L'été tirait à sa fin, les pluies
avaient gonflé les rivières, rempli les lacs et il y avait eu assez
de soleil pour que les mijnas poussent bien. Si la salemje avait trop
pris d'eau, cette bonne récolte de mijnas balayait les inquiétudes
du début de saison. Il fallait rentrer les bottes, séparer les
grains. L'hiver s'annonçait moins mauvais que le cycle précédent.
On pourrait tenir jusqu'à la saison des machpes. Quelques esprits
chagrins évoquaient diverses catastrophes mais les sorciers étaient
rassurants. Tout n'était pas parfait mais pour l'instant les esprits
semblaient satisfaits. Les guerriers du froid s'acclimataient et pour
beaucoup entretenaient des relations fort amicales avec les
habitants. Les guerriers de la plaine étaient bloqués à Tichcou.
La contre-partie en était la fermeture de la route de Tichcou et sa
disparition sous le lac. Le dieu Dragon en avait décidé ainsi avait
dit le prince. Une routine s'installait doucement.
C'est alors qu'on signala des
étrangers. Un serviteur de la maison Sabosti, qui rentrait des
champs lointains, les avait vus. Eux aussi l'avaient repéré. Ils
avaient fui dans le bois proche. Ce fut le branle-bas de combat.
Quiloma mit ses hommes en alerte maximum. Quatre patrouilles
partirent immédiatement. Il convoqua Sstanch pour faire mettre la
milice en alerte. Calt se retrouva sur la tour de guet avec le cor,
prêt à donner l'alarme. Tous les hommes de la milice mirent leur
équipement à côté d'eux tout en continuant leurs activités.
- On a trouvé les traces, mon Prince.
Mais elles ont disparu dans le ruisseau. Une main de nos guerriers
est partie vers le bas et deux vers le haut dont celle avec Mlaqui.
Nous n'avons trouvé aucune trace.
- Mlaqui est-il rentré ?
- Non. Il a envoyé un signal, peut-être est-il sur une piste?
- Non. Il a envoyé un signal, peut-être est-il sur une piste?
Les jours suivants, les patrouilles
revinrent sans autre nouvelle. Au troisième jour, Mlaqui et sa main
de guerriers arriva. Mettant genou à terre devant le prince, il fit
son rapport :
- ... J'ai poussé vers le domaine du
dragon. Pour moi, soit les étrangers sont venus pour espionner la
ville, car ils ne sont que trois, soit ils sont venus pour le dragon.
Nous n'avons retrouvé aucune trace depuis la ville, par contre, j'ai
retrouvé quelque chose plus loin dans la gorge où coule le ruisseau
qu'ils ont emprunté. Leur pisteur est bon, mais je pense que leurs
pas les emmènent vers la gorge du dragon.
- Pourquoi es-tu rentré alors? Il
fallait poursuivre.
- Je sais, Mon Prince, mais nous
n'avions pas assez de vivres et j'ai pensé qu'il valait mieux que
vous soyez au courant. Le dragon est grand maintenant, il saura faire
face.
- J'entends, Mlaqui, mais ce dragon est
encore un juvénile même s'il a commencé à amasser son trésor. Il
manque d'expérience et peut encore succomber. Tu vas repartir avec
trois autres mains de guerriers pour faire la chasse à ces intrus.
Le lendemain, avant même que le soleil
soit levé, vingt guerriers partaient au petit trot vers l'antre du
dragon.
- Je crois que nous avons été
repérés, mon lieutenant.
Jianme regarda autour de lui.
- Par qui ?
- Là-bas sur le versant éclairé,
j'ai cru voir un homme.
- Gagnons la combe. Il y a un ruisseau
plus bas. Sthenkel, passe devant.
Les trois hommes se glissèrent sans
bruit dans le sous bois. Jianme sur le rapport de Sthenkel avait
compris que jamais une armée ne passerait. Quelques hommes bien
armés, bien entraînés avaient plus de chance d'en finir avec le
dragon qu'une escouade qui aurait à se battre contre les guerriers
du froid. Il avait divisé son groupe en deux après le passage du
chemin de la gorge. Avec les pluies, il était encore plus abîmé
que dans les souvenirs des éclaireurs. Sthenkel avait été
difficile à convaincre de retourner là où il avait perdu sa main.
Jianme ne lui avait pas vraiment laissé le choix. Soit il se pliait
aux ordres, soit les tortures l'attendaient comme tout rebelle au
roi. Quatre hommes se dirigeaient en suivant le premier itinéraire
de Sthenkel vers la gorge du dragon. Jianme, Sthenkel et Torétaro,
le pisteur devaient tenter une autre approche en passant sur l'autre
berge. C'est en traversant une pâture qu'ils s'étaient fait
repérer. En tout cas telle était la conviction de Torétaro. Jianme
le croyait sans peine. Sa réputation de pisteur était une légende.
Il était capable d'effacer une trace, de perdre des poursuivants
aussi bien qu'il savait retrouver les signes infimes que pouvait
avoir laissé la proie qu'il traquait. Son sens du terrain était
merveilleux. Juste avant le dernier col, ils avaient bifurqué. Le
groupe de quatre avait pris un chemin longeant la rivière et
Torétaro avait conduit Jianme vers l'endroit qu'il sentait comme le
plus favorable.
Mlaqui jurait. La pluie était revenue.
Elle n'avait pas duré, elle avait juste effacé ou brouillé les
pistes. Après avoir couru pendant une demi-journée, ils avaient
coupé la piste des intrus. Enfin, ce qu'il en restait. Mlaqui et
Eéri étaient penchés sur le quelques signes qui restaient.
-Par là, dit Eéri qui déjà
s'élançait. Il s'arrêta voyant que Mlaqui ne le suivait pas.
- Il y a quelque chose qui ne va pas?
- Je ne sais pas, dit Mlaqui. Quelque
chose cloche mais je ne vois pas quoi. Avançons, on fera le point
plus tard.
Ils se remirent en chasse. En
sous-bois, la piste n'était pas meilleure, les résineux ne
facilitaient pas la lecture. Il y avait trop d'aiguilles par terre et
pas assez de lumière. Ils arrivèrent à une bauge.
