La pluie arriva. Il faisait chaud et
humide. Les lourds nuages noirs se vidaient sur les pentes, noyant
hommes et bêtes.
- Knam, knam, knam...
- Ne jure pas comme cela, Chountic, tu
vas indisposer les esprits.
- On voit bien que ce ne sont pas tes
terres qui sont sous l'eau.
- Attends, je suis comme les autres,
mes récoltes ne vont pas tenir leurs promesses. La saison des pluies
est en avance cette année et les esprits l'ont voulu abondante.
- Oui, mais être obligé de rentrer
les récoltes dans les grottes pour les faire sécher, on n'avait
jamais vu ça.
La discussion se poursuivit entre les
deux hommes qui descendaient la grande rue pour aller vers les
grottes. Tout encapuchonnés et recouverts de leur cape de pluie,
Chountic et son voisin baissaient la tête pour éviter la nouvelle
averse. Comme les autres, ils ne prêtèrent pas attention aux deux
hommes qu'ils croisèrent. Équipés comme eux, ils longeaient
l'autre bord de la rue pour éviter de patauger dans la boue. Cette
pluie arrangeait bien, Schtenkel et ses hommes. Elle avait commencé
le lendemain de leur arrivée dans la ville. Tombant par averses
violentes qui duraient la moitié de la journée, la pluie obligeait
tout le monde à se terrer. Schtenkel jubilait. Après la peur lors
de la rencontre de la femme le premier soir, ils avaient pu grâce à
la pluie, passer inaperçus. Il avait maintenant un plan de la ville
et de ses remparts. Il avait une idée exacte des forces dont
disposait le chef ennemi. Il avait même réussi à apprendre son
nom. C'était le prince Quiloma. Une ou deux fois, il avait craint
pour sa sécurité et celle de ses hommes. Les soldats du prince
étaient manifestement surentraînés. C'est la pluie qui en
redoublant les avait à chaque fois sauvés. Il faisait avec Bistasio
une dernière reconnaissance pour aller voir la vallée d'où
viendrait le dragon. Ils se dirigèrent vers la clairière de la
dislocation. C'est là qu'ils retrouvèrent les autres. Tous les six
se dirigèrent vers la rivière en gardant la même altitude.
Bistasio avait cru comprendre qu'une patrouille surveillait
systématiquement le repaire du dragon, mais il n'en était pas sûr.
Schtenkel faisait avancer ses hommes avec précaution. Il ne voulait
pas risquer la confrontation avec les soldats du froid. Ce furent
deux longues journées, s'arrêtant souvent pour essayer de repérer
des ennemis. La nuit avait été calme. Ils avaient repris leur
progression. Bistasio fit signe qu'ils approchaient de la vallée.
Schtenkel fit monter son groupe sur la ligne de crête. C'est là
qu'ils aperçurent le groupe de cinq à l'abri d'un auvent rocheux.
Ils avaient fait un feu et ne semblaient pas en alerte. Schtenkel
remarqua quand même que l'un d'eux guettait les environs. Il fit signe
à ses hommes de reculer. Ils firent demi-tour pour gagner l'autre
côté de la crête. Ils arrivaient en haut quand le soleil se
démasqua derrière les nuages. La lumière fut tout de suite très
violente. Bistasio jura. Ils étaient complètement éclairés. Si
les hommes de Quiloma étaient dans le coin, ils étaient des cibles
trop faciles. Ils se mirent à courir jusqu'à un bois voisin. Cachés
derrière les fûts des arbres, ils regardèrent le panorama. Au loin
un grand oiseau volait. Le dragon ! pensa Bistasio. Effectivement peu
après, ils virent passer en dessous d'eux le grand animal. Schtenkel
donna tout de suite l'ordre de départ. L'occasion était trop belle
de découvrir le repaire du monstre. Il devait y avoir des courants
porteurs car le dragon se mouvait lentement sans battre des ailes.
Ils purent ainsi le suivre pendant un bon moment. Le souffle devenait
court et les muscles durs quand ils le virent disparaître à leur
vue.
- Le repaire doit être quelque part là
dessous, dit Schtenkel. On va s'approcher discrètement pour en voir
plus.
