Jorohery avait peu dormi. Ses
serviteurs l'avaient entendu marcher une bonne partie de la nuit de
long en large dans ce qui devait être un temple ou quelque chose
comme cela. Ils avaient juste eu le temps d'arranger un peu l'espace
avant son arrivée. Il flottait encore une odeur entêtante qui
devait correspondre à ces saloperies que les villageois d'ici
brûlaient dans leurs cérémonies païennes. Le Bras du Prince
Majeur avait tenu avant de se retirer de faire une cérémonie en
l'honneur de Quiloma. Ses exploits dans cette chasse, lui avait donné
droit à la promotion qu'il attendait. Il devenait prince neuvième.
La fête n'avait pas duré. Si d'ailleurs on pouvait appeler cela une
fête. Tous les serviteurs craignaient Jorohery. Il était dur et
sans pitié. Tous se rappelaient les abandons des plus faibles dans
le passage du grand col. Quand Mitsiqui lui avait fait remarquer
qu'il allait lui manquer des serviteurs, il avait répondu :
- Je préfère sept sûrs que dix
incertains.
Le chef des serviteurs n'avait pas osé
insister. Il aurait très bien pu être le suivant sur la liste. Il
avait réparti la charge supplémentaire du mieux qu'il pouvait. Leur
chance fut que Méaqui leur soit venu en aide. Il avait fait prendre
à ses hommes un peu de surpoids. Il avait justifié cela en disant
que s'ils étaient tous morts, ce sont ses guerriers qui devraient
faire les serviteurs. C'est à partir de ce moment-là qu'il avait
beaucoup pris la tête du convoi. Si sa marche était rapide, elle
était soutenable par tout le monde. Jorohery n'avait rien dit.
Seulement son regard se faisait plus noir quand il regardait Méaqui.
La lumière du jour pâlissait
seulement quand Mitsiqui entendit son maître se lever. Il se hâta
de préparer à manger. Jorohery arriva avant que tout soit prêt. Il
s'empara du bol et dit :
- Prévenez le Prince Neuvième qu'on
part.
Aussitôt un serviteur courut porter
les desiderata à Quiloma. Il le trouva à côté de la porte du
temple. Trente hommes en armes étaient là aussi.
- Dites-lui que je l'attends, lui dit
Quiloma avant qu'il n'ait ouvert la bouche.
Le serviteur se garda bien de rapporter
les paroles de Quiloma.
- Le Prince Neuvième sera à vos
ordres dès que vous paraîtrez, ô Bras du Prince Majeur.
L'aube les vit remonter vers la porte
des hautes terres. Ils ne croisèrent personne. Quiloma avait posté
des guerriers partout. Les villageois étaient déjà partis cueillir
ces horreurs qui poussaient sous la montagne. Manger de telles choses
alors qu'il y avait de la viande à chasser dans la région était
incompréhensible pour lui. Il vit quand même un instant la tête de
l'homme de guerre du village. Il irait faire son rapport au chef du
village. Cela arrangea Quiloma. La troupe avança rapidement jusqu'à
la clairière de la dislocation. Avant d'entrer dans l'espace sans
arbre. Jorohery les fit arrêter. Il avança seul. De nouveau, il
sembla entrer en transe. Il fureta partout, semblant renifler chaque
pierre, chaque endroit. Quand il revint vers Quiloma et son escorte,
son visage était sombre.
- Il y a eu des loups ici?
- Oui, mon Prince. J'ai dû utiliser le
bâton à loups.
- Des loups noirs?
- Oui, mon Prince, conduits par une
grande femelle au regard rouge.
- Ils ont effacé les traces, les
odeurs et les auras. Je sens la puissance de l'anneau. Je sens le
rougeoiement que tu as fait pour prendre l'anneau, mais tout est
brouillé.
- On a cru voir un grand être, mon
Prince.
- Oui, je sens aussi une forte
présence. Tout ceci n'est pas normal. L'aura de l'anneau m'est
cachée. Les choses sont plus compliquées que tu le penses, prince
neuvième.
- Pourtant j'ai vu les dépouilles ...
- Oui, mais même elles n'ont plus
leurs caractéristiques. Je ressens la femme. L'enfant m'apparaît
brouillé comme s'il n'était pas mort complètement. Quant au
protecteur, il m'échappe complètement. Soit il est vivant, soit son
aura a été effacée. Un grand être dis-tu?
- Oui, mon Prince
- Sa présence proche pourrait
expliquer cela. Je pensais ressentir la présence de l'anneau. Lui
aussi est masqué à mes sens. J'ai ressenti l'explosion. Si l'anneau
est encore là, il faut le chercher en contrebas de cette zone, par
là ! dit-il en désignant un des bords de la clairière.
- Nous fouillerons toute la zone, mon
Prince.
- Mettez tous les hommes disponibles.
Gardez-moi vos dix meilleurs. J'aurais besoin de vous et d'eux. J'ai
senti une autre présence. Un tel monstre dans la région est
étrange. Il me faut le trouver.
- Que voulez-vous dire, mon Prince?
- Un crammplac, il y a un crammplac
poilu ici !
Quiloma sursauta. L'idée d'une telle
bête ici lui paraissait inconcevable. Jorohery avait raison. La
région était bizarre. Il pensa à la première chasse qu'il avait
mené derrière le Prince Majeur. Jeune Prince dixième, il avait eu
l'honneur de faire partie du cortège. Celui-ci organisait une ou
deux fois par saison une chasse au crammplac poilu. Intelligentes et
rusées, leur traque était un sport passionnant et dangereux. Jamais
un groupe n'était rentré indemne. Au mieux, il y avait des blessés,
au pire des morts et une bête en fuite. Quiloma avait eu la chance
de faire partie d'un groupe victorieux. Il avait été remarqué pour
la qualité de ses intuitions dans le pistage du crammplac. Le Prince
Majeur, blessé au bras au moment de l'hallali était venu le
féliciter. Il revoyait l'image de ce vieil homme très droit, très
digne malgré son biceps déchiré. Il était mort quelques saisons
plus tard. Son descendant, l'actuel Prince Majeur laissait aux
chasseurs la tâche de la mise à mort. Il organisait beaucoup plus
de chasses. Les crammplacs poilus étaient les alliés naturels des
Gowaï. Il souhaitait leur disparition. Le peuple Gowaï avait osé
se rebeller une fois encore, lors de son accession au trône. Le
Prince Majeur avait envoyé ses phalanges pour les soumettre. Quiloma
avait participé à ces campagnes contre les Gowaï. Il avait du
affronter plusieurs fois des crammplac poilus. Les pertes en
guerriers avaient été lourdes. Sa phalange quasi détruite avait
quand même pris et tenu le passage vers les champs de chasse là où
le soleil ne se couche plus pendant une saison. Il avait été relevé
et envoyé au repos, reconstituer une phalange. Il avait été
rappelé pour traquer les ravisseurs. Lors de son arrivée ici, il
n'avait jamais pensé qu'il devrait affronter à nouveau une telle
bête.
Jorohery était reparti vers le village
sans un mot de plus. Quiloma lui emboîta le pas, donnant ses ordres.
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