- Regarde-là Mlaqui, c'est net.
Mlaqui se pencha et examina les traces
avec attention, puis il fit le tour de la plaque de boue. Il se
baissa pour ramasser un champignon.
- Regarde ! dit-il en le brandissant.
Il a été cassé par un pied. Voilà ce qui me gêne, il y a quatre
traces et pas trois. La piste que j'ai suivie la première fois
n'indiquait que trois hommes. Il y a deux groupes...
Tous les hommes s'étaient rapprochés
pour mieux entendre la discussion des konsylis.
Mlaqui que Quiloma avait désigné pour
s'occuper du dragon, reprit la parole.
- On a deux attaques contre le
juvénile. Quatre hommes ici et les trois du ruisseau. Ceux-là ont
plus d'avance, il faut les poursuivre. Je vais rebrousser chemin et
reprendre la piste dans le ruisseau avec ma main de guerriers. Vous,
allez à leur poursuite et tuez-les.
Eéri rajouta :
- Je vais envoyer un message au prince.
- Très bonne idée!
Les guerriers se séparèrent. Trois
mains d'hommes partirent sur les traces des quatre intrus et Mlaqui
avec son groupe alla vers le ruisseau.
Jianme suivait Torétaro, Schtenkel
ouvrait la marche. Il hésitait souvent. Ce n'était pas le chemin
qu'il avait emprunté. Il avait besoin de se repérer. Régulièrement,
avec l'aide de Torétaro, il montait en hauteur sur un de ces grands
arbres fréquents dans cette région et dont les branches régulières
lui permettaient de monter malgré l'absence de sa main. Torétaro
comprenait de mieux en mieux où ils devaient aller. Jianme l'avait
fait venir exprès pour cette expédition. Même s'il était en
guerre loin d'ici le roi Yas prenait à cœur cette histoire et avait
envoyé son meilleur pisteur pour traquer le dragon. Même avec son
aide, le voyage allait être plus long que prévu. Régulièrement
Torétaro leur faisait faire des détours ou effaçait les traces.
Jianme aurait aimé aller plus vite. Ce dragon l'obsédait. Il rêvait
de le tailler en pièces. Les vieilles légendes parlaient d'un
endroit près d'une plaque ventrale comme du seul endroit possible
pour tuer un tel animal. Il ne doutait pas de réussir.
Eéri menait le train tambour battant.
Ils avaient quatre intrus à éliminer, sans compter peut-être sur
ceux que poursuivait Mlaqui. Il était incertain quant à leur
existence. Il ne comprenait pas pourquoi ils seraient venus en deux
groupes. Ceux qu'ils poursuivaient avaient trois jours de marche
d'avance, mais ils ne connaissaient pas le terrain. Les traces
prouvaient leurs erreurs. Ils avaient perdu une demi-journée dans
une combe qui finissait en cul-de-sac. A la vitesse à laquelle ils
allaient, Eéri pensa qu'ils pouvaient les rejoindre en moins de deux
jours.
Les quatre hommes bivouaquaient.
- Tu te vois affronter un dragon,
demanda l'un.
- Pas vraiment, quand on voit ce qu'il
a fait à Tichcou, on n'a pas trop envie.
- Oui, mais on n'a pas le choix...
- Les autres, tu crois...
- Oui, ils sont derrière, Jianme est
formel. On va les avoir sur le dos. Il reste à savoir à quelle
distance.
- Alors, on ferait mieux de repartir.
Dans la forêt sans chemin, ils avaient
choisi de suivre le cours d'eau. Selon Sthenkel, ils allaient arriver
à l'entrée d'une gorge et là, le chemin quitterait le bord de
l'eau pour aller vers le couchant et monter. Après en longeant le
bord, il leur faudrait trouver l'antre du dragon et le tuer.
Les quatre hommes marchaient vite mais
sans courir. Ils avaient conscience que leurs poursuivants
gagneraient du terrain car ils ne pouvaient pas effacer toutes leurs
traces. Eux ne cherchaient pas le chemin.
Les renseignements de Sthenkel étaient
exacts. Ils arrivèrent à l'entrée de la gorge. Ils commencèrent
la montée.
- Là, chuchota un des hommes en
montrant une direction derrière eux.
Les trois autres se retournèrent. Ils
virent des silhouettes courant au loin à travers une trouée dans la
végétation. Cela ne dura pas.
- J'ai compté plus d'une dizaine
d'hommes. Ils sont au plus à une pause de nous. Bon maintenant, on
sait où ils sont. Il va falloir se battre.
Dans une journée de marche des
guerriers de la plaine, on faisait quatre pauses régulièrement
réparties. Ils n'avaient pas beaucoup de temps pour se préparer et
le lieu n'était pas bon pour une embuscade. Ils reprirent leur
course en avant.
En arrivant en haut de la falaise, ils
repérèrent un passage qui leur sembla favorable. Ils n'avaient pas
beaucoup de temps pour se préparer, mais ils allaient tendre une
embuscade.
Kyll cherchait des baies et des fruits.
Comme toujours, il était assez distrait et ne faisait pas trop
attention à ce qui se passait autour de lui. Heureusement il y avait
Rhinaphytia qui l'accompagnait. Lui, avait une solide dague à la
ceinture et un épieu à la main. Kyll n'avait pris que son bâton.
Il se moquait gentiment de Rhinaphytia.
- Les esprits m'ont promis que je
vivrai jusqu'aux grands âges.
- Oui, je sais, Kyll mais un peu de
prudence est toujours une bonne chose. Rappelle-toi les loups!
- Cela m'a permis de rencontrer le
dragon. Ne t'inquiète pas tant Rhina, nous sommes en sécurité, je
ne sens pas de danger autour de moi.
Leur récolte progressait bien. La
pluie avait fait mûrir les fruits. Une courte averse, toujours très
drue en cette saison, leur imposa de se mettre à l'abri d'un
surplomb rocheux. Quand le soleil réapparut, ils reprirent leurs
paniers et quittèrent leur abri.
- Bonjour, être debout Kyll.
- Bonjour, jeune dragon.
Rhinaphytia avait sursauté en
entendant la voix. Il eut un mouvement de recul en voyant l'énorme
masse du dragon assise sur le surplomb qui les avait abrités.
- Je vois que tu n'as pas oublié le
bâton que je t'ai confié.
- J'ai commencé à le sculpter. Il me
plaît bien.
- Que graves-tu dessus?
- Je dessine dans le bois ce qui me
vient à l'esprit.
- Je vois, être debout Kyll. Cela lui
va bien.
- Est-il comme tu le désires?
- Le plus important, être debout Kyll,
est qu'il soit ce qu'il doit être.
- Tu ne m'as pas dit ce que tu voulais
que j'en fasse.
- Ton esprit est ouvert et tes pensées
sont claires. Tu fais ce qui doit être fait.
Rhinaphytia regardait Kyll et le dragon
alternativement. Il n'en croyait pas ses yeux. Tout cela le dépassait
complètement.
- Ton ami a raison d'être prudent,
être debout Kyll, dit le dragon en tournant la tête.
- Tu ressens quelque chose, jeune
dragon.
- Oui, être debout Kyll, le monde des
esprits est perturbé par la violence pas loin.
Le dragon se dressa sur ses pattes
arrière. Ainsi levé, il était immense. Il resta ainsi un moment
tournant la tête de droite et de gauche. Il se laissa retomber en
amortissant sa descente d'un coup de ses larges ailes.
- Je dois te quitter, être debout
Kyll. Je sens la violence près de ma caverne. Cela me déplaît.
- Va et fais, toi aussi, ce qui doit
être fait.
- Je reviendrai voir le bâton, être
debout Kyll. Garde-le bien.
Kyll tint à peine debout sous les
bourrasques créées par le décollage. Rhinaphytia se retrouva assis
par terre. Les deux hommes regardèrent le grand saurien s'élever
dans les airs.
- Je n'en reviens pas, Kyll ! Il est
énorme !
- Il est inquiet. Les esprits aussi.
Tout n'est pas écrit, Rhinaphytia. De son avenir dépend le nôtre.
Viens, rentrons.
L'embuscade avait réussi. Quatre
flèches, quatre guerriers hors de combat. Les autres avaient cherché
refuge un peu plus bas derrière des troncs d'arbres déracinés.
C'est alors que les soldats de la plaine avait fait tomber le grand
litmel qu'ils avaient trouvé en équilibre instable. Dans sa chute
le litmel avait entraîné d'autres arbres. Enchevêtrés dans des
branches, tous les guerriers du froid étaient morts ou blessés. Les
quatre hommes entonnèrent alors le chant de la victoire. Ils
n'avaient plus qu'à achever ceux qui bougeaient encore pour être
tranquilles à moins qu'ils les abandonnent comme cela.
Eéri entendit l'hymne chanté à
tue-tête par ses ennemis. Une jambe coincée sous un arbre, il pensa
qu'il allait mourir écrasé. Il n'osa pas appeler pour voir qui
était encore vivant. Curieusement, il n'avait pas mal. Il entendit
les ennemis parler entre eux. Raté, il avait échoué. Il pensa à
son prince qu'il avait trahi par ses actes. Ils auraient dû être
sur leurs gardes plus que cela. Un voile passa devant ses yeux. Sa
dernière pensée consciente fut pour Cilfrat. Dans un éclair de
lucidité, il comprit. Elle était enceinte. Avant de sombrer, il
pensa que jamais, il ne verrait...
Jianme, Schtenkel et Torétaro se
figèrent. Le chant qu'ils entendaient, était le chant de victoire.
Auraient-ils tué le dragon? A moins que ce ne soit des ennemis.
- Non, là, dit Jianme sur un air de
triomphe.
Les deux autres regardèrent. Au loin,
ils virent le dragon en vol.
- Ils ont battu les hommes du froid.
Allons, il nous faut arriver avant eux à l'antre de la bête.
Torétaro regarda Schtenkel en
entendant cela. Y aurait-il un peu de folie dans la tête de Jianme?
Ils étaient sur la berge opposée à
l'autre groupe. Jianme avait fait le pari que le chemin serait plus
facile par là. Schtenkel qui avait vu depuis le surplomb au-dessus
de la grotte, le relief de la gorge en doutait. Il gardait son avis
pour lui. Jianme n'aimait pas la contradiction.
- Je serais vous, petits hommes,
j'aurais chanté moins fort.
Comme un seul homme, ils se
retournèrent en entendant cette voix douce. Ils ne virent que la
bouche ouverte du dragon et ses grands yeux qui brillaient comme de
l'or fondu.
Le dragon regarda les quatre corps qui
achevaient de se consumer.
- C'est comme les loups gris, je n'aime
pas le goût de leurs pensées, dit-il à voix haute. Tu peux sortir,
être debout du froid. Toi et les tiens ne risquez rien.
Un guerrier se dégagea des branches du
litmel. Il portait des traces de griffure sur le visage et les bras,
ses vêtements étaient déchirés et il boîtait bas, mais il était
vivant.
- Quel est ton nom, être debout?
- Je suis Stamleb, de la phalange du
prince neuvième Quiloma, Seigneur Dragon.
- Je connais cet être debout. Tu
n'étais là lors du combat avec ceux qui montent des animaux.
- Non, j'étais de garde dans la ville.
- Bien, être debout Stamleb. Je pense
qu'il nous faut dégager ceux qui sont comme toi.
- Oui, Seigneur Dragon. Parle et
j'obéirai.
Quiloma sortait de chez la Solvette
quand un charc arriva en piaillant autant qu'il pouvait.
Il n'aimait toujours pas ces oiseaux
que la Solvette accueillait sans sourciller.
- Que dit-il?
- Il parle d'un immense charc qui vient
par ici.
- De quoi...?
- Je pense que le dragon vient nous
voir.
Tout le monde leva la tête et regarda
dans la direction d'où était venu le charc. Au loin un oiseau
immense battait des ailes. Il tenait dans ses serres quelque chose
qui ressemblait à une branche d'arbre.
- Il ne peut pas atterrir ici, dit
Quiloma. Vite à la porte du bas.