Pendant que ses quatre compères
reprenaient leur souffle, Schtenkel et Bistasio s'approchèrent du
bord. Malheureusement, ils ne purent que constater qu'une corniche
quelques pieds plus bas cachait la vue. Si la grotte était là, il
faudrait être sur l'autre rive de la vallée pour la voir. Schtenkel
jugea qu'il en savait assez. Il ne se voyait pas faire encore tout un
détour de plusieurs jours pour atteindre la berge opposée. Il rampa
en arrière pour ne pas tomber et se redressa. Bistasio fit de même.
Ils avaient à peine fait quelques pas qu'un violent coup de vent les
renversa. En tombant Bistasio se fit la remarque que les soldats de
la plaine faisaient vraiment une drôle de tête.
Une voix venue de très haut les
interpella:
- Alors, êtres debout, que faites-vous
si près de chez moi ?
Schtenkel se retourna et tenta de fuir
à quatre pattes sur le dos. Cela fit rire le dragon.
- Tu n'es pas un être debout, tu es
juste un petit homme.
Un des soldats se rua sur le dragon en
hurlant, l'épée au point. Déployant le cou, celui-ci le happa et
l'envoya voler dans le vide de la vallée. Son cri se répercuta
longtemps avant de s'éteindre.
- Je reconnais votre odeur... Vous êtes
des petits hommes de la plaine. Votre odeur ressemble à celle des
loups gris et je n'aime pas les loups gris.
Les survivants étaient tétanisés.
Plus personne ne bougeait.
- Mais ça sent aussi l'or...
Le mufle du dragon s'approcha des
hommes.
- Toi, petit homme, tu possèdes de
l'or.
- Mais non, j'ai tout laissé à
Tichcou.
- Ah! Tu viens de ce village. Je sens
que je vais aller y faire un tour. Mais tu sens l'or... petit homme.
Tu as intérêt à trouver où tu le
caches...ou je vais perdre patience et aller le chercher moi-même.
En disant cela le grand saurien s'était
approché de Schtenkel. Celui-ci fouillait frénétiquement ses
poches sans rien trouver. La peur le faisait trembler. Ses pensées
tournaient en rond à toute vitesse. Ce n'était pas possible. Ce
qu'il vivait ne pouvait exister. Juste au moment où il allait perdre
espoir, ses doigts sentirent un corps dur dans la tunique.
- Là, là il y a une pièce dans la
doublure...
Schtenkel disait cela en tendant le
vêtement. Avant qu'il ait compris quoi que ce soit, le dragon avec
arraché le morceau d'un coup de crocs.
Schtenkel regarda sa tunique déchirée
et son bras, quelque chose n'allait pas. Et puis la douleur arriva et
le sang gicla. Sa main avait disparu. Il hurla. Bistasio qui était à
côté se retourna pour vomir. Un des hommes se précipita pour faire
un pansement.
- Je vais vous faire cadeau de votre
vie pour cette fois, petits hommes, mais ne revenez jamais. Quant à
toi, être debout Bistasio, évite ces gens-là.
Le dragon déploya ses ailes et dans un
déchaînement de bourrasques, prit son envol.
- Viens, Schtenkel, ne restons pas là.
Les guerriers du froid vont arriver.
Soutenant leur chef, les trois hommes
et Bistasio s'enfuirent vers les bois proches.
Le retour fut pénible. Schtenkel
délirait à moitié avec la fièvre qui l'habitait. Bistasio les
avaient laissés après le premier col. Il refusait d'aller plus
loin. Le passage du dragon au-dessus de leur tête avait renforcé sa
détermination. La pluie avait rendu les passages quasiment
infranchissables. Le chemin de la gorge fut un calvaire, aucun des
trois rescapés n'en sortit valide. C'est épuisés qu'ils arrivèrent
à Tichcou, couverts de plaies, de miasmes. Ils pensaient pourvoir se
reposer et se refaire une santé mais ils arrivèrent dans une
bourgade qui semblait avoir connu la guerre. Ils reconnurent à peine
Jianme qui n'avait plus de cheveux et dont le visage était brûlé.
Tichcou avait connu la fureur du dragon. Seules les pluies
diluviennes avaient sauvé les habitations et leurs occupants.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire