lundi 13 août 2012


L'été tirait à sa fin, les pluies avaient gonflé les rivières, rempli les lacs et il y avait eu assez de soleil pour que les mijnas poussent bien. Si la salemje avait trop pris d'eau, cette bonne récolte de mijnas balayait les inquiétudes du début de saison. Il fallait rentrer les bottes, séparer les grains. L'hiver s'annonçait moins mauvais que le cycle précédent. On pourrait tenir jusqu'à la saison des machpes. Quelques esprits chagrins évoquaient diverses catastrophes mais les sorciers étaient rassurants. Tout n'était pas parfait mais pour l'instant les esprits semblaient satisfaits. Les guerriers du froid s'acclimataient et pour beaucoup entretenaient des relations fort amicales avec les habitants. Les guerriers de la plaine étaient bloqués à Tichcou. La contre-partie en était la fermeture de la route de Tichcou et sa disparition sous le lac. Le dieu Dragon en avait décidé ainsi avait dit le prince. Une routine s'installait doucement.
C'est alors qu'on signala des étrangers. Un serviteur de la maison Sabosti, qui rentrait des champs lointains, les avait vus. Eux aussi l'avaient repéré. Ils avaient fui dans le bois proche. Ce fut le branle-bas de combat. Quiloma mit ses hommes en alerte maximum. Quatre patrouilles partirent immédiatement. Il convoqua Sstanch pour faire mettre la milice en alerte. Calt se retrouva sur la tour de guet avec le cor, prêt à donner l'alarme. Tous les hommes de la milice mirent leur équipement à côté d'eux tout en continuant leurs activités.
- On a trouvé les traces, mon Prince. Mais elles ont disparu dans le ruisseau. Une main de nos guerriers est partie vers le bas et deux vers le haut dont celle avec Mlaqui. Nous n'avons trouvé aucune trace.
- Mlaqui est-il rentré ? 
- Non. Il a envoyé un signal, peut-être est-il sur une piste?
Les jours suivants, les patrouilles revinrent sans autre nouvelle. Au troisième jour, Mlaqui et sa main de guerriers arriva. Mettant genou à terre devant le prince, il fit son rapport :
- ... J'ai poussé vers le domaine du dragon. Pour moi, soit les étrangers sont venus pour espionner la ville, car ils ne sont que trois, soit ils sont venus pour le dragon. Nous n'avons retrouvé aucune trace depuis la ville, par contre, j'ai retrouvé quelque chose plus loin dans la gorge où coule le ruisseau qu'ils ont emprunté. Leur pisteur est bon, mais je pense que leurs pas les emmènent vers la gorge du dragon.
- Pourquoi es-tu rentré alors? Il fallait poursuivre.
- Je sais, Mon Prince, mais nous n'avions pas assez de vivres et j'ai pensé qu'il valait mieux que vous soyez au courant. Le dragon est grand maintenant, il saura faire face.
- J'entends, Mlaqui, mais ce dragon est encore un juvénile même s'il a commencé à amasser son trésor. Il manque d'expérience et peut encore succomber. Tu vas repartir avec trois autres mains de guerriers pour faire la chasse à ces intrus.
Le lendemain, avant même que le soleil soit levé, vingt guerriers partaient au petit trot vers l'antre du dragon.

- Je crois que nous avons été repérés, mon lieutenant.
Jianme regarda autour de lui.
- Par qui ?
- Là-bas sur le versant éclairé, j'ai cru voir un homme.
- Gagnons la combe. Il y a un ruisseau plus bas. Sthenkel, passe devant.
Les trois hommes se glissèrent sans bruit dans le sous bois. Jianme sur le rapport de Sthenkel avait compris que jamais une armée ne passerait. Quelques hommes bien armés, bien entraînés avaient plus de chance d'en finir avec le dragon qu'une escouade qui aurait à se battre contre les guerriers du froid. Il avait divisé son groupe en deux après le passage du chemin de la gorge. Avec les pluies, il était encore plus abîmé que dans les souvenirs des éclaireurs. Sthenkel avait été difficile à convaincre de retourner là où il avait perdu sa main. Jianme ne lui avait pas vraiment laissé le choix. Soit il se pliait aux ordres, soit les tortures l'attendaient comme tout rebelle au roi. Quatre hommes se dirigeaient en suivant le premier itinéraire de Sthenkel vers la gorge du dragon. Jianme, Sthenkel et Torétaro, le pisteur devaient tenter une autre approche en passant sur l'autre berge. C'est en traversant une pâture qu'ils s'étaient fait repérer. En tout cas telle était la conviction de Torétaro. Jianme le croyait sans peine. Sa réputation de pisteur était une légende. Il était capable d'effacer une trace, de perdre des poursuivants aussi bien qu'il savait retrouver les signes infimes que pouvait avoir laissé la proie qu'il traquait. Son sens du terrain était merveilleux. Juste avant le dernier col, ils avaient bifurqué. Le groupe de quatre avait pris un chemin longeant la rivière et Torétaro avait conduit Jianme vers l'endroit qu'il sentait comme le plus favorable.

Mlaqui jurait. La pluie était revenue. Elle n'avait pas duré, elle avait juste effacé ou brouillé les pistes. Après avoir couru pendant une demi-journée, ils avaient coupé la piste des intrus. Enfin, ce qu'il en restait. Mlaqui et Eéri étaient penchés sur le quelques signes qui restaient.
-Par là, dit Eéri qui déjà s'élançait. Il s'arrêta voyant que Mlaqui ne le suivait pas.
- Il y a quelque chose qui ne va pas?
- Je ne sais pas, dit Mlaqui. Quelque chose cloche mais je ne vois pas quoi. Avançons, on fera le point plus tard.
Ils se remirent en chasse. En sous-bois, la piste n'était pas meilleure, les résineux ne facilitaient pas la lecture. Il y avait trop d'aiguilles par terre et pas assez de lumière. Ils arrivèrent à une bauge.
- Regarde-là Mlaqui, c'est net.
Mlaqui se pencha et examina les traces avec attention, puis il fit le tour de la plaque de boue. Il se baissa pour ramasser un champignon.
- Regarde ! dit-il en le brandissant. Il a été cassé par un pied. Voilà ce qui me gêne, il y a quatre traces et pas trois. La piste que j'ai suivie la première fois n'indiquait que trois hommes. Il y a deux groupes...
Tous les hommes s'étaient rapprochés pour mieux entendre la discussion des konsylis.
Mlaqui que Quiloma avait désigné pour s'occuper du dragon, reprit la parole.
- On a deux attaques contre le juvénile. Quatre hommes ici et les trois du ruisseau. Ceux-là ont plus d'avance, il faut les poursuivre. Je vais rebrousser chemin et reprendre la piste dans le ruisseau avec ma main de guerriers. Vous, allez à leur poursuite et tuez-les.
Eéri rajouta :
- Je vais envoyer un message au prince.
- Très bonne idée!
Les guerriers se séparèrent. Trois mains d'hommes partirent sur les traces des quatre intrus et Mlaqui avec son groupe alla vers le ruisseau.

Jianme suivait Torétaro, Schtenkel ouvrait la marche. Il hésitait souvent. Ce n'était pas le chemin qu'il avait emprunté. Il avait besoin de se repérer. Régulièrement, avec l'aide de Torétaro, il montait en hauteur sur un de ces grands arbres fréquents dans cette région et dont les branches régulières lui permettaient de monter malgré l'absence de sa main. Torétaro comprenait de mieux en mieux où ils devaient aller. Jianme l'avait fait venir exprès pour cette expédition. Même s'il était en guerre loin d'ici le roi Yas prenait à cœur cette histoire et avait envoyé son meilleur pisteur pour traquer le dragon. Même avec son aide, le voyage allait être plus long que prévu. Régulièrement Torétaro leur faisait faire des détours ou effaçait les traces. Jianme aurait aimé aller plus vite. Ce dragon l'obsédait. Il rêvait de le tailler en pièces. Les vieilles légendes parlaient d'un endroit près d'une plaque ventrale comme du seul endroit possible pour tuer un tel animal. Il ne doutait pas de réussir.

Eéri menait le train tambour battant. Ils avaient quatre intrus à éliminer, sans compter peut-être sur ceux que poursuivait Mlaqui. Il était incertain quant à leur existence. Il ne comprenait pas pourquoi ils seraient venus en deux groupes. Ceux qu'ils poursuivaient avaient trois jours de marche d'avance, mais ils ne connaissaient pas le terrain. Les traces prouvaient leurs erreurs. Ils avaient perdu une demi-journée dans une combe qui finissait en cul-de-sac. A la vitesse à laquelle ils allaient, Eéri pensa qu'ils pouvaient les rejoindre en moins de deux jours.

Les quatre hommes bivouaquaient.
- Tu te vois affronter un dragon, demanda l'un.
- Pas vraiment, quand on voit ce qu'il a fait à Tichcou, on n'a pas trop envie.
- Oui, mais on n'a pas le choix...
- Les autres, tu crois...
- Oui, ils sont derrière, Jianme est formel. On va les avoir sur le dos. Il reste à savoir à quelle distance.
- Alors, on ferait mieux de repartir.
Dans la forêt sans chemin, ils avaient choisi de suivre le cours d'eau. Selon Sthenkel, ils allaient arriver à l'entrée d'une gorge et là, le chemin quitterait le bord de l'eau pour aller vers le couchant et monter. Après en longeant le bord, il leur faudrait trouver l'antre du dragon et le tuer.
Les quatre hommes marchaient vite mais sans courir. Ils avaient conscience que leurs poursuivants gagneraient du terrain car ils ne pouvaient pas effacer toutes leurs traces. Eux ne cherchaient pas le chemin.
Les renseignements de Sthenkel étaient exacts. Ils arrivèrent à l'entrée de la gorge. Ils commencèrent la montée.
- Là, chuchota un des hommes en montrant une direction derrière eux.
Les trois autres se retournèrent. Ils virent des silhouettes courant au loin à travers une trouée dans la végétation. Cela ne dura pas.
- J'ai compté plus d'une dizaine d'hommes. Ils sont au plus à une pause de nous. Bon maintenant, on sait où ils sont. Il va falloir se battre.
Dans une journée de marche des guerriers de la plaine, on faisait quatre pauses régulièrement réparties. Ils n'avaient pas beaucoup de temps pour se préparer et le lieu n'était pas bon pour une embuscade. Ils reprirent leur course en avant.
En arrivant en haut de la falaise, ils repérèrent un passage qui leur sembla favorable. Ils n'avaient pas beaucoup de temps pour se préparer, mais ils allaient tendre une embuscade.

Kyll cherchait des baies et des fruits. Comme toujours, il était assez distrait et ne faisait pas trop attention à ce qui se passait autour de lui. Heureusement il y avait Rhinaphytia qui l'accompagnait. Lui, avait une solide dague à la ceinture et un épieu à la main. Kyll n'avait pris que son bâton. Il se moquait gentiment de Rhinaphytia.
- Les esprits m'ont promis que je vivrai jusqu'aux grands âges.
- Oui, je sais, Kyll mais un peu de prudence est toujours une bonne chose. Rappelle-toi les loups!
- Cela m'a permis de rencontrer le dragon. Ne t'inquiète pas tant Rhina, nous sommes en sécurité, je ne sens pas de danger autour de moi.
Leur récolte progressait bien. La pluie avait fait mûrir les fruits. Une courte averse, toujours très drue en cette saison, leur imposa de se mettre à l'abri d'un surplomb rocheux. Quand le soleil réapparut, ils reprirent leurs paniers et quittèrent leur abri.
- Bonjour, être debout Kyll.
- Bonjour, jeune dragon.
Rhinaphytia avait sursauté en entendant la voix. Il eut un mouvement de recul en voyant l'énorme masse du dragon assise sur le surplomb qui les avait abrités.
- Je vois que tu n'as pas oublié le bâton que je t'ai confié.
- J'ai commencé à le sculpter. Il me plaît bien.
- Que graves-tu dessus?
- Je dessine dans le bois ce qui me vient à l'esprit.
- Je vois, être debout Kyll. Cela lui va bien.
- Est-il comme tu le désires?
- Le plus important, être debout Kyll, est qu'il soit ce qu'il doit être.
- Tu ne m'as pas dit ce que tu voulais que j'en fasse.
- Ton esprit est ouvert et tes pensées sont claires. Tu fais ce qui doit être fait.
Rhinaphytia regardait Kyll et le dragon alternativement. Il n'en croyait pas ses yeux. Tout cela le dépassait complètement.
- Ton ami a raison d'être prudent, être debout Kyll, dit le dragon en tournant la tête.
- Tu ressens quelque chose, jeune dragon.
- Oui, être debout Kyll, le monde des esprits est perturbé par la violence pas loin.
Le dragon se dressa sur ses pattes arrière. Ainsi levé, il était immense. Il resta ainsi un moment tournant la tête de droite et de gauche. Il se laissa retomber en amortissant sa descente d'un coup de ses larges ailes.
- Je dois te quitter, être debout Kyll. Je sens la violence près de ma caverne. Cela me déplaît.
- Va et fais, toi aussi, ce qui doit être fait.
- Je reviendrai voir le bâton, être debout Kyll. Garde-le bien.
Kyll tint à peine debout sous les bourrasques créées par le décollage. Rhinaphytia se retrouva assis par terre. Les deux hommes regardèrent le grand saurien s'élever dans les airs.
- Je n'en reviens pas, Kyll ! Il est énorme !
- Il est inquiet. Les esprits aussi. Tout n'est pas écrit, Rhinaphytia. De son avenir dépend le nôtre. Viens, rentrons.

L'embuscade avait réussi. Quatre flèches, quatre guerriers hors de combat. Les autres avaient cherché refuge un peu plus bas derrière des troncs d'arbres déracinés. C'est alors que les soldats de la plaine avait fait tomber le grand litmel qu'ils avaient trouvé en équilibre instable. Dans sa chute le litmel avait entraîné d'autres arbres. Enchevêtrés dans des branches, tous les guerriers du froid étaient morts ou blessés. Les quatre hommes entonnèrent alors le chant de la victoire. Ils n'avaient plus qu'à achever ceux qui bougeaient encore pour être tranquilles à moins qu'ils les abandonnent comme cela.
Eéri entendit l'hymne chanté à tue-tête par ses ennemis. Une jambe coincée sous un arbre, il pensa qu'il allait mourir écrasé. Il n'osa pas appeler pour voir qui était encore vivant. Curieusement, il n'avait pas mal. Il entendit les ennemis parler entre eux. Raté, il avait échoué. Il pensa à son prince qu'il avait trahi par ses actes. Ils auraient dû être sur leurs gardes plus que cela. Un voile passa devant ses yeux. Sa dernière pensée consciente fut pour Cilfrat. Dans un éclair de lucidité, il comprit. Elle était enceinte. Avant de sombrer, il pensa que jamais, il ne verrait...

Jianme, Schtenkel et Torétaro se figèrent. Le chant qu'ils entendaient, était le chant de victoire. Auraient-ils tué le dragon? A moins que ce ne soit des ennemis.
- Non, là, dit Jianme sur un air de triomphe.
Les deux autres regardèrent. Au loin, ils virent le dragon en vol.
- Ils ont battu les hommes du froid. Allons, il nous faut arriver avant eux à l'antre de la bête.
Torétaro regarda Schtenkel en entendant cela. Y aurait-il un peu de folie dans la tête de Jianme?
Ils étaient sur la berge opposée à l'autre groupe. Jianme avait fait le pari que le chemin serait plus facile par là. Schtenkel qui avait vu depuis le surplomb au-dessus de la grotte, le relief de la gorge en doutait. Il gardait son avis pour lui. Jianme n'aimait pas la contradiction.

- Je serais vous, petits hommes, j'aurais chanté moins fort.
Comme un seul homme, ils se retournèrent en entendant cette voix douce. Ils ne virent que la bouche ouverte du dragon et ses grands yeux qui brillaient comme de l'or fondu.
Le dragon regarda les quatre corps qui achevaient de se consumer.
- C'est comme les loups gris, je n'aime pas le goût de leurs pensées, dit-il à voix haute. Tu peux sortir, être debout du froid. Toi et les tiens ne risquez rien.
Un guerrier se dégagea des branches du litmel. Il portait des traces de griffure sur le visage et les bras, ses vêtements étaient déchirés et il boîtait bas, mais il était vivant.
- Quel est ton nom, être debout?
- Je suis Stamleb, de la phalange du prince neuvième Quiloma, Seigneur Dragon.
- Je connais cet être debout. Tu n'étais là lors du combat avec ceux qui montent des animaux.
- Non, j'étais de garde dans la ville.
- Bien, être debout Stamleb. Je pense qu'il nous faut dégager ceux qui sont comme toi.
- Oui, Seigneur Dragon. Parle et j'obéirai.

Quiloma sortait de chez la Solvette quand un charc arriva en piaillant autant qu'il pouvait.
Il n'aimait toujours pas ces oiseaux que la Solvette accueillait sans sourciller.
- Que dit-il?
- Il parle d'un immense charc qui vient par ici.
- De quoi...?
- Je pense que le dragon vient nous voir.
Tout le monde leva la tête et regarda dans la direction d'où était venu le charc. Au loin un oiseau immense battait des ailes. Il tenait dans ses serres quelque chose qui ressemblait à une branche d'arbre.
- Il ne peut pas atterrir ici, dit Quiloma. Vite à la porte du bas.
Tous les guerriers présents se mirent à courir vers le pont qui enjambait le cours d'eau.
Plus le dragon se rapprochait et plus il était évident qu'il transportait un arbre. La Solvette fut admirative de sa puissance. Sabda se colla contre elle. Elle ouvrait des grands yeux en pointant du doigt la masse sombre qui volait.
- Dagon ! Bôôô.
La Solvette lui passa la main dans les cheveux en souriant.
- Oui, le dragon, il est beau. Quand il sera adulte, il sera magnifique.
Battant des ailes en les cambrant, le dragon posa son fardeau doucement dans le pré au pied de la porte du bas. Puis il se posa derrière.
Dès que les bourrasques de son atterrissage eurent cessé, les soldats de Quiloma se précipitèrent.
Quiloma se dirigea vers le dragon.
- Bonjour, Seigneur dragon. Tu nous ramènes un bel arbre.
- Oui, être debout Quiloma. Il fut beau, mais ses fruits seront amers pour toi. J'ai vengé les tiens mais je vais aller me venger maintenant.
Ayant dit cela le dragon reprit son envol.
Quiloma se protégea du vent. Voyant que le dragon donnait de puissants coups d'ailes, il se retourna pour voir ce qu'il avait déposé.
Un homme sortait des branchages, il en aida d'autres qui comme lui s'étaient accrochés aux branches. Quiloma reconnut ses guerriers. Ainsi c'était cela les fruits dont le dragon parlait, des blessés. Se rapprochant rapidement, il demanda :
- Que s'est-il passé?
Tombant genou à terre, le guerrier baissa la tête, frappa sa poitrine et dit
- Nous avons failli, Mon Prince.
- Fais ton rapport, Stamleb.
L'homme raconta ce qu'il savait. Pendant ce temps, les présents évacuaient les blessés vers la maison de la Solvette qui les attendait.

Jianme piaffait à chaque arrêt. Schtenkel et Torétaro perdaient trop de temps selon lui. Il imaginait les autres arrivant avant lui à la grotte et cela le faisait enrager. Les deux hommes en discutaient parfois à voix basse en haut d'un arbre. Pour eux, le dragon rendait Jianme fou. Cela faisait deux jours maintenant qu'ils avaient entendu le chant de victoire sur l'autre rive. Ils n'avaient pas encore atteint la gorge de l'antre du dragon. Torétaro était sur que personne ne les suivait. S'ils avaient des poursuivants, ceux-ci étaient soit perdus, soit sur le chemin de la grotte, parce qu'ils avaient deviné où ils allaient.

Mlaqui jurait d'avoir perdu la trace. Le gars qui menait les intrus était vraiment bon. Il devait être de la région. Comme il était près d'un grand litmel, il décida de monter pour se repérer. Le mieux était d'aller vers la grotte du dragon et d'y attendre les ennemis. Ils seraient obligés d'y arriver quel que soit leur chemin. S'accrochant aux branches, il commença son ascension. Arrivé à mi-hauteur, son œil fut attiré par une éraflure sur le tronc. Il devint attentif. Il monta plus doucement. Il eut un sourire, ils étaient passés par là. Eux aussi avaient besoin de se repérer. Arrivé en haut, il fit le tour du tronc et remarqua les petits rameaux cassés. Ils avaient guetté là. Il prit la même position. Effectivement, on devinait dans la rupture du moutonnement de la forêt la position de la gorge. Ce litmel était une bénédiction pour lui. Il dominait toute la forêt. Il fit le tour de l'horizon. Il repéra les autres litmels qui dépassaient la canopée. Voilà une bonne information, ces arbres étaient fort pratiques. Il fronça les sourcils. Là-bas au loin, au sommet d'un litmel, n'était-ce pas des silhouettes? Mlaqui s'immobilisa. Sifflant doucement entre ses dents, il envoya à ses quatres équipiers le message : ennemi repéré.
Il entendit en bas, le bruit des hommes se rééquipant. Il continua son sifflement. Cela aurait pu passer pour celui d'un oiseau, mais en entendant cela, les hommes au pied de l'arbre arrêtèrent de bouger. Mlaqui observait. Les deux silhouettes qui se découpaient sur le ciel de cette fin de journée étaient à plus d'une journée de marche. Il les devina bouger et descendre de leur perchoir. Il attendit un moment qu'elles aient disparu avant d'entamer la descente. Sa décision était prise, il irait vers la gorge. Les ennemis avaient trop d'avance. Retrouver leurs traces serait une perte de temps. Arrivé en bas, il donna les ordres. La nuit ne tarderait pas, mais on pouvait encore marcher un moment et réfléchir à l'embuscade.

- Un homme...
- Non, je n'ai rien vu.
- Je sais Torétaro, mais tu étais plus bas que moi. J'ai attendu et je l'ai vu bouger. Ils nous poursuivent.
- Même s'ils nous ont vus, ils ne pourront nous rattraper.
Jianme intervint dans la discussion des deux hommes qui descendaient.
- On perd du temps. Les autres doivent être devant.
- Le dragon est toujours vivant, mon lieutenant, dit Schtenkel. Nous l'avons vu qui volait en portant un arbre.
- Nous serons à la gorge dans combien de temps?
- Deux ou trois jours si nous continuons à cette vitesse.
- Alors, il va falloir aller plus vite. Torétaro, on laisse tomber les précautions puisque l'ennemi est loin.
Torétaro ne répondit pas et ramassa ses affaires. Schtenkel fit de même. Jianme était déjà parti.
- Pas par là, mon lieutenant. Par là ! dit Torétaro en se mettant en marche.
Les trois hommes reprirent le petit trot qui caractérisait leur progression. Jianme reprit son monologue sur ce qu'il ferait quand il ramènerait la preuve qu'il avait tué le dragon. Les deux autres avaient cessé de répondre. Il n'entendait rien. Une espèce de fièvre intérieure le brûlait.
Pour eux la question était de savoir comment survivre à cette expédition.