Tous les guerriers présents se mirent
à courir vers le pont qui enjambait le cours d'eau.
Plus le dragon se rapprochait et plus
il était évident qu'il transportait un arbre. La Solvette fut
admirative de sa puissance. Sabda se colla contre elle. Elle ouvrait
des grands yeux en pointant du doigt la masse sombre qui volait.
- Dagon ! Bôôô.
La Solvette lui passa la main dans les
cheveux en souriant.
- Oui, le dragon, il est beau. Quand il
sera adulte, il sera magnifique.
Battant des ailes en les cambrant, le
dragon posa son fardeau doucement dans le pré au pied de la porte du
bas. Puis il se posa derrière.
Dès que les bourrasques de son
atterrissage eurent cessé, les soldats de Quiloma se précipitèrent.
Quiloma se dirigea vers le dragon.
- Bonjour, Seigneur dragon. Tu nous
ramènes un bel arbre.
- Oui, être debout Quiloma. Il fut
beau, mais ses fruits seront amers pour toi. J'ai vengé les tiens
mais je vais aller me venger maintenant.
Ayant dit cela le dragon reprit son
envol.
Quiloma se protégea du vent. Voyant
que le dragon donnait de puissants coups d'ailes, il se retourna pour
voir ce qu'il avait déposé.
Un homme sortait des branchages, il en
aida d'autres qui comme lui s'étaient accrochés aux branches.
Quiloma reconnut ses guerriers. Ainsi c'était cela les fruits dont
le dragon parlait, des blessés. Se rapprochant rapidement, il
demanda :
- Que s'est-il passé?
Tombant genou à terre, le guerrier
baissa la tête, frappa sa poitrine et dit
- Nous avons failli, Mon Prince.
- Fais ton rapport, Stamleb.
L'homme raconta ce qu'il savait.
Pendant ce temps, les présents évacuaient les blessés vers la
maison de la Solvette qui les attendait.
Jianme piaffait à chaque arrêt.
Schtenkel et Torétaro perdaient trop de temps selon lui. Il
imaginait les autres arrivant avant lui à la grotte et cela le
faisait enrager. Les deux hommes en discutaient parfois à voix basse
en haut d'un arbre. Pour eux, le dragon rendait Jianme fou. Cela
faisait deux jours maintenant qu'ils avaient entendu le chant de
victoire sur l'autre rive. Ils n'avaient pas encore atteint la gorge
de l'antre du dragon. Torétaro était sur que personne ne les
suivait. S'ils avaient des poursuivants, ceux-ci étaient soit
perdus, soit sur le chemin de la grotte, parce qu'ils avaient deviné
où ils allaient.
Mlaqui jurait d'avoir perdu la trace.
Le gars qui menait les intrus était vraiment bon. Il devait être de
la région. Comme il était près d'un grand litmel, il décida de
monter pour se repérer. Le mieux était d'aller vers la grotte du
dragon et d'y attendre les ennemis. Ils seraient obligés d'y arriver
quel que soit leur chemin. S'accrochant aux branches, il commença
son ascension. Arrivé à mi-hauteur, son œil fut attiré par une
éraflure sur le tronc. Il devint attentif. Il monta plus doucement.
Il eut un sourire, ils étaient passés par là. Eux aussi avaient
besoin de se repérer. Arrivé en haut, il fit le tour du tronc et
remarqua les petits rameaux cassés. Ils avaient guetté là. Il prit
la même position. Effectivement, on devinait dans la rupture du
moutonnement de la forêt la position de la gorge. Ce litmel était
une bénédiction pour lui. Il dominait toute la forêt. Il fit le
tour de l'horizon. Il repéra les autres litmels qui dépassaient la
canopée. Voilà une bonne information, ces arbres étaient fort
pratiques. Il fronça les sourcils. Là-bas au loin, au sommet d'un
litmel, n'était-ce pas des silhouettes? Mlaqui s'immobilisa.
Sifflant doucement entre ses dents, il envoya à ses quatres
équipiers le message : ennemi repéré.
Il entendit en bas, le bruit des hommes
se rééquipant. Il continua son sifflement. Cela aurait pu passer
pour celui d'un oiseau, mais en entendant cela, les hommes au pied de
l'arbre arrêtèrent de bouger. Mlaqui observait. Les deux
silhouettes qui se découpaient sur le ciel de cette fin de journée
étaient à plus d'une journée de marche. Il les devina bouger et
descendre de leur perchoir. Il attendit un moment qu'elles aient
disparu avant d'entamer la descente. Sa décision était prise, il
irait vers la gorge. Les ennemis avaient trop d'avance. Retrouver
leurs traces serait une perte de temps. Arrivé en bas, il donna les
ordres. La nuit ne tarderait pas, mais on pouvait encore marcher un
moment et réfléchir à l'embuscade.
- Un homme...
- Non, je n'ai rien vu.
- Je sais Torétaro, mais tu étais
plus bas que moi. J'ai attendu et je l'ai vu bouger. Ils nous
poursuivent.
- Même s'ils nous ont vus, ils ne
pourront nous rattraper.
Jianme intervint dans la discussion des
deux hommes qui descendaient.
- On perd du temps. Les autres doivent
être devant.
- Le dragon est toujours vivant, mon
lieutenant, dit Schtenkel. Nous l'avons vu qui volait en portant un
arbre.
- Nous serons à la gorge dans combien
de temps?
- Deux ou trois jours si nous
continuons à cette vitesse.
- Alors, il va falloir aller plus vite.
Torétaro, on laisse tomber les précautions puisque l'ennemi est
loin.
Torétaro ne répondit pas et ramassa
ses affaires. Schtenkel fit de même. Jianme était déjà parti.
- Pas par là, mon lieutenant. Par là
! dit Torétaro en se mettant en marche.
Les trois hommes reprirent le petit
trot qui caractérisait leur progression. Jianme reprit son monologue
sur ce qu'il ferait quand il ramènerait la preuve qu'il avait tué
le dragon. Les deux autres avaient cessé de répondre. Il
n'entendait rien. Une espèce de fièvre intérieure le brûlait.
Pour eux la question était de savoir
comment survivre à cette expédition.
