avec
peu de paroles et des gestes précis. Chan vit le forgeron tremper
une pointe de lance. Cela l’irrita de constater que cet artisan que
toute la vallée enviait, travaillait pour ses ennemis. Il ne
s’arrêta pas. Il voulait voir Natckin. Il avait besoin de savoir.
Qu’allaient donner les plans de machpe ? Fallait-il déjà
prévoir de rationner ? Les pousses qu’il avait vues, étaient
nombreuses. Il savait que cela ne suffisait pas à faire une bonne
récolte. Qu’apparaissent certains insectes, ou que l’air des
grottes devienne vicié et tous les espoirs seraient déçus. Natckin
pourrait-il l’aider ? Avait-il trouvé le moyen de faire les
rites hors du temple ? Il le fallait. Sans l’aide des esprits,
la vie ne serait plus possible ici. C’est en remuant toutes ces
sombres pensées qu’il poussa la porte de la maison d’Andrysio.
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