A la manière dont la Solvette bougeait, Quiloma devinait sa colère. Il savait pourquoi. Il y avait assez de malheur avec les accidents sans en rajouter avec la guerre. Quiloma se dit qu'il avait bien changé depuis qu'il la connaissait. Aujourd'hui, il lui donnait presque raison.
Sabda vint se jeter sur ses genoux
- Bôô, dagon, bôô !
- Oui, Sabda, il est beau !
Il souriait à sa fille. Une étrange douceur l'envahissait chaque fois qu'il s'occupait d'elle. Il sursauta quand la porte s'ouvrit à la volée.
- Où est-il ?
Quiloma se retourna pour voir qui était cette furie qui entrait dans la maison. Il vit Cilfrat courant vers la Solvette. Cette dernière la bloqua.
- Il vivra ! dit la Solvette en cherchant le regard de Cilfrat
Cilfat lutta un peu avec la Solvette pour passer en force puis elle se laissa aller à ses pleurs.
- J'ai entendu parler les hommes de morts et de blessés.
- Il vivra, pour le moment il dort, mais il vivra. Le père de ton enfant vivra.
Cilfrat arrêta de pleurer et regarda la Solvette dans les yeux :
- Tu sais ?
- Oui, je sens sa vie en toi.
- Je vais faire un hors-saison.
- Oui, mais regarde Kalgar et Talmab. Ils vont bien. Et puis pour les hommes du froid, la notion de hors-saison n'existe pas.
- Je veux le voir.
- Oui, viens doucement, la plupart dorment.
La Solvette conduisit Cilfrat vers un coin de la grande pièce. Cilfrat marchait sur la pointe des pieds, tout en silence. Tirant un rideau, elle découvrit Eéri, dormant. Son visage était griffé, un bras était en écharpe. Le bas du corps semblait étrange. Elle se retourna vers la Solvette d'un air interrogatif.
- Ses jambes sont restées sous l'arbre.
Cilfrat s'agenouilla à côté de la paillasse et posa sa tête sur la poitrine d'Eéri.
La Solvette tira le rideau derrière elle. Elle rejoignit la table où était Quiloma. Elle avait de la colère dans les yeux.
- Oui, Solvette mais ce n'est pas possible. La violence fait partie de notre monde. Remarchera-t-il ?
- Non, enfin pas normalement. J'ai dû amputer ce qui était trop abîmé.

Mlaqui contemplait la gorge du dragon depuis la berge opposée à celle qu'il connaissait. Ils avaient rejoint le bord et longeait le canyon. La vue était dégagée vers l'amont. On voyait l'entrée au loin de la caverne du dragon. De là elle semblait inaccessible. Il pensa qu'il était nécessaire d'être plus près pour mieux voir s'il n'existait pas une voie possible. Ils reprirent leur marche. La discussion roulait sur la manière de tendre un piège aux intrus.

Le dragon volait dans la nuit. Il se laissa planer sur le vent assez fort qui poussait les nuages vers la montagne. Demain, il pleuvrait. Il parcourait ainsi ce qu'il considérait comme son domaine, prélevant un clach par-ci un tibur par-là. Dans cette nuit sans lune, ombre parmi les ombres, il repérait de son œil froid les points chauds qui palpitaient dans la forêt. Il repéra sans peine les quatre guerriers du froid. Ils se protégeaient du vent plus qu'ils ne se cachaient. Il sonda leurs esprits. Il les sentit calmes et tendus vers la défense de son territoire. Il ressentit le plaisir de ne pas se sentir seul. Son vol lui fit survoler une zone plus dense, plus sombre. Il allait s'éloigner porté par les ailes du vent quand il perçut une haine. Virant sur les courants de l'air, il repassa au-dessus. S'ouvrant complètement au plan des esprits, il vit les trois petites lueurs des esprits des hommes. Deux étaient dans la peur mais s'en cachaient, le troisième était rougeoyant de colère, de haine et de détermination. Il se rappela ce que Mandihi lui avait dit. La malédiction poursuivait celui qui chassait le dragon s'il n'était l'élu. Une fièvre prenait le chasseur le rendant prêt à tout pour atteindre sa proie. Ce fanatisme les rendait plus dangereux. Seule la mort pouvait les arrêter. Le dragon sourit intérieurement. Il allait leur réserver un accueil digne de leur folie.

Mlaqui descendait avec peine. Heureusement des lianes récupérées dans un hallier voisin lui facilitaient le parcours. Si l'une d'elles cassaient, il ferait un grand saut. Il préféra ne pas y penser. Il n'avait pas le choix. Les intrus passeraient forcément dans la gorge en bas, c'est là qu'il aurait le plus de chance de dresser l'embuscade. Sa position de Konsyli lui imposait d'ouvrir la marche. Il aimait bien cela. Le fond de la gorge était tapissé d'un taillis touffus, au milieu la rivière faisait un lac. La lumière du soleil n'arrivait pas encore jusque là. Elle ne touchait l'eau qu'en plein midi l'été. Mlaqui pensa que l'attente serait éprouvante dans le froid et l'humidité. Il se dépêchait pourtant. La pluie n'allait pas tarder compliquant la descente de ses compagnons. Arrivé en bas, il sécurisa la zone d'arrivée en écartant des branches, en essayant de ne pas les casser pour ne pas laisser de signe de son passage. Il siffla en modulant un code de sécurité pour ses compagnons. Une chute de graviers lui signala le départ d'un de ses hommes. Laissant la liane bien accrochée, il partit en reconnaissance. Les traces animales conduisaient vers le lac. Il suivit les passages. Arrivé près du lac, il s'approcha du déversoir. L'eau y était rapide, froide mais peu profonde. La traversée pourrait se faire sans trop de difficulté.
- Un morceau de liane sera le bienvenu, pensa-t-il tout haut.
- Je le pense aussi.
Mlaqui sursauta en entendant cette voix. Il se retourna en dégainant. Devant lui, se tenait une série de dents toutes plus impressionnantes les unes que les autres.
Il rengaina en mettant genou à terre.
- Je te salue, Seigneur Dragon.
- Je te salue, être debout Mlaqui, toi qui sais si bien soigner les dragons.
La tête du dragon dépassait de l'eau, surplombant l'homme. Mlaqui fut impressionné, il avait encore grandi. Il était maintenant d'un rouge soutenu. Si les écailles étaient encore fines, elles étaient déjà largement assez résistantes pour faire face à un homme seul fut-il enragé.
- Toi et les tiens ne devriez pas rester ici.
- Nous sommes venus t'aider, Seigneur Dragon. Un homme en veut à ta vie.
- J'ai senti sa présence. J'ai aussi senti la vôtre. Vois-tu la trace derrière toi, être debout Mlaqui?
Celui-ci se retourna pour regarder.
- Toi et les tiens allez la suivre. Vous arriverez au pied de la montagne. Là il y a une grotte. Reposez-vous.
- Bien, Seigneur Dragon.
Mlaqui siffla pour donner ses ordres à ses hommes. Bientôt, il en vit arriver un, puis deux. Il se retourna vers l'étendue d'eau. Il n'y avait plus rien. Dans la pénombre du fond de la gorge, on ne distinguait rien dans cette eau sombre aux reflets rouges. Il sourit et quand tous furent là, il les entraîna vers la grotte dont lui avait parlé le dragon.