A la manière dont la Solvette
bougeait, Quiloma devinait sa colère. Il savait pourquoi. Il y avait
assez de malheur avec les accidents sans en rajouter avec la guerre.
Quiloma se dit qu'il avait bien changé depuis qu'il la connaissait.
Aujourd'hui, il lui donnait presque raison.
Sabda vint se jeter sur ses genoux
- Bôô, dagon, bôô !
- Oui, Sabda, il est beau !
Il souriait à sa fille. Une étrange
douceur l'envahissait chaque fois qu'il s'occupait d'elle. Il
sursauta quand la porte s'ouvrit à la volée.
- Où est-il ?
Quiloma se retourna pour voir qui était
cette furie qui entrait dans la maison. Il vit Cilfrat courant vers
la Solvette. Cette dernière la bloqua.
- Il vivra ! dit la Solvette en
cherchant le regard de Cilfrat
Cilfat lutta un peu avec la Solvette
pour passer en force puis elle se laissa aller à ses pleurs.
- J'ai entendu parler les hommes de
morts et de blessés.
- Il vivra, pour le moment il dort,
mais il vivra. Le père de ton enfant vivra.
Cilfrat arrêta de pleurer et regarda
la Solvette dans les yeux :
- Tu sais ?
- Oui, je sens sa vie en toi.
- Je vais faire un hors-saison.
- Oui, mais regarde Kalgar et Talmab.
Ils vont bien. Et puis pour les hommes du froid, la notion de
hors-saison n'existe pas.
- Je veux le voir.
- Oui, viens doucement, la plupart
dorment.
La Solvette conduisit Cilfrat vers un
coin de la grande pièce. Cilfrat marchait sur la pointe des pieds,
tout en silence. Tirant un rideau, elle découvrit Eéri, dormant.
Son visage était griffé, un bras était en écharpe. Le bas du
corps semblait étrange. Elle se retourna vers la Solvette d'un air
interrogatif.
- Ses jambes sont restées sous
l'arbre.
Cilfrat s'agenouilla à côté de la
paillasse et posa sa tête sur la poitrine d'Eéri.
La Solvette tira le rideau derrière
elle. Elle rejoignit la table où était Quiloma. Elle avait de la
colère dans les yeux.
- Oui, Solvette mais ce n'est pas
possible. La violence fait partie de notre monde. Remarchera-t-il ?
- Non, enfin pas normalement. J'ai dû
amputer ce qui était trop abîmé.
Mlaqui contemplait la gorge du dragon
depuis la berge opposée à celle qu'il connaissait. Ils avaient
rejoint le bord et longeait le canyon. La vue était dégagée vers
l'amont. On voyait l'entrée au loin de la caverne du dragon. De là
elle semblait inaccessible. Il pensa qu'il était nécessaire d'être
plus près pour mieux voir s'il n'existait pas une voie possible. Ils
reprirent leur marche. La discussion roulait sur la manière de
tendre un piège aux intrus.
Le dragon volait dans la nuit. Il se
laissa planer sur le vent assez fort qui poussait les nuages vers la
montagne. Demain, il pleuvrait. Il parcourait ainsi ce qu'il
considérait comme son domaine, prélevant un clach par-ci un tibur
par-là. Dans cette nuit sans lune, ombre parmi les ombres, il
repérait de son œil froid les points chauds qui palpitaient dans la
forêt. Il repéra sans peine les quatre guerriers du froid. Ils se
protégeaient du vent plus qu'ils ne se cachaient. Il sonda leurs
esprits. Il les sentit calmes et tendus vers la défense de son
territoire. Il ressentit le plaisir de ne pas se sentir seul. Son vol
lui fit survoler une zone plus dense, plus sombre. Il allait
s'éloigner porté par les ailes du vent quand il perçut une haine.
Virant sur les courants de l'air, il repassa au-dessus. S'ouvrant
complètement au plan des esprits, il vit les trois petites lueurs
des esprits des hommes. Deux étaient dans la peur mais s'en
cachaient, le troisième était rougeoyant de colère, de haine et de
détermination. Il se rappela ce que Mandihi lui avait dit. La
malédiction poursuivait celui qui chassait le dragon s'il n'était
l'élu. Une fièvre prenait le chasseur le rendant prêt à tout pour
atteindre sa proie. Ce fanatisme les rendait plus dangereux. Seule la
mort pouvait les arrêter. Le dragon sourit intérieurement. Il
allait leur réserver un accueil digne de leur folie.
Mlaqui descendait avec peine.
Heureusement des lianes récupérées dans un hallier voisin lui
facilitaient le parcours. Si l'une d'elles cassaient, il ferait un
grand saut. Il préféra ne pas y penser. Il n'avait pas le choix.
Les intrus passeraient forcément dans la gorge en bas, c'est là
qu'il aurait le plus de chance de dresser l'embuscade. Sa position de
Konsyli lui imposait d'ouvrir la marche. Il aimait bien cela. Le fond
de la gorge était tapissé d'un taillis touffus, au milieu la
rivière faisait un lac. La lumière du soleil n'arrivait pas encore
jusque là. Elle ne touchait l'eau qu'en plein midi l'été. Mlaqui
pensa que l'attente serait éprouvante dans le froid et l'humidité.
Il se dépêchait pourtant. La pluie n'allait pas tarder compliquant
la descente de ses compagnons. Arrivé en bas, il sécurisa la zone
d'arrivée en écartant des branches, en essayant de ne pas les
casser pour ne pas laisser de signe de son passage. Il siffla en
modulant un code de sécurité pour ses compagnons. Une chute de
graviers lui signala le départ d'un de ses hommes. Laissant la liane
bien accrochée, il partit en reconnaissance. Les traces animales
conduisaient vers le lac. Il suivit les passages. Arrivé près du
lac, il s'approcha du déversoir. L'eau y était rapide, froide mais
peu profonde. La traversée pourrait se faire sans trop de
difficulté.
- Un morceau de liane sera le bienvenu,
pensa-t-il tout haut.
- Je le pense aussi.
Mlaqui sursauta en entendant cette
voix. Il se retourna en dégainant. Devant lui, se tenait une série
de dents toutes plus impressionnantes les unes que les autres.