Les deux hommes étaient épuisés à courir derrière Jianme. Il s'était réveillé il y a deux jours en disant :
- Bon ça suffit de perdre du temps. On va par où?
Torétaro lui avait indiqué la direction.
- Alors on y va tout droit, avait-il ajouté en prenant ses affaires sans attendre que ses compagnons soient prêts.
Depuis, ils couraient derrière lui, sans pause, presque sans dormir. Jianme n'écoutait plus rien. Torétaro avait bien essayé de lui dire qu'on s'était éloigné de la ligne droite, et même qu'on tournait en rond, il n'écoutait plus. Il voulait tuer le dragon et le plus tôt serait le mieux. Alors qu'ils pensaient qu'ils allaient s'écrouler de fatigue à chaque pas, ils virent Jianme s'effondrer sur le sol. Comme il ne bougeait plus, ils s'approchèrent. Il était tombé d'épuisement et son casque avait heurté une racine. Schtenkel vérifia qu'il respirait. Les deux hommes s'assirent et reprirent souffle.
- On est loin?
- Il nous a fait tourner en rond. Nous sommes perdus. Il faudra que je remonte sur un arbre pour retrouver la direction.
- En attendant qu'il se réveille, reposons-nous. Deux jours à courir, je n'en peux plus.
Le matin trouva les trois hommes endormis. La lumière du soleil réveilla Torétaro. Il regarda un instant les deux autres hommes qui dormaient. Il se leva en silence. Sans bruit, il s'éloigna.
Schtenkel se réveilla en entendant crier un oiseau. S'il vit tout de suite Jianme, il ne trouva aucune trace de Torétaro. Il jura entre ses dents. Ce salaud était parti avec les provisions. Il alla jeter un coup d'œil à Jianme. Celui-ci n'avait pas bougé. Tout équipé, il était tombé, tout équipé, il dormait, seul son casque reposait à côté de lui. Et s'il ne se réveillait pas? Schtenkel eut un moment de panique. Il secoua Jianme qui grogna.
- Debout, mon lieutenant, il faut y aller.
Jianme jeta un regard torve sur Schtenkel. Puis un éclair de compréhension sembla passer dans ses yeux.
- Je dors depuis combien de temps?
- Une journée, mon lieutenant.
- Alors ne perdons pas de temps, allons-y.
Jianme se leva péniblement. Schtenkel le soutint.
- Votre tête a tapé sur une branche quand vous êtes tombé.
- Où est le guide?
- Il a dû partir en reconnaissance. Il n'était pas là quand je me suis réveillé.
- Tu veux dire qu'il a fui, le lâche ! La gorge doit être vers le soleil couchant, allons-y.
Les deux hommes se mirent en marche. La pluie se mit à tomber. La forêt était touffue dans cette partie. De nombreux arbres tombés, de lianes et de ronciers gênaient la progression. Quand le crépuscule arriva, ils commençaient à désespérer d'arriver à la gorge. La pluie avait diminué d'intensité mais persistait. Les deux hommes marchaient la tête basse, complètement détrempés. Ils n'avaient rien mangé depuis deux jours.
- La pluie ne va pas nous lâcher, marchons tant que nous pouvons.
Dans la nuit presque noire, Schtenkel glissa. Jianme entendant son cri, s'arrêta net. Il appela son compagnon. Il n'eut pas de réponse. On ne voyait plus rien. Il tâta le chemin avec son pied. Il fit un pas, puis un deuxième, au troisième, il glissa dans la boue. La chute fut rude. Il se mit à glisser dans une espèce de toboggan naturel. Des branches le fouettaient au passage. Heureusement, son armure le protégeait. Sa tête heurta quelque chose. Il perdit connaissance.