Il rengaina en mettant genou à terre.
- Je te salue, Seigneur Dragon.
- Je te salue, être debout Mlaqui, toi
qui sais si bien soigner les dragons.
La tête du dragon dépassait de l'eau,
surplombant l'homme. Mlaqui fut impressionné, il avait encore
grandi. Il était maintenant d'un rouge soutenu. Si les écailles
étaient encore fines, elles étaient déjà largement assez
résistantes pour faire face à un homme seul fut-il enragé.
- Toi et les tiens ne devriez pas
rester ici.
- Nous sommes venus t'aider, Seigneur
Dragon. Un homme en veut à ta vie.
- J'ai senti sa présence. J'ai aussi
senti la vôtre. Vois-tu la trace derrière toi, être debout Mlaqui?
Celui-ci se retourna pour regarder.
- Toi et les tiens allez la suivre.
Vous arriverez au pied de la montagne. Là il y a une grotte.
Reposez-vous.
- Bien, Seigneur Dragon.
Mlaqui siffla pour donner ses ordres à
ses hommes. Bientôt, il en vit arriver un, puis deux. Il se retourna
vers l'étendue d'eau. Il n'y avait plus rien. Dans la pénombre du
fond de la gorge, on ne distinguait rien dans cette eau sombre aux
reflets rouges. Il sourit et quand tous furent là, il les entraîna
vers la grotte dont lui avait parlé le dragon.
Les deux hommes étaient épuisés à
courir derrière Jianme. Il s'était réveillé il y a deux jours en
disant :
- Bon ça suffit de perdre du temps. On
va par où?
Torétaro lui avait indiqué la
direction.
- Alors on y va tout droit, avait-il
ajouté en prenant ses affaires sans attendre que ses compagnons
soient prêts.
Depuis, ils couraient derrière lui,
sans pause, presque sans dormir. Jianme n'écoutait plus rien.
Torétaro avait bien essayé de lui dire qu'on s'était éloigné de
la ligne droite, et même qu'on tournait en rond, il n'écoutait
plus. Il voulait tuer le dragon et le plus tôt serait le mieux.
Alors qu'ils pensaient qu'ils allaient s'écrouler de fatigue
à chaque pas, ils virent Jianme s'effondrer sur le sol. Comme il ne
bougeait plus, ils s'approchèrent. Il était tombé d'épuisement et
son casque avait heurté une racine. Schtenkel vérifia qu'il
respirait. Les deux hommes s'assirent et reprirent souffle.
- On est loin?
- Il nous a fait tourner en rond. Nous
sommes perdus. Il faudra que je remonte sur un arbre pour retrouver
la direction.
- En attendant qu'il se réveille,
reposons-nous. Deux jours à courir, je n'en peux plus.
Le matin trouva les trois hommes
endormis. La lumière du soleil réveilla Torétaro. Il regarda un
instant les deux autres hommes qui dormaient. Il se leva en silence.
Sans bruit, il s'éloigna.
Schtenkel se réveilla en entendant
crier un oiseau. S'il vit tout de suite Jianme, il ne trouva aucune
trace de Torétaro. Il jura entre ses dents. Ce salaud était parti
avec les provisions. Il alla jeter un coup d'œil à Jianme. Celui-ci
n'avait pas bougé. Tout équipé, il était tombé, tout équipé,
il dormait, seul son casque reposait à côté de lui. Et s'il ne se
réveillait pas? Schtenkel eut un moment de panique. Il secoua Jianme
qui grogna.
- Debout, mon lieutenant, il faut y
aller.
Jianme jeta un regard torve sur
Schtenkel. Puis un éclair de compréhension sembla passer dans ses
yeux.
- Je dors depuis combien de temps?
- Une journée, mon lieutenant.
- Alors ne perdons pas de temps,
allons-y.
Jianme se leva péniblement. Schtenkel
le soutint.
- Votre tête a tapé sur une branche
quand vous êtes tombé.
- Où est le guide?
- Il a dû partir en reconnaissance. Il
n'était pas là quand je me suis réveillé.
- Tu veux dire qu'il a fui, le lâche !
La gorge doit être vers le soleil couchant, allons-y.
Les deux hommes se mirent en marche. La
pluie se mit à tomber. La forêt était touffue dans cette partie.
De nombreux arbres tombés, de lianes et de ronciers gênaient la
progression. Quand le crépuscule arriva, ils commençaient à
désespérer d'arriver à la gorge. La pluie avait diminué
d'intensité mais persistait. Les deux hommes marchaient la tête
basse, complètement détrempés. Ils n'avaient rien mangé depuis
deux jours.
- La pluie ne va pas nous lâcher,
marchons tant que nous pouvons.
Dans la nuit presque noire, Schtenkel
glissa. Jianme entendant son cri, s'arrêta net. Il appela son
compagnon. Il n'eut pas de réponse. On ne voyait plus rien. Il tâta
le chemin avec son pied. Il fit un pas, puis un deuxième, au
troisième, il glissa dans la boue. La chute fut rude. Il se mit à
glisser dans une espèce de toboggan naturel. Des branches le
fouettaient au passage. Heureusement, son armure le protégeait. Sa
tête heurta quelque chose. Il perdit connaissance.
Schtenkel se sentit tiré. Il reprit
conscience, il avait froid, il avait mal. Ouvrant les yeux, il vit
d'abord le vert des arbres. Il entendit quelqu'un jurer. Il se mit à
grelotter.
- Tu pourrais faire un effort !
En entendant cette voix, son cerveau se
remis en marche. Il se rappela la nuit, la glissade, le choc. Il
poussa avec ses pieds. Il prit conscience qu'il était dans la boue
et quelqu'un le tirait par les aisselles. Après un dernier effort,
ils roulèrent l'un sur l'autre. En se dégageant, Schtenkel reconnut
Torétaro. Trop épuisé pour réagir violemment, Schtenkel lui dit :
- Tu nous as bien lâchés!
- C'est vous qui avez fait n'importe
quoi. J'ai emmené les bagages et les provisions pour ne pas nous
surcharger et j'ai trouvé une route simple pour aller vers l'antre
du dragon. Et quand je suis revenu vous aviez disparu.
- Tu aurais pu le dire !
- J'ai laissé un cairn messager, tu ne
l'as pas vu?
- Non, Jianme était trop pressé.
D'ailleurs où est-il?
- Enfoncé dans la boue lui aussi, un
peu plus loin. Il a eu de la chance, il est tombé sur le dos, sinon,
il se noyait.
Se remettant péniblement debout,
Schtenkel accompagna Torétaro. Ils trouvèrent Jianme comme prévu.
Son casque lui retombait sur le nez. Ils le tirèrent à deux de la
fange dans laquelle il baignait. Schtenkel lui enleva son casque,
vérifia qu'il respirait et se tourna vers Torétaro.
- Tu as une couverture?
- Comme les vôtres, trempée.
- On peut faire du feu ? Ou c'est trop
dangereux ?
- Vous avez atteint la vallée du
dragon loin en amont. Le vent nous est favorable. Je pense qu'on peut
essayer.
Après de multiples essais, ils eurent
la chance de trouver du bois flotté échoué depuis longtemps sous
un auvent de pierre creusé par la rivière. Sur un sol de sable, ils
purent enfin faire démarrer un feu. Ils ramenèrent Jianme à côté.
Schtenkel s'était rincé dans la rivière et se chauffait au feu en
faisant sécher ses affaires. Heureusement, l'air n'était pas trop
froid. Ils dévêtirent Jianme pour le réchauffer aussi. Les
couvertures, bien que mouillées, avaient été utilisées pour faire
des cloisons pour couper le vent.
A force d'alimenter le feu pour qu'il
ne fume pas trop, il commença à faire chaud dans l'espace ainsi
préservé. Schtenkel cessa de trembler quand il eut mangé. Torétaro
avait même réussi à attraper du poisson.
Jianme grogna. Ses compagnons l'avaient
recouvert de sable sec qu'ils avaient de surcroît chauffé avec les
pierres du foyer.
- Où suis-je ?
- Tout va bien, mon lieutenant. Nous
avons fait une chute mais tout va bien.
Il posa des yeux chargés
d'incompréhension sur les deux hommes.
- Schtenkel, qu'est-ce qui s'est passé?
- Pendant que Torétaro cherchait une
piste, nous nous sommes égarés. Je suis tombé et vous m'avez suivi
dans un cours d'eau mineur qui se jette dans la rivière. Cela a fait
comme un toboggan. Heureusement, Torétaro nous a retrouvés.
- Le dragon ?
- Pas de nouvelle, mon lieutenant.
- On va se reposer un peu et puis on
ira le tuer.
Jianme se rallongea et s'endormit.
Les deux hommes se regardèrent et
haussèrent les épaules.
- Repose-toi, je vais aller chasser.
S'il va bien nous repartirons demain.
Le jour se leva en haut. Dans le fond
de la gorge, la lumière ne pénétrait pas beaucoup. Le feu était
braise mais une douce chaleur régnait derrière les couvertures
étendues.
Torétaro cuisait du poisson. Schtenkel
rassemblait les affaires. Jianme s'équipait. Lentement, il mettait
sa tenue de combat.
- Tu dis que nous sommes dans la vallée
du dragon en amont de son antre.
- Oui, mon lieutenant, répondit
Torétaro. Une demi-journée de marche tout au plus.
- Nous partirons dès que nous aurons
le ventre plein. Il ne faut pas que je refasse les erreurs des jours
passés.
Schtenkel et Torétaro
s’entre-regardèrent. Si le discours était plus sensé, il était
prononcé par un homme au regard fou. Il leur laissa quand même le
temps de plier les affaires. La pluie avait cessé mais le vent
restait violent. Ils se mirent en route. Torétaro ouvrait la marche
et portait les bagages avec Schtenkel. Jianme l'arme au point
suivait. La progression fut aisée jusqu'au moment où la gorge se
resserra. Il n'y eut bientôt plus de place pour marcher hors de
l'eau. Torétaro fit une reconnaissance. Il fit passer les bagages en
les portant à bout de bras. Pendant ce temps, Schtenkel aidait
Jianme à se déshabiller. Ce dernier avait bien essayé de passer
comme cela mais il avait failli se noyer. Emporté par le poids de
son armure, il aurait coulé sans l'aide de Schtenkel. Arrivé à
l'extrémité du passage, il s'arrêta. Il y avait un petit déversoir
finissant dans une vasque. Mais son attention fut surtout retenue par
ce qu'il voyait. Immense et gigantesque, l'antre du dragon s'ouvrait
là-bas, droit devant lui. Il faillit se mettre à courir. Torétaro
le retint.
- Non, mon lieutenant. Si vous tombez
maintenant, vous ne pourrez plus combattre. Nous serons au pied de
son antre vers le milieu de l'après-midi.
Torétaro installa une liane pour aider
les deux autres à descendre. Après la vasque inférieure, il était
de nouveau possible de marcher à côté de l'eau. Jianme se
rééquipa. Il marchait le bouclier dans une main et l'épée dans
l'autre. Il avait pris la tête du convoi. Torétaro se tenait juste
derrière lui pour le guider. Ils eurent une alerte en voyant le
dragon voler vers sa caverne. Les trois hommes se cachèrent sous des
buissons.
- Nous a-t-il vus?
- Je ne crois pas, dit Torétaro. Nous
avons été rapides et il semblait rentrer dans son antre.
Jianme risqua un coup d'œil hors du
buisson. Le ciel était libre de toute présence. Il se remit en
marche bientôt rejoint par les deux autres. Il marchait plutôt
lentement, ne quittant pas l'ouverture de la caverne des yeux. Ils ne
virent pas le dragon.
La vallée s'élargissait en changeant
de direction. La grotte du dragon s'ouvrait dans ce tournant au beau
milieu d'une paroi rocheuse de quelques centaines de pas de haut.
L'espace dégagé devant permettait au dragon de manœuvrer pour
entrer et sortir.