Schtenkel se sentit tiré. Il reprit conscience, il avait froid, il avait mal. Ouvrant les yeux, il vit d'abord le vert des arbres. Il entendit quelqu'un jurer. Il se mit à grelotter.
- Tu pourrais faire un effort !
En entendant cette voix, son cerveau se remis en marche. Il se rappela la nuit, la glissade, le choc. Il poussa avec ses pieds. Il prit conscience qu'il était dans la boue et quelqu'un le tirait par les aisselles. Après un dernier effort, ils roulèrent l'un sur l'autre. En se dégageant, Schtenkel reconnut Torétaro. Trop épuisé pour réagir violemment, Schtenkel lui dit :
- Tu nous as bien lâchés!
- C'est vous qui avez fait n'importe quoi. J'ai emmené les bagages et les provisions pour ne pas nous surcharger et j'ai trouvé une route simple pour aller vers l'antre du dragon. Et quand je suis revenu vous aviez disparu.
- Tu aurais pu le dire !
- J'ai laissé un cairn messager, tu ne l'as pas vu?
- Non, Jianme était trop pressé. D'ailleurs où est-il?
- Enfoncé dans la boue lui aussi, un peu plus loin. Il a eu de la chance, il est tombé sur le dos, sinon, il se noyait.
Se remettant péniblement debout, Schtenkel accompagna Torétaro. Ils trouvèrent Jianme comme prévu. Son casque lui retombait sur le nez. Ils le tirèrent à deux de la fange dans laquelle il baignait. Schtenkel lui enleva son casque, vérifia qu'il respirait et se tourna vers Torétaro.
- Tu as une couverture?
- Comme les vôtres, trempée.
- On peut faire du feu ? Ou c'est trop dangereux ?
- Vous avez atteint la vallée du dragon loin en amont. Le vent nous est favorable. Je pense qu'on peut essayer.
Après de multiples essais, ils eurent la chance de trouver du bois flotté échoué depuis longtemps sous un auvent de pierre creusé par la rivière. Sur un sol de sable, ils purent enfin faire démarrer un feu. Ils ramenèrent Jianme à côté. Schtenkel s'était rincé dans la rivière et se chauffait au feu en faisant sécher ses affaires. Heureusement, l'air n'était pas trop froid. Ils dévêtirent Jianme pour le réchauffer aussi. Les couvertures, bien que mouillées, avaient été utilisées pour faire des cloisons pour couper le vent.
A force d'alimenter le feu pour qu'il ne fume pas trop, il commença à faire chaud dans l'espace ainsi préservé. Schtenkel cessa de trembler quand il eut mangé. Torétaro avait même réussi à attraper du poisson.
Jianme grogna. Ses compagnons l'avaient recouvert de sable sec qu'ils avaient de surcroît chauffé avec les pierres du foyer.
- Où suis-je ?
- Tout va bien, mon lieutenant. Nous avons fait une chute mais tout va bien.
Il posa des yeux chargés d'incompréhension sur les deux hommes.
- Schtenkel, qu'est-ce qui s'est passé?
- Pendant que Torétaro cherchait une piste, nous nous sommes égarés. Je suis tombé et vous m'avez suivi dans un cours d'eau mineur qui se jette dans la rivière. Cela a fait comme un toboggan. Heureusement, Torétaro nous a retrouvés.
- Le dragon ?
- Pas de nouvelle, mon lieutenant.
- On va se reposer un peu et puis on ira le tuer.
Jianme se rallongea et s'endormit.
Les deux hommes se regardèrent et haussèrent les épaules.
- Repose-toi, je vais aller chasser. S'il va bien nous repartirons demain.