- Bon choix, pensa Torétaro en
regardant la région. Le fond de la vallée était occupé par un
bois. Il pensa que cela faciliterait leur progression. Sous les
arbres, ils ne seraient pas visibles. Toujours à l'affût d'un
mouvement, ils commencèrent leur descente. L'approche se passait
bien. La rivière coulait au milieu du bois. Ils en suivaient le
cours. Un peu plus de mille pas plus loin, ils arrivèrent à une
lisière. Ils s'approchèrent doucement. Un rocher obstruait le cours
d'eau qui en faisait le tour. L'eau glissait sur la surface de la
pierre lui donnant des reflets aux multiples couleurs pour rejoindre
un lac. L'endroit respirait le calme. Les arbres faisaient comme un
écrin autour de l'eau couverte de petites lentilles vertes. Aucune
vague, aucune ride n'en troublait la surface. Seuls quelques arbres
tombés en brisaient la régularité. Torétaro sentait Jianme
impatient derrière.
- Alors ? demanda celui-ci.
- A priori tout est calme. Nous sommes
presque sous l'entrée de la grotte. Après le lac, il faudra se
rapprocher de la paroi. Je pense qu'il y a un chemin possible pour
l'atteindre. Je crains qu'il ne soit à découvert. Il faudra
peut-être attendre la nuit.
- Vous pourriez parler plus bas,
chuchota Schtenkel. Être aussi près du dragon me panique.
Jianme haussa les épaules, affermit sa
main sur la garde de son épée et commença à descendre pour
rejoindre le bord du lac.
De près les berges étaient plus
encombrées que ce que l'on devinait de loin. Ils enjambaient ou se
glissaient sous de multiples branches, ou troncs qui s'entremêlaient.
Arrivés au bout du lac, ils virent une petite plage où les animaux
devaient venir boire vu le nombre de traces dans la boue. Jianme vit
qu'un tronc couché traversait opportunément pour ne pas s'enfoncer
dans la boue. Tel un équilibriste, il s'y engagea.
Il atteignait la houppe de l'arbre. Les
branches partaient un peu dans tous les sens. Jianme posa la main sur
le bois à sa portée et chercha des yeux le meilleur chemin. Sur sa
droite, il partait vers un roncier, devant lui, plusieurs branches
barraient le passage et nécessitaient des acrobaties pour passer et
à gauche, on se retrouvait au-dessus de l'eau. C'est alors qu'il
regardait dans cette direction qu'il vit les lentilles d'eau remuer.
Un rocher rouge apparut, bientôt accompagné de deux disques dorés,
puis émergèrent des dents.
- Bonjour, petit homme. Je crois que tu
voulais me voir.
Jianme contempla la tête du dragon.
Elle avait la taille d'un jeune tracks. Elle continuait à s'élever
pour culminer plusieurs pieds au-dessus de lui. Jianme n'était pas à
main. Il se tenait à une branche de la main gauche et avait son épée
dans la droite, alors que le dragon était à gauche. Il regarda le
cou. Il y avait là la plaque sensible. Il en était sûr. Il
n'aurait droit qu'à un essai. Il calcula. Quatre ou cinq pas pour
atteindre le bout de la branche qui surplombait l'eau, puis
l'attaque. C'était serré mais jouable.
- Bonjour, dragon. Mon roi trouve que
tu lui voles beaucoup d'or.
- Lui-même ne le vole-t-il pas au
cours de ses combats?
- Le roi est le roi. C'est son droit,
reprit Jianme en pivotant.
- Et qui fixe ce droit, si ce n'est le
roi ?
- Non, les règles sont plus anciennes
que lui. Elles viennent des rois qui l'ont précédé.
Jianme avait fait un pas vers le
dragon.
- Alors ce sont des règles de rois
pour des rois. En quoi s'appliquent-elles à moi ?
- Le roi Yas gouverne ce monde et cette
région. Tu voles son bien.
Un pas supplémentaire, il ne lui en
restait plus que deux avant de pouvoir frapper. Le dragon ne bougeait
pas. Jianme sentit son cœur accélérer.
- Les dragons ont besoin d'or. C'est
leur loi. Je ne suis pas roi, les règles des rois ne sont pas faites
pour les dragons. Je ne crois pas que je vais lui rendre quoi que ce
soit.
- Je suis venu seul avec mes guides
pour négocier mais d'autres pourraient venir en nombre pour
reprendre ce qui est au roi.
Jianme avança encore une fois le pied
et transféra son poids pour préparer son attaque.
Le craquement fut sinistre. Schtenkel
et Torétaro assistèrent impuissants à la chute de Jianme. La
branche avait cassé sous son poids. Il lâcha son arme dans la chute
mais ne put se raccrocher aux branches. Il y eut un plaouffff et puis
le silence. Il ne resta qu'un rond clair dans les lentilles d'eau que
les trois protagonistes restants regardèrent un moment.
La tête du dragon se tourna vers eux.
- Vous avez de la chance, petits
hommes.
Les deux hommes n'osaient plus bouger.
Les prunelles jaunes qui les fixaient, les hypnotisaient.
- Je te reconnais, petit homme à la
doublure d'or, te revoilà sur mon chemin. L'être debout qui voit
les esprits, m'a demandé de t'épargner. Ton destin n'est pas fini.
Nous nous reverrons. Et toi petit homme qui lit la terre, ton combat
n'est pas le combat de ce roi qui veut des règles de roi. Si je te
revois, tu n'auras pas un meilleur sort que le petit homme qui n'a
pas flotté.
Le dragon bondit hors du lac et de
toute la puissance de ses ailes, il prit son envol. Sous le souffle,
les deux hommes se retrouvèrent assis. Ils regardèrent le ciel où
le dragon rapetissait et s'entre regardèrent. Ils étaient vivants.
ILS ÉTAIENT VIVANTS.
Ils éclatèrent d'un rire nerveux.
C'était fini. Soulagés, ils se relevèrent. Il ne restait plus qu'à
rentrer.
Torétaro plaqua Schtenkel qui eut un
regard étonné.
- Flèche, cria-t-il.
Le bruit mat d'un trait qui se plantait
dans l'arbre retentit au-dessus d'eux. Ils virent de l'autre côté
du lac des guerriers du froid. Torétaro et Schtenkel prirent la
fuite vers l'intérieur du bois.
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