Le jour se leva en haut. Dans le fond de la gorge, la lumière ne pénétrait pas beaucoup. Le feu était braise mais une douce chaleur régnait derrière les couvertures étendues.
Torétaro cuisait du poisson. Schtenkel rassemblait les affaires. Jianme s'équipait. Lentement, il mettait sa tenue de combat.
- Tu dis que nous sommes dans la vallée du dragon en amont de son antre.
- Oui, mon lieutenant, répondit Torétaro. Une demi-journée de marche tout au plus.
- Nous partirons dès que nous aurons le ventre plein. Il ne faut pas que je refasse les erreurs des jours passés.
Schtenkel et Torétaro s’entre-regardèrent. Si le discours était plus sensé, il était prononcé par un homme au regard fou. Il leur laissa quand même le temps de plier les affaires. La pluie avait cessé mais le vent restait violent. Ils se mirent en route. Torétaro ouvrait la marche et portait les bagages avec Schtenkel. Jianme l'arme au point suivait. La progression fut aisée jusqu'au moment où la gorge se resserra. Il n'y eut bientôt plus de place pour marcher hors de l'eau. Torétaro fit une reconnaissance. Il fit passer les bagages en les portant à bout de bras. Pendant ce temps, Schtenkel aidait Jianme à se déshabiller. Ce dernier avait bien essayé de passer comme cela mais il avait failli se noyer. Emporté par le poids de son armure, il aurait coulé sans l'aide de Schtenkel. Arrivé à l'extrémité du passage, il s'arrêta. Il y avait un petit déversoir finissant dans une vasque. Mais son attention fut surtout retenue par ce qu'il voyait. Immense et gigantesque, l'antre du dragon s'ouvrait là-bas, droit devant lui. Il faillit se mettre à courir. Torétaro le retint.
- Non, mon lieutenant. Si vous tombez maintenant, vous ne pourrez plus combattre. Nous serons au pied de son antre vers le milieu de l'après-midi.
Torétaro installa une liane pour aider les deux autres à descendre. Après la vasque inférieure, il était de nouveau possible de marcher à côté de l'eau. Jianme se rééquipa. Il marchait le bouclier dans une main et l'épée dans l'autre. Il avait pris la tête du convoi. Torétaro se tenait juste derrière lui pour le guider. Ils eurent une alerte en voyant le dragon voler vers sa caverne. Les trois hommes se cachèrent sous des buissons.
- Nous a-t-il vus?
- Je ne crois pas, dit Torétaro. Nous avons été rapides et il semblait rentrer dans son antre.
Jianme risqua un coup d'œil hors du buisson. Le ciel était libre de toute présence. Il se remit en marche bientôt rejoint par les deux autres. Il marchait plutôt lentement, ne quittant pas l'ouverture de la caverne des yeux. Ils ne virent pas le dragon.
La vallée s'élargissait en changeant de direction. La grotte du dragon s'ouvrait dans ce tournant au beau milieu d'une paroi rocheuse de quelques centaines de pas de haut. L'espace dégagé devant permettait au dragon de manœuvrer pour entrer et sortir.
- Bon choix, pensa Torétaro en regardant la région. Le fond de la vallée était occupé par un bois. Il pensa que cela faciliterait leur progression. Sous les arbres, ils ne seraient pas visibles. Toujours à l'affût d'un mouvement, ils commencèrent leur descente. L'approche se passait bien. La rivière coulait au milieu du bois. Ils en suivaient le cours. Un peu plus de mille pas plus loin, ils arrivèrent à une lisière. Ils s'approchèrent doucement. Un rocher obstruait le cours d'eau qui en faisait le tour. L'eau glissait sur la surface de la pierre lui donnant des reflets aux multiples couleurs pour rejoindre un lac. L'endroit respirait le calme. Les arbres faisaient comme un écrin autour de l'eau couverte de petites lentilles vertes. Aucune vague, aucune ride n'en troublait la surface. Seuls quelques arbres tombés en brisaient la régularité. Torétaro sentait Jianme impatient derrière.
- Alors ? demanda celui-ci.
- A priori tout est calme. Nous sommes presque sous l'entrée de la grotte. Après le lac, il faudra se rapprocher de la paroi. Je pense qu'il y a un chemin possible pour l'atteindre. Je crains qu'il ne soit à découvert. Il faudra peut-être attendre la nuit.
- Vous pourriez parler plus bas, chuchota Schtenkel. Être aussi près du dragon me panique.
Jianme haussa les épaules, affermit sa main sur la garde de son épée et commença à descendre pour rejoindre le bord du lac.
De près les berges étaient plus encombrées que ce que l'on devinait de loin. Ils enjambaient ou se glissaient sous de multiples branches, ou troncs qui s'entremêlaient. Arrivés au bout du lac, ils virent une petite plage où les animaux devaient venir boire vu le nombre de traces dans la boue. Jianme vit qu'un tronc couché traversait opportunément pour ne pas s'enfoncer dans la boue. Tel un équilibriste, il s'y engagea.
Il atteignait la houppe de l'arbre. Les branches partaient un peu dans tous les sens. Jianme posa la main sur le bois à sa portée et chercha des yeux le meilleur chemin. Sur sa droite, il partait vers un roncier, devant lui, plusieurs branches barraient le passage et nécessitaient des acrobaties pour passer et à gauche, on se retrouvait au-dessus de l'eau. C'est alors qu'il regardait dans cette direction qu'il vit les lentilles d'eau remuer. Un rocher rouge apparut, bientôt accompagné de deux disques dorés, puis émergèrent des dents.
- Bonjour, petit homme. Je crois que tu voulais me voir.
Jianme contempla la tête du dragon. Elle avait la taille d'un jeune tracks. Elle continuait à s'élever pour culminer plusieurs pieds au-dessus de lui. Jianme n'était pas à main. Il se tenait à une branche de la main gauche et avait son épée dans la droite, alors que le dragon était à gauche. Il regarda le cou. Il y avait là la plaque sensible. Il en était sûr. Il n'aurait droit qu'à un essai. Il calcula. Quatre ou cinq pas pour atteindre le bout de la branche qui surplombait l'eau, puis l'attaque. C'était serré mais jouable.
- Bonjour, dragon. Mon roi trouve que tu lui voles beaucoup d'or.
- Lui-même ne le vole-t-il pas au cours de ses combats?
- Le roi est le roi. C'est son droit, reprit Jianme en pivotant.
- Et qui fixe ce droit, si ce n'est le roi ?
- Non, les règles sont plus anciennes que lui. Elles viennent des rois qui l'ont précédé.
Jianme avait fait un pas vers le dragon.
- Alors ce sont des règles de rois pour des rois. En quoi s'appliquent-elles à moi ?
- Le roi Yas gouverne ce monde et cette région. Tu voles son bien.
Un pas supplémentaire, il ne lui en restait plus que deux avant de pouvoir frapper. Le dragon ne bougeait pas. Jianme sentit son cœur accélérer.
- Les dragons ont besoin d'or. C'est leur loi. Je ne suis pas roi, les règles des rois ne sont pas faites pour les dragons. Je ne crois pas que je vais lui rendre quoi que ce soit.
- Je suis venu seul avec mes guides pour négocier mais d'autres pourraient venir en nombre pour reprendre ce qui est au roi.
Jianme avança encore une fois le pied et transféra son poids pour préparer son attaque.
Le craquement fut sinistre. Schtenkel et Torétaro assistèrent impuissants à la chute de Jianme. La branche avait cassé sous son poids. Il lâcha son arme dans la chute mais ne put se raccrocher aux branches. Il y eut un plaouffff et puis le silence. Il ne resta qu'un rond clair dans les lentilles d'eau que les trois protagonistes restants regardèrent un moment.
La tête du dragon se tourna vers eux.
- Vous avez de la chance, petits hommes.
Les deux hommes n'osaient plus bouger. Les prunelles jaunes qui les fixaient, les hypnotisaient.
- Je te reconnais, petit homme à la doublure d'or, te revoilà sur mon chemin. L'être debout qui voit les esprits, m'a demandé de t'épargner. Ton destin n'est pas fini. Nous nous reverrons. Et toi petit homme qui lit la terre, ton combat n'est pas le combat de ce roi qui veut des règles de roi. Si je te revois, tu n'auras pas un meilleur sort que le petit homme qui n'a pas flotté.
Le dragon bondit hors du lac et de toute la puissance de ses ailes, il prit son envol. Sous le souffle, les deux hommes se retrouvèrent assis. Ils regardèrent le ciel où le dragon rapetissait et s'entre regardèrent. Ils étaient vivants. ILS ÉTAIENT VIVANTS.
Ils éclatèrent d'un rire nerveux. C'était fini. Soulagés, ils se relevèrent. Il ne restait plus qu'à rentrer.
Torétaro plaqua Schtenkel qui eut un regard étonné.
- Flèche, cria-t-il.
Le bruit mat d'un trait qui se plantait dans l'arbre retentit au-dessus d'eux. Ils virent de l'autre côté du lac des guerriers du froid. Torétaro et Schtenkel prirent la fuite vers l'intérieur du bois.

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